Go Top

Quand l'insertion commence dans la rue

Mardi 05.03.2024

Le travail social hors murs peut-il jouer un rôle en matière d’insertion socioprofessionnelle ? Les contacts établis dans la rue permettent-ils un accompagnement efficace ? Exemple à Vevey.

Par Delia Guggenbühl Adam, Insertion Vaud

insertion commence rue 400© Marcino / Pixabay

Toutes les ruelles, passages et recoins de Vevey sont connus par l’équipe des travailleurs et travailleuses sociales de proximité de Ginkgo. Active dans l’insertion socioprofessionnelle depuis plus de 20 ans, cette structure de la ville compte plusieurs cordes à son arc pour soutenir les jeunes de 12 à 25 ans de la région : des activités communautaires (repas, activités sportives et socioculturelles), une permanence sociale ou des mesures d’insertion socioprofessionnelle et de prévention. Ginko recourt également au travail social hors murs (TSHM), un outil moins connu ou moins utilisé dans le domaine de l’insertion. Plus souvent en effet, les mesures d’insertion socioprofessionnelle accueillent les participant·es dans leurs locaux ou organisent des activités à l’extérieur. Mais peu d’organismes prestataires vont à la rencontre des jeunes dans la rue, en allant là où elles·ils se trouvent.

A Vevey, les trois travailleurs et travailleuses sociales de proximité se partagent dix heures de TSHM par semaine. Ces sorties dans le centre-ville, à pied uniquement, permettent de prendre la température de la ville, d’aller à la rencontre des jeunes, souvent en groupes, mais aussi seul·es parfois. Cette présence ouvre un espace de transition entre la rue et l’école, la rue et l’insertion sociale, la rue et l’insertion professionnelle.

Le rôle du TSHM est de faire de la prévention, de la médiation, de l’intervention si besoin, mais pas de se substituer à la police. « On est un peu comme des super citoyens », explique Nicolas, l’un des trois membres de l’équipe. « Mais on ne fait rien d’extraordinaire, on déambule dans la rue, on sent ce qui se passe, on intervient si besoin, comme le ferait normalement tout bon citoyen. » Ginkgo a développé une très bonne collaboration avec l’école, d’autres acteurs du réseau, mais aussi avec la police veveysane, qui les appelle parfois pour des situations où le travail social peut jouer un rôle avant une intervention policière. En revanche, si cela dégénère, ce sont les forces de l’ordre qui interviennent, pas eux. L’équipe n’est pas là non plus pour agir sur tous les problèmes qu’il peut y avoir dans la ville, par exemple le deal de rue ou les tags.

Le ressenti, un outil essentiel

Concernant leur manière de travailler, « il n’y a pas de recette miracle, il y a plusieurs styles et on fait beaucoup en fonction du feeling du moment. Parfois, on va plus au contact, parfois on est plus en retrait, plus en observation. Il y a plusieurs manières de faire qui dépendent aussi du contexte, par exemple s’il fait jour ou nuit », relate Cédric, un autre TSHM de la structure. Le contact avec les jeunes est adapté au cas par cas et le ressenti a son importance également. « Parfois, on se plante aussi », ajoute Nicolas. A Ginkgo, l’approche est généralement plutôt discrète, quelques fois un simple bonjour ou un signe de tête suffit.

La force de leur dispositif réside dans le volet insertion qui complète le travail social hors murs, car « de nombreuses personnes sont perdues pour l’insertion professionnelle, elles n’ont pas les codes », estime Nicolas. Aborder les jeunes marginalisé·es dans la rue et leur proposer d’emblée la participation à une mesure d’insertion est trop brutal. La technique des TSHM consiste d’abord à se faire connaître, établir un dialogue, montrer qu’elles·ils sont là en cas de besoin et informer les jeunes qu’elles·ils peuvent passer à Ginkgo.

La création d’un lien de confiance prend parfois du temps, c’est un travail de longue haleine. Un argument qui marche bien, « le produit d’appel », comme le nomme l’équipe, consiste à proposer uniquement une aide pour un CV et une lettre de motivation. Ce soutien n’est pas stigmatisant, tout le monde pouvant avoir besoin d’aide pour préparer un dossier de postulation. Si la ou le jeune vient jusque dans les locaux, les travailleurs et travailleuses sociales peuvent ensuite proposer, en fonction des besoins, un accompagnement plus complet pour la recherche d’un stage, d’un apprentissage ou d’un emploi, ou une aide pour d’autres problématiques.

Le sur-mesure permet de s’adapter à chaque situation. Les suivis des jeunes sont variables, certaines personnes viennent juste une fois ou deux, alors que d’autres fréquentent la structure durant une dizaine d’années, de l’école jusqu’à l’entrée dans une vie d’adulte stabilisée. Le bouche-à-oreille fonctionne très bien dans la petite ville de Vevey, la plupart des jeunes connaissent Ginkgo, qui voit défiler des fratries entières. Savoir que l’on peut passer à la permanence sociale pour demander une aide ou un conseil est rassurant.

