Seniors: se sentir chez soi en logement protégé
Pour qu’ici soit chez moi : la théorie de la régulation, particulièrement éprouvée durant le semi-confinement lié à la pandémie de coronavirus, contribue à expliquer le sentiment du chez soi en logement protégé.
Par Marion Droz Mendelzweig, professeure ordinaire et Maria Grazia Bedin, professeure associée, Institut et Haute Ecole de la Santé La Source, HES-SO, Lausanne
Vieillir à domicile [1] est un désir largement partagé chez les personnes atteignant un âge avancé. Dans le canton de Vaud, les Services de la Cohésion sociale misent sur le modèle des logements protégés en alternative aux EMS. Considérant l’isolement social comme facteur de risque pour la santé des aîné·e·s, ce type de structure a pour vocation de soutenir le vieillissement à domicile.
Les locataires de tels habitats sont généralement des individus motivés par le souci d’anticiper une détérioration de leur état de santé et de conserver une place dans la communauté (Bedin, Simzac, Droz Mendelzweig). Ce sont des locataires à part entière, au sens du droit du bail : moyennant loyer et détention d’un bail à loyer, ils et elles possèdent un logement privatif. Chacun·e y dispose de l’entière autonomie d’organisation de son intérieur et de sa vie quotidienne.
Les logements protégés sont placés sous le régime d’un corpus de lois sur le logement. Celles-ci sont destinées, notamment, à la promotion du parc locatif en faveur des personnes vulnérables. Ces habitats sont reconnus « conventionnés » lorsqu’ils remplissent trois critères minimaux : l’absence de barrières d’accessibilité architecturales, un encadrement de proximité sécurisé et la présence d’espaces communautaires. L’élément charnière de l’encadrement de proximité sécurisé compris dans le forfait de location tient à la présence régulière d’un·e professionnel·le, un·e « référent·e social·e ».
Entre expérience dans le domaine social, animation et travail dans les soins en milieu gériatrique, les « référent·e·s social·e·s » des logements protégés disposent, pour la plupart, d’un profil d’animateur ou animatrice socioculturelle. Ils et elles ont pour tâche d’être attentif·ve à l’état de santé des habitant·e·s et à l’écoute de leurs besoins. À la demande et selon leur propre évaluation, ces professionnel·le·s fournissent des conseils individuels, un soutien psychosocial et une aide pour des démarches administratives. En cas de nécessité, ces personnes sont habilitées à pénétrer dans les appartements et à mobiliser les services médico-sociaux adéquats. Ce sont elles qui animent les espaces communautaires et qui assurent des activités socioculturelles destinées à renforcer les interactions entre les locataires.
Le chez-soi, concept complexe
Emménager dans une telle structure demeure néanmoins une décision difficile à prendre. Le plus souvent, cela implique un renoncement à un autre logement, où les souvenirs pèsent plus dans la balance que celui des mètres carrés abandonnés. Il s’agit de laisser derrière soi un espace familier que l’on a peut-être occupé pendant de nombreuses années, un espace gorgé d’expériences de vie, de souvenir et d’habitudes profondément incorporées. En même temps, il importe aussi de s’approprier un nouveau lieu. Que faut-il pour parvenir à « faire sien », au sens d’embodiment, ce logement jusque-là inconnu ? De quel ordre sont les transformations qui soutiennent l’appropriation de ce nouveau chez-soi ? Quels sont les éléments nécessaires pour qu’une telle chimie s’opère ?
Entre bien matériel et immatériel, le chez-soi est un concept complexe. Au-delà de l’emplacement et des surfaces habitées, il exprime avant tout un sentiment. De nombreux auteurs et autrices relèvent les composantes à la fois objectives et subjectives condensées dans ce sentiment. Conjonction d’imaginaire et d’espace matériel, il est le produit d’un subtil assemblage de dimensions relevant de l’affectif, du relationnel et du sentiment d’appartenance à l’endroit, favorisées – ou pas – par les conditions spatiales. Se sentir chez soi, c’est se sentir maître du lieu, libre d’y introduire qui l’on veut, mais aussi libre d’en refuser l’accès à celui ou celle dont on ne désire pas la présence. Pour Milligan (2009), chez soi, c’est là où l’on se sent le moins vulnérable. Attentif·ve·s aux mécanismes identitaires associés au chez-soi, certain·e·s spécialistes des études sur l’habitat le désignent comme « la mise en vitrine de soi » (Bigonnesse & Chaudhury, 2020).
