Go Top

Coronavirus, Easyjet et la femme de ménage

Jeudi 09.04.2020

Commentaire de Véréna Keller, 68 ans, vice-présidente d’AvenirSocial, professeure honoraire de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne [1]


La crise du Coronavirus, comme toutes les crises, révèle voire exacerbe les inégalités dans la société ; elle montre le meilleur et le pire.

Commençons par le meilleur. Les mesures de protection contre la pandémie relèvent d’une volonté inédite de protection des personnes vulnérables, donc de nous, les vieux et les vieilles, et des malades. Tout le pays s’arrête pour éviter que nous soyons contaminés et que, de la sorte, le système de santé ne puisse plus nous soigner. C’est un magnifique élan de solidarité qui met la vie humaine au centre. Cela fait chaud au cœur.

S’ajoute la solidarité privée et locale, tout aussi impressionnante. Une infinité d’individus, de groupes de voisines, d’associations et de communes offre leur aide pour faire les courses, promener les chiens ou offrir un contact régulier. Si ce bénévolat est précieux, autant pour les personnes qui reçoivent que pour celles qui donnent de l’aide, sa mise en spectacle m’agace parfois, par exemple dans les annonces de la Croix-Rouge genevoise qui s’extasie devant les bénévoles héros.

Le bénévolat a ses limites et ses profiteurs

Je pense que les héros sont ailleurs. Le bénévolat a ses limites et même ses profiteurs. Quant aux limites : organiser tant de bonnes volontés mobilise les ressources des professionnel·le·s. Tel le responsable de la restauration des HUG qui doit déployer des trésors d’organisation pour distribuer les dons de pizza, glaces et autres lapins de Pâques dans le respect des consignes d’hygiène. La situation n’est pas sans rappeler la grève des nettoyeurs aux HUG en 2011. Il fallait alors expliquer aux volontaires venus à la place des grévistes que nettoyer à l’hôpital ne s’improvisait pas mais exigeait un grand professionnalisme.

En effet, les aides bénévoles actuelles ne constituent qu’un modeste complément aux prestations d’aide octroyées par les grandes institutions publiques, notamment les HUG, l’IMAD, l’OCPA, le SPC et l’Hospice. Leurs professionnel·le·s soignent, à l’hôpital et à domicile ; ils et elles versent les rentes et aides sociales et accompagnent les personnes, de manière constante et peu visible en temps ordinaire. C’est là que je vois les héros, et plus souvent les héroïnes.

Quant aux profiteurs du bénévolat, ils sont peu discrets : Nestlé propose à tous les grands hôpitaux de Suisse de livrer des machines à expresso et des capsules. Quatre banques privées genevoises offrent les repas pendant un mois au personnel des HUG. Lindt & Sprüngli et le Groupe Mutuel versent, chacun, un million à la Chaîne du bonheur. Aides désintéressées ? J’ai mes doutes.

Rapidement et sans bureaucratie

Passons aux aspects plus problématiques que révèle cette crise. Pour venir en aide à « l’économie », des millions et des milliards tombent du ciel. On ne compte plus les cantons et les communes qui renoncent aux loyers, surtout commerciaux, et aux impôts. A ce jour, le Conseil fédéral a débloqué successivement 62 milliards. La majeure partie, 40 milliards, est destinée aux PME en manque de liquidités. Les entreprises peuvent obtenir des crédits sans intérêts, gérés par les banques et garantis par la Confédération. Ces crédits sont versés « rapidement et de manière non bureaucratique » et peuvent aller jusqu’à 20 millions par crédit. Oui, 20 millions. En quelques jours, 76’000 PME ont obtenu de tels crédits pour un montant moyen de 188'000 francs. Les banques se félicitent d’accorder ces crédits en 10 minutes. Remplir le formulaire de demande ne nécessite pas plus de temps. Et Ueli Maurer de rire : cela fait un crédit toutes les 4 secondes !

Une autre partie de ces milliards permettra d’indemniser les salarié·e·s via les assurances chômage (chômage partiel) et perte de gain dont les conditions d’accès sont étendues et simplifiées. Et enfin, certaines pertes des secteurs culturels et sportifs peuvent être compensées.