Le profil des jeunes

L’équipe constate une grande disparité des profils des jeunes qu’elle côtoie dans la rue. Tout le spectre est représenté : des jeunes inséré·es qui se retrouvent simplement après le travail mais qui dérangent le quartier, jusqu’aux jeunes qui cumulent de multiples problématiques (problèmes de comportement, d’addictions, familiaux, etc.). Ils et elles rencontrent aussi les personnes qui arrivent d’autres pays et qui ont besoin avant tout de socialisation. L’augmentation de la solitude et de la dépression est un constat partagé par l’ensemble de l’équipe. Nicolas émet l’hypothèse que l’origine se trouve en grande partie dans le smartphone et les réseaux sociaux. L’équipe note qu’avec l’arrivée de ces technologies, les jeunes discutent moins ensemble, se retrouvent moins « entre potes » et restent plus souvent isolé·es chez eux. Les réseaux sociaux ont tendance à faire penser que la vie des autres est bien plus intéressante et plus fun.

Pour contrer cette tendance à l’isolement, Marco Pavarini, responsable de la structure depuis 2008, explique que l’équipe propose des animations de groupe pour les jeunes, comme une après-midi sportive, un atelier philosophie ou une matinée de travail sur des projets. « Ça prend bien », ajoute Marco. Le groupe permet de prendre conscience qu’on n’est pas tout·e seul·e avec ses galères, et il se crée de belles synergies entre les jeunes. Nicolas donne l’exemple d’une récente sortie au Salon des métiers. « Plusieurs jeunes ont râlé qu’ils connaissaient déjà, mais ils sont quand même venus ». Sur place, l’effet du groupe aidant, certain·es qui se montraient réticent·es se sont mis·es à s’intéresser à des métiers et à faire des tests d’aptitude. D’autres conseillaient leurs camarades sur les métiers dans lesquels ils les verraient bien évoluer.

Un accès plus difficile aux filles

Les travailleurs et travailleuses sociales de proximité constatent depuis longtemps qu’il y a très peu de filles dans l’espace public, territoire majoritairement occupé par les garçons. Parfois, elles·ils rencontrent des groupes de filles qui font la fête et boivent de l’alcool, mais c’est rare. Il s’avère donc plus difficile pour les TSHM d’entrer en contact avec des filles qui auraient besoin d’une main tendue. Heureusement, grâce à l’efficacité du bouche-à-oreille, c’est plutôt elles qui rejoignent les locaux, parfois directement ou parfois avec le prétexte d’accompagner quelqu’un·e. Chez elles, selon les cas, les problématiques peuvent être lourdes et pas forcément abordées spontanément.

Une immersion dans le TSHM

En cette fin de journée de novembre 2023, la température avoisine le zéro degré et une petite bise gèle le visage de Nicolas dans la nuit tombante. Le TSHM débute son tour dans les rues de Vevey, tout semble calme. Il rencontre néanmoins un groupe de quatre jeunes hommes d’environ 15 à 17 ans, les salue et leur parle quelques minutes pour savoir comment ils vont et s’ils n’ont pas trop froid. Un des jeunes est venu le jour-même à la permanence pour des démarches d’insertion professionnelle et ne reconnait pas tout de suite le travailleur social sous son bonnet. Pas de souci pour ces jeunes qui discutent tranquillement.

Nicolas poursuit son chemin, déambule par différents endroits et recoins appréciés des groupes de jeunes où les situations s’échauffent parfois. Fort de ses quinze années d’expérience professionnelle dans ce poste, le travailleur social connait Vevey comme sa poche et a rarement besoin de se présenter : les jeunes savent qui il est. Selon lui, une expérience d’au moins trois ans est nécessaire pour se faire connaître auprès de cette population et pour acquérir leur confiance. L’expérience acquise au fil des ans permet aussi de trouver la bonne distance à avoir avec les personnes rencontrées, de savoir quelles sont les méthodes d’approche et d’intervention qui fonctionnent le mieux et de sentir si une situation peut devenir dangereuse. Nicolas estime que le TSHM est une vocation.

Une approche proactive qui fonctionne

La grande force du travail social hors murs réside dans la prévention. Cette proactivité permet d’entrer en contact avec des jeunes parfois même avant que leur situation personnelle ne dégénère et qu’une marginalisation ne s’opère. Des solutions sur mesure leur sont proposées afin qu’elles·ils aient la chance de prendre le train en marche, de retrouver une confiance en elles/eux-mêmes et de réaliser leur potentiel.

Les récompenses pour l’équipe des TSHM ? Recroiser au hasard d’ancien·nes participant·es, devenu·es des adultes bien dans leurs baskets, poussant parfois une poussette, avec le sentiment de se donner des nouvelles d’égal·e à égal·e.


 

Lire également :

L'affiche de la semaine

Dernier article

Prescrire du mouvement contre la sédentarité
Lundi 16.12.2024
Par Camille Greppin-Bécherraz
Dans le canton de Vaud, le projet «Pas à Pas+» démontre l’efficacité d’une collaboration interprofessionnelle santé-social pour remettre en mouvement des personnes sédentaires, avec des résultats probants après quatre ans.