L’émerveillement, clé de l’être au monde
Au début du XXe siècle, le poète et pédagogue indien Tagore a fondé ses actions sur la quête de l’émerveillement. En pleine crise sanitaire, sa pensée est inspirante. Cet article rassemble quelques repères et impressions sur ses enseignements.
Par Joëlle Libois, professeure et directrice de la HETS-Genève, HES-SO
Ce monde est un monde de tempêtes sauvages dompté par la musique de la beauté.
Tagore [1]
Le poète et pédagogue Rabindranath Tagore (1861-1941) est malheureusement peu connu de la communauté francophone. Il serait irréaliste de retracer son parcours et l’ensemble de son œuvre dans cet article, dès lors le choix s’est porté, en fonction de la situation de pandémie actuelle et de la redéfinition de nos choix de vie qui en découle, sur une des qualités premières de ce poète lyrique, qui est celle de l’émerveillement.
Tagore a développé une contribution originale, se voulant accessible, au travers d’expressions artistiques telles que la poésie, le chant, la peinture. Sans s’arrêter là, il a cherché à poursuivre l’engagement initié par ses aïeux, en faveur d’une société plus juste, plus solidaire, moins ségrégative, en cherchant à abolir le système de castes, en décrétant l’égalité de genres et en promulguant l’éducation aux plus démunis… [2] Pour ce faire, il a développé un projet particulièrement novateur en matière de pédagogie, incluant à l’enseignement de manière intrinsèque, la beauté et la richesse de la nature, l’expérience esthétique, la danse et le chant.
Liberté de pensée et regard avisé
Ces différents modes d’expression portés sur la beauté du monde, principalement de son Bengale natal, sont soutenus par des valeurs d’égalité, d’harmonie, de paix et de joie. Rabindranath Tagore a accordé une importance toute particulière à valoriser la culture des populations locales, rurales, au travers de leurs rituels festifs et de leurs artisanats. C’est à partir de cet ancrage holistique qu’il a engagé des idéaux universalistes, avec une formidable et puissante liberté de pensée portant un regard avisé sur les enjeux sociétaux, en créant une université internationale dispensant, au-delà des arts, des cours aussi variés que les humanités et les sciences techniques, dont celles de l’agronomie avec déjà une vision acérée sur les questions environnementales.
Son positionnement, porté par l’expérience vivante de ses aspirations, le place parmi les penseurs pragmatiques. Il est difficile de savoir exactement, au travers de ses courtes études en Angleterre, puis de ses nombreux voyages en Europe liés à l’obtention du prix Nobel de littérature en 1913, combien il fut influencé par des philosophes comme Locke, ou encore Jean-Jacques Rousseau. Homme engagé, il était en contact avec nombre de libres penseurs du début du XXe siècle, très proches de Romain Rolland, à qui il rendit visite à plusieurs reprises en Suisse et avec lequel il a entretenu une relation épistolaire fournie.
Prise de conscience et choix de vie
C’est donc une focale sur l’émerveillement et la beauté qui est présentée ici, thème évocateur dans ces temps troublés, qui engage des prises de conscience personnelles et collectives sur les enjeux de société et les différents choix de vie que cela implique.
La révélation de la beauté de la nature et l’affranchissement des contraintes scolaires stériles seront à la base des écrits et enseignements de Tagore, convaincu que la liberté intérieure de l’enfant au contact de la magnificence de la nature, est primordiale en vue d’une éducation holistique, créative, en respect de l’environnement. Plus tard, accompagnant encore son père dans un paysage désertique, il découvrira la puissance de vie immergée dans la beauté énigmatique de l’univers. Fort de nombreuses expériences d’émerveillement et de bonheur suprême, il a exploré la diversité de ce que nous enseigne la nature, propice à la rêverie, à la compréhension des choses de la vie, à la connaissance des sciences naturelles et physiques, ceci par l’expérience de ce qui fait, jour après jour, la force et l’harmonie des systèmes vivants. Ainsi, la vérité, telle que la concevaient les sages indous portés par de longues méditations, soulignait la quête de l’unité de toutes choses. Une unité accomplie par la puissance de la diversité, de la beauté engendrée par l’harmonie des différences, tel l’arc-en-ciel qui illumine le ciel par la multiplicité de ses couleurs.
Face à l’actualité des mouvements écologiques qui se réveillent sur tous les continents, en s’appuyant sur les propos de Tagore, il importe de considérer qu’au-delà des défis économiques et technologiques, l’expérience de l’enchantement parvient à transformer l’humain dans ses modes de vie et ainsi dans son rapport au monde.
Faire l’expérience de cette unité entre soi et le monde, entre son propre corps, ses ressentis et la beauté d’un environnement naturel est une pratique qui s’inscrit non seulement dans l’esprit mais bien plus durablement dans nos affects. Aujourd’hui, le changement des modes d’être face aux enjeux de l’écologie passe bien souvent par des discours culpabilisants, voire moralisateurs, qui peinent à être porteurs de modifications fondamentales, tant ces principes produisent un certain rejet malgré l’occurrence de dimensions scientifiques alarmantes, non réfutables.