Easyjet, Swiss, la Société vaudoise de médecine, la presse, Gastrosuisse et de nombreuses autres associations patronales revendiquent ces aides publiques.

On croit rêver. Les personnes qui ont sollicité des prestations complémentaires à l’AVS : combien de papiers faut-il présenter, combien de temps faut-il attendre pour obtenir une décision, pour quel montant mensuel ? Quant aux personnes qui se retrouvent sans ressources suite à la crise du Coronavirus et qui s’adressent aux services d’aide sociale : sont-elles aidées « rapidement et de manière non bureaucratique » ? Tout ce que l’on lit, par exemple sur le site de l’Hospice général à Genève, se résume ainsi: aucun paiement ne sera bloqué, même à cause de documents manquants ; les prestations seront délivrées dans les délais habituels ; les nouvelles demandes d’indépendants nécessitent de longs entretiens.

Décidément, il y a deux poids deux mesures. A la différence des petits, demandeurs de PC ou de prestations d’aide sociale, les grands, les entreprises, reçoivent des crédits à hauteur de centaines de milliers de francs et sans contrepartie. Quand tout allait bien, ces milieux ont-ils payé leurs impôts et leurs charges sociales ? Ont-ils payé correctement leurs salarié·e·s ? Vont-ils renoncer à distribuer des dividendes et autres gratifications ?

Tout cela est très instructif. Aujourd’hui, sans gêne ni honte, les milieux patronaux et la droite politique se rappellent l’État et revendiquent, et obtiennent, des aides publiques importantes, alors que, avant la crise, selon eux, il n’y avait pas d’argent et il fallait d’urgence réduire les prestations sociales qui rendaient les gens mous. Le service public était inefficace, inutile et trop cher. Ce sont ces mêmes milieux qui ont voulu un système de santé axé sur le profit et qui ont délocalisé la production. La crise actuelle révèle les effets de leur politique néolibérale désastreuse : les médicaments sont produits à l’étranger, les hôpitaux manquent de personnel et de lits, la recherche médicale est défaillante. Quand tout est axé sur le profit maximal immédiat, la société est démunie face à une pandémie.

Tout le monde n’est pas égal devant la crise

De plus, des pans entiers de l’économie sont totalement exclus des aides accordées : les secteurs informel, clandestin et domestique. Y travaillent de nombreuses personnes sans permis de séjour et qui se retrouvent sans aucune protection sociale, souvent employés par des particuliers peu au courant ou peu soucieux d’assumer leurs devoirs d’employeur. Leur nombre est inconnu mais important : femmes de ménage et autres employées domestiques, travailleurs et travailleuses engagées à la tâche, à l’heure ou sur appel notamment dans les secteurs agricole, du bâtiment, de l’hôtellerie et de la restauration. Ils et elles sont indispensables à l’économie.

Cette crise éclaire d’une lumière crue les mécanismes du système capitaliste. Pendant que la solidarité privée et le bénévolat sont encensés, la solidarité publique, financée par nous autres contribuables, est confisquée par les milieux (co-)responsables de l’état du monde et de sa mauvaise préparation à la présente pandémie.

Mais cela pourrait changer. Ce que la crise du Coronavirus met au jour de manière drastique pourrait raviver un autre germe, celui de la volonté de changer profondément ce système afin qu’il serve au bien commun.

[1] Cet article a été rédigé pour le journal Espaces, de l’AVIVO Genève, voir cette page internet, qui ne peut pas le publier tout de suite et qui a donné l’autorisation à la revue REISO de le mettre en ligne.

L'affiche de la semaine

Dernier article

Un cadre approprié sur la voie de l'autonomie
Lundi 22.04.2024
Par Marie-Thérèse Hofer, Beatrice Knecht Krüger et Natascha Marty
Le passage vers la vie d'adulte s’avère exigeant pour les jeunes qui grandissent en institution ou en famille d'accueil. Pour leur offrir l’égalité des chances et des droits avec leurs pair·es, des adaptations structurelles sont nécessaires.