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L’évolution du langage, un élément essentiel à l’égalité

Mardi 13.12.2022

Co-auteur du livre Le cerveau pense-t-il au masculin ?, Pascal Gygax s'applique à démontrer au quotidien en quoi l'utilisation du langage inclusif et épicène n'a rien de futile, et contribue à une meilleure égalité des genres. Interview.

S'il déchaîne les passions et que d'aucuns n'y voient aucun intérêt, le langage épicène et inclusif s'inscrit pourtant comme un outil essentiel à une meilleure égalité sociale. Psycholinguiste et psychologue cognitif à l'Université de Fribourg, Pascal Gygax détaille en quoi l'utilisation d'un « masculin générique » pose des problèmes au cerveau humain en termes de représentativité des genres.

pascal gygax langage inclusif epicene travail social 170Pascal Gygax, psycholinguiste © P.G.

(REISO) Avant de commencer, mettons-nous d’accord : quelle sont vos définitions du langage épicène et inclusif ?

(Pascal Gygax) Le langage inclusif est une expression globale qui comprend tous les outils linguistiques se détournant de l’utilisation du masculin comme valeur par défaut. Par exemple, au lieu d’écrire Les lecteurs qui lisent ce texte vont remarquer qu’il est écrit en langage inclusif, on peut choisir Vous qui lisez ce texte allez remarquer qu’il est écrit en langage inclusif (ce qu’on appelle l’adressage direct), Les personnes qui lisent ce texte vont remarquer qu’il est écrit en langage inclusif (ce qu’on appelle le langage épicène), ou encore Les lectrices et lecteurs qui lisent ce texte vont remarquer qu’il est écrit en langage inclusif (ce qu’on appelle un doublet). Ces trois formes de langage inclusif sont possibles ici. Notez, pour la petite histoire, que l’expression écriture inclusive nous vient de théologiennes protestantes nord-américaines des années 1970 qui souhaitaient proposer des reformulations plus inclusives de passages de la Bible (par ex., parler de l’enfant de Dieu au lieu du fils de Dieu). Julie Abbou a d’ailleurs écrit un article passionnant sur l’histoire de l’expression.

D’aucuns estiment que l’utilisation exclusive du masculin dans son sens dit « neutre » suffit à inclure les représentations d’autres genres que les hommes dans le langage. Pourtant, les recherches montrent que ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ?

Il faut en effet comprendre que la forme grammaticale masculine, par son ambiguïté sémantique, pose des problèmes à notre cerveau. La forme masculine est ambiguë, car elle peut vouloir dire (1) un ou des hommes (sens dit spécifique), (2) une ou plusieurs personnes dont on ne connaît pas le genre (son sens dit neutre), (3) une femme et plusieurs hommes (un sens dit mixte, pour la forme plurielle), (4) un homme et plusieurs femmes (un autre sens dit mixte, pour la forme plurielle également) ou (5) un homme, une femme, et plusieurs personnes non binaires (encore un autre sens dit mixte, pour la forme plurielle également). Or notre cerveau rencontre souvent des difficultés avec n’importe quelle ambiguïté, et pour résoudre cette ambiguïté, il aura tendance à spontanément choisir le sens le plus simple et le plus fréquent, ici, masculin = homme. Pour résumer les cinquante ans de recherche sur l’interprétation du masculin, nous pouvons affirmer que la notion même d’un masculin générique, qui ne se référerait pas directement à un ou des hommes, est tout simplement incompatible avec la manière dont fonctionne le cerveau humain. Il est intéressant de constater qu’il n’existe pratiquement aucune controverse là-dessus dans les études empiriques sur le sujet. En terme sociologique, l’utilisation du masculin va donc nourrir un prisme masculin, ou androcentré, c’est-à-dire un prisme où les hommes sont constamment mis en avant et placés au centre de notre société, comme une valeur par défaut.

À la question « Le langage inclusif est-il essentiel ? », la réponse est donc simple : cela dépend de ce que vous souhaitez faire. Si sortir du prisme masculin – dans le travail social et les soins notamment, pour promouvoir une égalité entre les genres dans les pratiques – est une priorité, alors oui.

Parmi les réticences quant à l’adoption du langage inclusif, vous parlez de freins linguistiques et de freins sociétaux. Le sont-ils réellement ?