Relation à soi, aux autres et au monde
Si la nécessité de transformer notre relation à soi, aux autres et à notre environnement ne fait pas l’ombre d’un doute, comment entrer positivement dans ce revirement ? Aujourd’hui, malgré les discours et alarmes médiatiques, force est de constater que les transformations sont présentes dans la conscience d’une majorité de personnes, mais que les comportements tentent mollement à se transformer et les grandes orientations économiques à se réformer.
Revenir à l’esthétique de l’émerveillement est un réel support pour faire face aux enjeux sociétaux d’aujourd’hui. Remédier aux problèmes écologiques passe par une transformation radicale des mentalités et, dès lors, des modèles financiers et politiques que nous subissons avec inquiétude, tant sur leur actualité que sur leur devenir. Nos jugements de valeur relatifs à l’environnement sont non seulement à transformer, mais surtout à expérimenter dans une dimension affective ouverte au surgissement d’un ravissement «inaliénable». Le ressenti et l’émotionnel sont des facteurs clés de l’humanité et de puissants leviers pour s’affranchir de discours culpabilisants qui peinent à modifier les comportements.
De nos jours, l’acte de présence au monde et à soi s’est converti en «acte de pouvoir» par la capitalisation de biens matériels et, parallèlement, par la possibilité d’agir et d’être déterminant sur la vie d’autrui. Il n’est pas dans le propos de cet article de chercher à donner une quelconque valeur morale à cela, mais de poser l’hypothèse que la part de présence à soi est devenue insignifiante du fait de la difficulté abyssale à envisager une nouvelle manière d’être au monde. Intégrer la part sensible à la dimension réflexive de manière équilibrée revient alors à trouver des formes d’attention qui s’attachent à la beauté intrinsèque des objets et de la nature et qui donnent sens à la vie.
Dépassement de soi et plénitude
Le désir de posséder s’étiole face à l’expérience de la jouissance d’un sentiment accru d’existence. Exister non pas pour soi, non pas en dévotion pour autrui, mais en harmonie, en contentement, en joie, en plénitude avec ce qui fait émotion esthétique. Un désir de dépassement de soi qui s’assouvit dans une présence créatrice.
La plénitude et la joie qui s’en dégagent développent une qualité intuitive de ressourcement, de vie intérieure, qui surpasse les plaisirs d’acquisitions matérielles. Certes, une qualité de vie reste nécessaire pour remplir ses besoins premiers, tels la nourriture, un toit, des soins accessibles, une sécurité suffisante pour vivre dans la confiance et une éducation active pour tenir ces éléments comme base essentielle au développement humain. Les sentiments de tristesse, d’injustice, de colère ne peuvent être absents du rapport à la vie, ils en sont pleinement constitutifs, mais participent par leur présence à renforcer le besoin de plénitude, la recherche du beau et de sentiment d’unité.
Passer de l’éthique de la responsabilité à l’expérience esthétique de l’enchantement ou de l’émerveillement, non seulement à partir de l’art, mais surtout par la beauté et la force de la nature, constituerait une voie essentielle à la conscientisation et à la transformation des jugements de valeurs sur ce qui importe peu ou prou.
Les écrits de Tagore, que ce soient à travers ses poèmes ou ses essais plus philosophiques, offrent un grand soutien pour adopter une posture personnelle et collective ouverte à un nouveau monde, en vue d’une redéfinition des priorités de l’humain.
Le monde me parut enveloppé d’une gloire inexprimable dont les vagues de joie et de beauté se frayaient un chemin de tous côtés. Le lourd suaire de douleur qui drapait mon cœur de ses plis fut percé de part en part par la lumière de l’univers et celle-ci s’étendait partout, radieuse.
Tagore, cité par Liné, 1987, p. 49
Bibliographie
- Gens Jean-Claude, 2016/4 « De l’éthique de la responsabilité à l’éthique de l’émerveillement », Transversalité, N°139, pp65-79. DOI:10.3917/trans.139.0065.
- Liné Sylvie, 1987, Tagore Pèlerin de la lumière, Paris, Le Rocher.
- Rolland Romain, 1960, Inde Journal 1915 -1943, Paris, Albin Michel.
- Schaeffer Jean-Marie, 2015, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard.
- Tagore Rabindranath, 1964, Vers l’homme universel, Paris, Gallimard.
- Tagore Rabindranath, 1963, L’offrande lyrique, Paris, Gallimard.
[1] in Dialogues de paix, Palais des Nations, 1995, Genève. Citation en page de titre (ouvrage édité à l’occasion des 50 ans des Nations Unies).
[2] Voir le mouvement du Brahmo Samaj
Un «autre» regard bienvenu en ces temps de sortie de crise...
Merci à Joëlle !
Joël Gapany, directeur HETS-FR
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Comment citer cet article ?
Joëlle Libois, «L’émerveillement, clé de l’être au monde», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 mai 2020, https://www.reiso.org/document/5932
Merci!
Ce texte est riche et donne des pistes essentielles au quotidien... l’envie aussi de découvrir les auteurs inspirants.
Merci à Joëlle Libois, une directrice d’école centrée, affirmée, créative et sensible.
Robin Dumuid, Meyrin