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Appartenances fête cette année 25 ans d’interprétariat communautaire. Cet anniversaire rappelle combien ce service est devenu essentiel à l’intégration des migrant·e·s et au bien vivre ensemble dans la société contemporaine.
Propos recueillis par Céline Rochat
Comprendre un diagnostic médical transmis en français ou saisir quels documents apporter à son assistant·e social·e lorsque l’on parle tigrigna, tagalog, lingala ou azéri ne va pas de soi. Si, au milieu des années 90, l’interprétariat communautaire était proposé par Appartenances pour les consultations psychothérapeutiques à l’interne de l’association, la discipline a rapidement pris son essor. Depuis 25 ans maintenant, Appartenances s’engage pour l’interprétariat communautaire afin de garantir l’égalité des chances de chacun·e dans la société. Responsable du secteur Interprétariat communautaire, Isabelle Fierro fait le point.
(REISO) L’interprétariat communautaire est une pratique utilisée dans le canton de Vaud depuis 25 ans, grâce à Appartenances. Les défis d’aujourd’hui sont-ils les mêmes que ceux d’hier ?
(Isabelle Fierro) D’énormes avancées ont eu lieu en 25 ans, notamment en matière de reconnaissance. Il est maintenant largement admis que les professionnel·les des domaines de la santé, du social ou de l’éducation ne pourraient pas faire correctement leur travail, en incluant tout type de population, sans la présence des interprètes communautaires. Si l’interprétariat n’est pas un droit inscrit dans la loi, il est désormais cité et intégré à de nombreuses politiques publiques. Il y a une vingtaine d’années, pas une seule institution dans le canton de Vaud n’avait une ligne budgétaire dédiée à l’interprétariat communautaire (IC). Aujourd’hui, rares sont celles qui n’en ont pas.
En quoi la mise sur pied, puis le développement de la formation d’IC ont-ils été essentiels au développement de cette activité professionnelle dans la société ?
En 1999, la création de l’association suisse pour l’interprétariat communautaire INTERPRET a marqué un grand avancement dans la professionnalisation de cette activité, notamment avec le développement d’un code déontologique, puis la standardisation de la formation menant, dès 2004, au certificat suisse. Cette dernière conduit aujourd’hui jusqu’au brevet fédéral.
Quelles sont les particularités de l’interprétariat communautaire par rapport à un·e interprète « ordinaire » ?
L’interprète auquel on pense d’ordinaire est l’interprète de conférence, qui traduit dans les « grandes » langues internationales. Cette personne est généralement retirée dans une cabine et porte la parole des conférencier·e·s sans intervenir, car le public a généralement le même niveau de langage et de connaissances. En revanche, les interprètes communautaires travaillent dans les services publics, au contact des un·e·s et des autres. Il s’agit d’un autre dispositif, avec d’autres défis.
Il s’agit donc, pour les interprètes communautaires, de s’assurer que les personnes présentes autour de la table se comprennent ?
Oui, les interprètes communautaires s’assurent de traduire le plus précisément possible, tout en gardant à l’esprit que les personnes migrantes ne connaissent pas forcément le système de santé ou le dispositif social suisse. Ils et elles sont tout aussi bien au service des professionnel·les qui peuvent se sentir désorienté·es face à leur client·e ou patient·e issu·e d’une autre culture. Il s’agit véritablement de porter attention aux mauvaises compréhensions possibles de part et d’autre, et de mettre en évidence un éventuel risque de malentendu. S’il ou elle sent que c’est nécessaire, il ou elle peut intervenir pour clarifier les propos ou la situation, mais toujours en traduisant l’intégralité de ce qui est échangé. Tout doit être fait de la manière la plus transparente.
Devenir interprète, c’est aussi faire face à des situations de vie difficile. Comment est-ce géré ?
Une partie de la formation apporte justement des compétences sur la gestion d’une juste proximité et d’une bonne distance. En plus, les supervisions font partie des exigences de la profession, car effectivement les interprètes communautaires font face à toute sorte de situations de vie : maladie, deuil, abus, troubles psychologiques, parcours migratoires difficiles... Et nos interprètes sont tenu·e·s à la confidentialité. Il est donc essentiel qu’ils et elles aient accès à des espaces où il est possible de partager des situations qui les ont touché·e·s.
Qui sont ces interprètes communautaires ?
À Appartenances, nous engageons presque exclusivement des personnes dont la langue maternelle est la langue d’interprétariat, et qui ont appris le français. Le fait que ces collaborateur·trices aient vécu une expérience de migration représente également une plus-value pour ce métier : cela leur apporte une sensibilité utile à affiner la compréhension de leurs différent·es interlocuteur·trices. Ayant passé par là, ils et elles savent où peuvent se situer les difficultés.