Arrêtons-nous d’abord sur l’aspect linguistique. Parmi les outils disponibles à un langage plus inclusif, nombreux sont ceux qui existent déjà en français, comme ceux déjà évoqués. Il n’y a là aucun frein linguistique. Par contre, certains outils sont nouveaux, à l’image des formes contractées (ou abrégées) des doublets, qui présentent parfois de nouvelles typographies, comme le point médian (par ex., les assistant·es social·es). On peut aimer, ou pas, ces nouvelles typographies, mais elles ne représentent qu’une petite partie de l’écriture inclusive, et ne sont pas forcément indispensables. On peut tout à fait écrire un texte en écriture inclusive sans points médians, comme le présent texte. À ce sujet, il s’agit de relever que ces formes ne sont pas si novatrices que ça, puisque le français accepte depuis longtemps l’utilisation de formes contractées ou abrégées, telles que par ex., M. et Mme Dupond, 300fr., ou le(s) verre(s). D’autres formes nouvelles se réfèrent à des notions que notre société a, jusqu’à maintenant, peiné à exprimer (et à accepter !), comme la non-binarité de genre. Ici, le français a besoin d’évoluer. Le « x » dans les formes contractées (l’assistant·e·x), ou certains néologismes (par ex., les collaborateurices) en font partie. Alpheratz [1], linguiste à la Sorbonne, a écrit un livre fascinant sur ces nouvelles possibilités lexicales, ainsi que sur des nouveautés grammaticales possibles.

Il existe effectivement un problème d’invisibilité pour toutes les personnes ne s’identifiant pas à la catégorie homme, et cela perdurera si nous continuons à asseoir notre langue sur le masculin. Maintenant, cette invisibilité se mêle à d’autres facteurs qui, ensemble, vont impacter la prise en charge de bénéficiaires de l’action sociale.

Mais justement, on trouve de nombreuses réticences à ces nouvelles formes linguistiques. Est-ce une forme d’incarnation du « c’était mieux avant » ?

En quelque sorte, oui. On entend souvent des arguments qui visent à protéger un français « pur », mais ce genre d’arguments vient souvent d’une mauvaise compréhension de l’évolution de la langue. Le français est une langue vivante, qui a toujours bougé, souvent d’ailleurs pour des raisons politiques. Par exemple, comme le montre Eliane Viennot, l’accord masculin par défaut s’impose (progressivement) car les grammairiens du 17ème siècle y voient le signal que « le mâle est plus noble que la femelle ». On entend aussi parfois que si l’Académie française ne valide pas ces nouveaux usages, ils ne devraient pas exister. Pourtant, cette institution n’a pas vraiment son mot à dire. Dans leur livre Le français est à nous !, où elles rappellent notamment la manière dont le français a toujours été politisé, Maria Candéa et Laélia Véron l’expliquent en détail. De fait, l’Académie française n’a qu’un seul mandat, celui de publier un dictionnaire des usages. Elle a essayé, en 1932, de publier une prise de position sur la grammaire française, mais a dû essuyer une vague d’indignation, tellement il y avait d’erreurs. C’est, en fait, assez normal, puisque l’Académie n’a (presque) jamais invité des spécialistes du langage. Notons également que son dernier dictionnaire date de 1935, ce qui n’est pas très récent ! Et dans sa nouvelle version annoncée pour parution prochainement, dont une partie est déjà accessible en ligne, on trouve des définitions assez anachroniques. Une ambassadrice, par exemple, n’y est (toujours) rien d’autre que la femme de l’ambassadeur…

Dans votre livre, les freins sociétaux sont notamment décortiqués dans un chapitre intitulé « Pourquoi tant de haine ? »...

Nous avons en effet intitulé ce chapitre de la sorte en référence aux nombreuses études scientifiques menées, par le passé et actuellement, sur ces freins sociétaux. En deux mots, les recherches montrent que trois facteurs semblent être déterminants dans notre rapport à l’écriture inclusive : le sexisme, le conservatisme, et la croyance dans un monde juste. Ce dernier facteur est particulièrement intéressant : il implique que certaines personnes pensent qu’il existe une sorte de force universelle et naturelle, seule responsable de la conjoncture du monde. Pour elles, l’écriture inclusive vient bouleverser ce monde juste. D’une certaine manière, ces personnes pensent que l’androcentrisme est dans l’ordre naturel des choses. On constate d’ailleurs que des partis politiques sont plus enclins à vouloir freiner toute forme d’écriture inclusive. Quelques politiciens en France ont même proposé des peines de prison pour toute personne utilisant un langage inclusif (j’imagine qu’ils pensaient au point médian, car il est écrit sur toutes les cartes d’identité françaises né(e) le, ce qui engorgerait sûrement les prisons…). Donc oui, il existe des freins sociétaux, principalement liés au conservatisme et au patriarcat, probablement. Mais comme déjà précisé, beaucoup de recherches sont encore en cours.

