Les rituels de deuil bouleversés par le Covid
La pandémie questionne nos rapports à la fin de vie, aux ritualités funéraires et au deuil. Comment vit-on ce contexte en tant que professionnel·le·s engagé·e·s dans ces champs d’intervention? Comment les pratiques se modifient-elles ?
Par Aurélie Masciulli Jung, assistante, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO), et doctorante, Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève
Alors que la pandémie en est à sa deuxième vague, il est utile de se pencher sur le vécu des personnes endeuillé·e·s pendant la première vague de ce printemps 2020. Comment ce moment a-t-il été traversé, indépendamment du fait que le virus ait été ou non la cause du décès ? Cet article se base sur une série d’entretiens réalisés en septembre et octobre 2020 avec des professionnel·le·s des pompes funèbres, des accompagnatrices spirituelles en milieu hospitalier (anciennement nommées « aumônières »), des pasteurs, une animatrice d’un groupe de parole sur le deuil et des soignant·e·s en milieu hospitalier [1].
Revenons au 16 mars 2020. Le Conseil d’État vaudois suspend les visites dans les EMS et les hôpitaux. Cette mesure sanitaire impacte directement la pratique des soignant·e·s et, selon elles et eux, le ressenti des proches qui accompagnent une personne en fin de vie en institution. Pour ces situations de fin de vie justement, des exceptions sont mises en place de manière réglementée. Via une demande formelle, les proches obtiennent une autorisation de visite, parfois que de 15 ou 30 minutes. La visite est autorisée pour une personne et une seule fois par jour. Si ces restrictions ont un fort impact dans l’accompagnement des patient·e·s en fin de vie, elles entrent aussi en contradiction avec la philosophie même des soins palliatifs.
Une double violence
Une animatrice d’un groupe de parole sur le deuil relève ainsi que les proches ont pu se rendre auprès de la personne hospitalisée, mais seulement un instant avant le décès. «Cette règle a été d’une grande violence. Les proches avaient l’impression qu’on leur arrachait leur parent·e, qu’ils et elles l’abandonnaient. Ils et elles mentionnent aussi que tout cela est survenu rapidement, sans avoir le temps de s’y préparer. Le choc a été réel et profond.» [2]
Du côté des cérémonies funéraires, le changement est tout aussi abrupt. Réglementées par les mesures sanitaires du Conseil fédéral, elles doivent se dérouler dans le cercle familial restreint et les verrées sont proscrites. Les pompes funèbres s’organisent alors pour proposer des accompagnements aux proches selon les modalités autorisées. Si certaines entreprises proposent toujours des rencontres avec les familles en présentiel (avec masque et distance physique) pour préparer les funérailles, d’autres font le choix de rencontres en visioconférence.
Le recours au numérique s’étend aussi à la cérémonie elle-même, avec un recours quasi systématique à la visioconférence en direct ou à l’enregistrement de capsules vidéos à destination des membres de la famille ou des ami·e·s proches qui ne pouvaient être présent·e·s, que ce soit en raison de la limitation du nombre de personnes imposées en présentiel ou en cas de quarantaine ou d’isolement.
Mille façons de dire au revoir
Ces adaptations donnent ainsi lieu à d’autres formes de ritualisations funéraires. Un agent de pompes funèbres explique : « Ils ne pouvaient être que cinq. Alors les gens ont développé d’autres manières de rendre hommage en étant chez eux ou en allant faire un pique-nique juste avec la famille. Certains ont par exemple allumé une bougie au moment de la crémation. Ils ont créé et inventé de nouvelles manières de faire le deuil. Je pense qu’ils se sont aussi rendu compte qu’il y avait mille façons de dire au revoir et qu’une cérémonie dans une église est une chose, mais il y a plein d’autres façons de faire. »
Selon un autre agent de pompes funèbres, l’intimité imposée lors des moments de recueillement, notamment dans les cryptes, permet de contrebalancer la difficulté éprouvée par les familles de ne pas avoir pu être présentes ou très peu pendant la fin de vie. « Les proches étaient entre eux, dans l’intimité, dans les cryptes. Ils ont pu dire au défunt ce qu’ils auraient aimé lui dire en fin de vie et dire au revoir, devant le cercueil ouvert. C’était intime mais d’une intensité rare.»