64'000 heures d’IC dispensées en 2021, contre 2'300 en 1997 et 18'000 en 2009
1996 Appartenances met sur pied la première formation structurée d’interprètes communautaires en Suisse
1’000 institutions clientes d’Appartenances
162 interprètes assurent des interprétations dans 75 langues
Mais ces personnes doivent-elles avoir une formation particulière dans leur pays ?
Quelqu’un qui était maçon·ne, bibliothécaire, chauffeur·e de taxi ou informaticien·ne peut devenir interprète communautaire en suivant la formation en Suisse. Bien entendu, disposer d’une formation initiale dans les domaines santé-social-éducation est un atout. Un niveau B2 au minimum en français au début de la formation est exigé, de même qu’une bonne capacité de réflexion et d’analyse, ainsi que des intérêts pour les thèmes de la migration et de la multiculturalité.
Quels sont les enjeux de l’interprétariat communautaire pour la société, de manière générale ?
Plus les personnes se comprennent entre elles, plus les relations sont fluides. Plus quelqu’un peut se faire comprendre, et comprendre ce que l’on attend de lui ou d’elle, plus l’intégration sera facilitée. Des études ont montré que recourir à un·e interprète permet d’éviter des coûts humains et financiers : lorsqu’une personne ne comprend pas bien sa maladie, par exemple, elle va peut-être ne pas prendre correctement sa médication, ou refuser des examens, ce qui peut potentiellement engendrer une aggravation de sa pathologie et des coûts de traitements plus importants. Dans l’accompagnement social, on risque d’enregistrer une multiplication des consultations avec différents services sociaux, parce que l’individu ne comprend pas suffisamment le dispositif ou encore quels papiers il doit transmettre. En outre, recourir à un·e interprète ne ralentit pas l’apprentissage du français, au contraire : il donne une voix dans la société et permet de vivre pleinement sa culture et celle du pays d’adoption. C’est un pilier de la participation et de l’inclusion.
Qui peut faire appel aux interprètes ?
Les professionnel·le·s de la santé, de l’action sociale et de l’éducation peuvent faire recours aux services des interprètes communautaires pour pouvoir travailler avec leur clientèle ou patientèle allophone. Les prestations sont généralement prises en charge par leurs institutions. De plus, l’État de Vaud finance l’interprétariat communautaire, quand il s’agit de prestations médicales couvertes par la LaMal, pour les personnes relevant de l’asile.
Quel rôle Appartenances a-t-elle joué dans le développement de l’IC ?
Depuis le début des années 90, l’association a contribué activement à la promotion et à la professionnalisation de l’interprétariat, en collaborant notamment avec les Offices fédéraux, l’association suisse de la branche ou encore le Bureau cantonal de l’intégration des étrangers. Appartenances est aujourd’hui encore le plus grand service d’interprétariat communautaire en Suisse et a le plus haut pourcentage d’interprètes qualifié·es.
Et demain ? À quels enjeux l’IC va-t-il devoir faire face ?
L’interprétariat communautaire doit constamment s’adapter à la situation internationale, comme nous l’avons à nouveau fait depuis le printemps en engageant des interprètes pour la langue ukrainienne. Nous devons sans cesse être réactifs et agiles car cette activité dépend également du contexte géopolitique. Néanmoins, ce domaine n’est pas extensible à l’infini, car il dépend du nombre de personnes migrantes qui ont besoin de ce service. À notre sens, il ne fait pas partie du domaine commercial, même si, depuis quelques années, nous faisons face à la concurrence d’agences privées. Pour notre part, nous menons une mission d’utilité publique, sommes sans but lucratif et rendons des comptes à l’État, chaque année. Nous sommes une organisation spécialisée dans le domaine de la migration, avec différents axes d’activités, et ce depuis 30 ans et allons poursuivre notre mission.
Un court-métrage pour fêter les 25 ans
Pour cet anniversaire, Keerthigan Sivakumar, interprète communautaire à Appartenances et réalisateur diplômé de l’ECAL, a réalisé un premier court-métrage qui vise à sensibiliser le public au rôle de l’interprète communautaire. Deux autres suivront.
Vice-versa, le film présenté lors de la soirée anniversaire du 16 juin dernier, à Lausanne, met en scène une femme et son enfant face à l’enseignant de la petite fille. Comme ils n’ont pas de langue en commun, une interprète communautaire assure la communication en français-tamoul. Une situation emblématique de celles dans lesquelles interviennent nos interprètes dans les écoles, par exemple, du canton de Vaud. « L’idée de cette réalisation est d’inverser la situation pour permettre aux gens de prendre conscience de la réalité des personnes migrantes et des professionnel·les qui travaillent avec elles », précise Isabelle Fierro.