En étant invisible dans le langage, les femmes risquent-elles, notamment en matière de travail social ou de soins, d’être traitées ou prises en charge différemment que les hommes ?

C’est une vaste question. Ce qui est certain, c’est que le langage ne va pas à lui seul résoudre toutes les problématiques liées au travail social. De fait, aucune mesure isolée n’y parviendra. Néanmoins, il existe effectivement un problème d’invisibilité pour toutes les personnes ne s’identifiant pas à la catégorie homme, et cela perdurera si nous continuons à asseoir notre langue sur le masculin. Maintenant, cette invisibilité se mêle à d’autres facteurs qui, ensemble, vont impacter la prise en charge de bénéficiaires de l’action sociale. Comme pour bien d’autres domaines, le travail social — et de manière plus globale les politiques sociales — souffre d’androcentrisme, de stéréotypies et de rapports de pouvoir. La langue est une entrée intéressante pour réfléchir à ces questions, mais elle doit être complémentaire à beaucoup d’autres actions et réflexions.

En quoi la modification des habitudes de langage aujourd’hui, que ce soit à l’écrit et à l’oral, est-elle importante pour demain ?

On peut reformuler la question de la manière suivante : en quoi la déconstruction du prisme androcentré de notre société (dont l’histoire est très longue !) est-elle importante pour demain ? Et là, encore une fois, tout dépend de ce que l’on souhaite pour demain. Si notre intérêt porte sur une plus grande diversité des aspirations professionnelles des enfants et sur une vision plus égalitaire de toutes les catégories possibles de genre, par exemple, certaines habitudes langagières — mais pas seulement — méritent d’être modifiées, en tout cas d’être rediscutées. Ce qui est important ici, c’est que les enfants s’accommodent probablement assez facilement de différentes formes d’écriture inclusive, et même de modifications grammaticales plus inclusives et logiques. Par exemple, l’accord de proximité (le fait d’accorder au plus proche, comme dans l’expression « certaines régions et départements ») sera plus simple et plus logique pour des enfants, en tout cas plus logique que l’accord au masculin par défaut (par ex., « certains régions et départements »). Pour les filles, qui intègrent très vite que le masculin se réfère plutôt aux garçons (puisqu’on leur parle à elles au féminin), la notion du masculin qui l’emporte est quand même un peu étonnante.   

Mais encore une fois, le prisme masculin semble également satisfaire une certaine partie de la population, qui souvent ne se rend pas forcément compte des rapports de pouvoir et de la notion même de privilèges.

(Propos recueillis par Céline Rochat)

 

Pour aller plus loin

cerveau pense masculin gygax robert 170Pascal Gygax et Sandrine Zufferey, co-auteur et co-autrice du passionnant livre Le cerveau pense-t-il au masculin ? — Cerveau, langage et représentations sexistes avec Ute Gabriel viennent de participer à deux épisodes du podcast Les couilles sur la table intitulés « Masculin neutre : écriture exclusive », tout juste publié sur la plateforme Binge audio. Créé en 2017, ce programme emmené par la journaliste française Victoire Tuaillon comptabilise plus de 15 millions d'écoutes. Il vise à questionner les masculinités et ses conséquences sur la société, grâce notamment à l’intervention de scientifiques.

Ecouter l’épisode 76

Ecouter l’épisode 77

 

Bibliographie

  • Abbou, J. (2022). Inclusive Writing : Tracing the Transnational History of a French Controversy. Gender and Language
  • Alpheratz (2018). Grammaire du français inclusif. Éditions Vent solars.
  • Candea, M. & Véron, L. (2019). Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. La Découverte.
  • Gygax, P., Zufferey, S., & Gabriel, U. (2021). Le cerveau pense-t-il au masculin ? — Cerveau, langage et représentations sexistes. Éditions Le Robert.
  • Viennot, E. (2017). Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française (2e ed.). éditions iXe.

[1] Pour en savoir plus, voir son site, fascinant lui aussi https://www.alpheratz.fr/


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