Un pasteur évoque lui aussi ces moments passés à la crypte, sur le lieu de la cérémonie ou au cimetière pendant lesquels chaque proche peut, dans un temps donné, dire au revoir. « En général, au cimetière, il n’y a que la famille très proche. Mais lors d’un service religieux, le chœur dans lequel chantait la personne décédée n’avait pas pu être présent et il a pu venir lors de la mise en terre. C'est une façon de les intégrer aussi. »
Certaines familles ont évoqué leur souhait de réaliser plus tard d’autres funérailles rassemblant un plus grand nombre de personnes. Les rites funéraires, religieux ou non, sont ainsi bel et bien présents dans cette situation particulière. Ils participent à la nécessité de remettre de l’ordre dans le désordre (Roudaut, 2012). Bien que transformés, ils ne sont pas pour autant escamotés selon le socio-anthropologue Martin Julier-Costes (OPECST, 2020). L’ensemble des propos des interviewé·e·s évoquent une reconfiguration «multi-sites» et à temporalités multiples des cérémonies funéraires lors du semi-confinement.
Épreuves et résilience
Les restrictions des droits de visite dans les situations de fin de vie et la limitation du nombre de personnes aux cérémonies funéraires posent directement la question de l’impact de ces mesures sur le processus de deuil.
Une accompagnatrice spirituelle relève ainsi que l’acceptation du décès s’est révélé plus difficile pour les endeuillé·e·s n’ayant pas pu (ou alors seulement au tout dernier moment) accompagner leur parent·e en fin de vie. Les proches ont ressenti que le règlement a certes été respecté, mais qu’il l’a été au détriment de la relation. L’accompagnatrice estime que ce moment de la fin de vie «n’est pas rattrapable après le décès». Même constat de la part d’un agent de pompes funèbres qui souligne à son tour que, pour les proches, savoir que la personne était en fin de vie et ne pas avoir pu être à leur chevet a été vécu très difficilement.
Les professionnel·le·s interviewé·e·s s’accordent en revanche à dire que, concernant les limitations aux cérémonies funéraires, l’impact sera sans doute moindre, en tout cas pour les personnes qui ont pu y participer. Même si elles et ils relèvent que les proches auraient souhaité offrir à leur défunt·e une cérémonie avec une assistance élargie, un sentiment de résilience était palpable. Un agent de pompes funèbres précise : « J’ai senti qu’il y avait une résilience qui se développait. On n’avait pas le choix. Dans le monde, on était je ne sais pas combien de millions de personnes dans ce genre de deuil particulier, d’une forme nouvelle. Ce n’était jamais arrivé auparavant. Le côté injuste a été moins fort parce qu’on savait que plein de gens étaient dans la même situation, voire des situations bien pires. »
«Deuil empêché»
Pour les personnes absentes ou à distance, le sentiment qui prédomine chez les professionnel·le·s est cependant tout autre. Pour un pasteur interviewé, «un deuil sans voir la personne, sans voir le corps, sans voir les amis, sans voir la famille est quelque chose de difficile. C’est un deuil à distance.»
Les ritualisations funéraires permettent de vivre le temps de la séparation, ce qui a été mis à mal par les mesures sanitaires édictées en mars. Pour la sociologue Gaëlle Clavandier, il ne faudrait pas pour autant dramatiser la situation à ce stade. Elle recourt au terme de « deuil empêché » (Vidard, 2020) plutôt qu’à celui de «deuil traumatique» utilisé en psychiatrie. Le recours à d’autres formes de ritualisations (pique-nique, bougie, etc.) ainsi que l’usage du numérique, à la place ou en complément à des cérémonies funéraires, répondent au moins en partie aux besoins des proches et à la nécessité de ritualiser ce temps de séparation. C’est ce qui permet d’entrer dans le deuil. Ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais elles sont plus présentes dans les discours des professionnel·le·s durant cette période.
Les professionnel·le·s évoquent que le vécu des proches pourrait être différent lors de la deuxième vague. Un agent de pompes funèbres pense que «ce printemps, tout était découverte. On était dans une espèce d’état de grâce, avec une solidarité forte. On ne voyait pas les profonds inconvénients. On acceptait ce deuil différent. Un décès durant la deuxième vague va être plus difficile.»
Bibliographie
- Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). (2 juillet 2020). Note à l’attention des membres de l’Office - Crise du funéraire en situation de Covid-19 : mort collective et rituels funéraires bouleversés. En ligne (consulté le 2 novembre 2020)
- Roudaut, K. (2012). Ceux qui restent : une sociologie du deuil. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Vidard. M. (7 mai 2020). Le virus au carré : Pratiques funéraires et deuil au temps du covid-19 [podcast audio]. France inter. En ligne (consulté le 2 novembre 2020)
[1] Ces personnes avaient été précédemment interviewé·e·s dans ma recherche de doctorat sur les dispositifs d’accompagnements professionnels (associatifs, institutionnels, indépendants) dans la transition vers le deuil et le vécu des proches endeuillé·e·s en Suisse romande
[2] Les citations orales sont légèrement adaptées par REISO pour leur transcription écrite.
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Aurélie Masciulli Jung, «Les rituels de deuil bouleversés par le Covid», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 10 décembre 2020, https://www.reiso.org/document/6740