Les caractéristiques du chez-soi, valables en toutes circonstances, sont particulièrement centrales s’agissant de l’habitat des aîné·e·s. En effet, plus on vieillit, plus le périmètre de mouvement tend à se restreindre alors que, de manière dialectique, le besoin de contrôle sur son espace privé croît en importance. Dans l’habitat collectif pour seniors, ceci a de particulier que les rapports entre vie quotidienne dans l’espace privatif et occupation des espaces communs sont régis par un mode de gouvernance institutionnel et ne sont pas le simple produit de modes de vie individuels.
La régulation, moteur à l’interaction sociale
Le confinement imposé en raison de la pandémie de coronavirus de mars 2020 et la brusquerie des changements que cela a entraîné est particulièrement révélateur des composantes du périmètre du chez-soi dans une telle structure sécurisée. La théorie de la régulation (Reynaud, 1997) aide à comprendre les dynamiques d’expansion et de contraction qui ont affecté ce périmètre durant cette période.
Le cadre théorique de Jean-Daniel Reynaud conçoit la régulation comme une réaction spontanée propre à tout corps social, dans une recherche permanente d’équilibre. Selon cet auteur, la réalité sociale est contraignante par nature. Être acteur social, c’est adopter des mesures de régulation. Si l’exercice des règles sociales est une condition de fonctionnement en société, dans une perspective davantage pragmatique que théorique, Reynaud s’intéresse aux vertus opératoires de celles-ci et aux effets pratiques recherchés par les acteurs et actrices sociales.
Selon lui, la régulation ne doit pas être vue comme obstacle à l’interaction sociale mais, au contraire, comme moteur de celle-ci. Procédures, règlements, arrangements formels ou informels comme les ententes tacites ou explicites, toutes sont des mesures régulatrices – de contrôle ou autonomes – qui en constituent le mode opératoire. Que ça soit par crainte de sanctions, ou par recherche d’un équilibre satisfaisant, quel qu’en soit le périmètre et le contexte, l’espace social est toujours animé par des mesures de « régulation de contrôle » (Reynaud, 1988).
Les contraintes sanitaires, loupes de la régulation
La brutalité des contraintes sanitaires suscitées par la pandémie porte un verre grossissant sur ces mouvements concomitants de « régulation de contrôle » et de « régulation autonome ». En écho aux directives sanitaires de l’Office fédéral de la santé publique, des mécanismes de régulation en cascade ont été introduits par les structures gestionnaires. Par réaction préventive comme par crainte du blâme, des mesures de régulation sont venues interrompre brutalement les modes de socialisation usuels, suspendant pour un temps tout l’avantage de l’habitat en logement protégé par rapport à un habitat ordinaire.
La consigne de distanciation sociale s’est traduite par la proscription de ce qui constitue la valeur ajoutée du logement protégé : les activités communautaires. Entre les mois de mars et de juin 2020, toutes les animations et occasions de rencontres qui marquaient la vie ordinaire de ces lieux ont été suspendues. Les repas collectifs ont été supprimés, les locaux communautaires sont restés vides, voire carrément fermés dans certaines structures.
Le principe de voisinage, si important pour l’entretien d’un réseau social de proximité, a changé sa nature. Ce n’est plus la proximité physique ou relationnelle qui en a été le fondement, ni la fonction professionnelle, mais l’âge des protagonistes. De parfait·e·s inconnu·e·s, jeunes volontaires mobilisé·e·s par les services communaux pour rendre service aux personnes âgées, sont devenus un temps des « familiers » auxquels il a fallu confier sa liste de commissions. Inversement, les « proches », membres de la famille et voisin·e·s ou ami·e·s, ont été maintenus à distance. Se croiser quelques minutes devant la boîte aux lettres s’est transformé en un acte subversif. Dans certains cas, même la référente sociale de la structure évitait de franchir le pas de porte.
Là où j'étais avant, justement, y’a personne qui venait me trouver. Tandis qu'ici on venait me voir. Et puis si j'ai besoin de quelque chose, je peux demander. Mais pendant le virus et encore maintenant, on est plus ou moins… On n’est pas enfermé, mais on voit personne. Chez moi, en tout cas depuis un mois, y’a personne qui est rentré, même la référente sociale. Elle passe, mais elle reste juste vers la porte. (M. C., 89 ans) [2]
Petits arrangements entre seniors
La parade autorégulatrice, analysée par Reynaud (1988) en termes de « régulation autonome », n’a pas tardé à se déployer à son tour. Plusieurs récits recueillis lors de la première vague de la pandémie rendent compte d’arrangements initiés par des locataires, afin de contourner quelque peu les règles de distanciation et limiter ainsi l’isolement imposé :
Oui, ben quand on allait chercher les repas à l'entrée du bâtiment, ou quand on voulait aller à la boîte aux lettres, on rencontrait du monde, on échangeait quelques mots. (Mme M., 81 ans)
Dans un mouvement d’appropriation des informations épidémiologiques, d’aucun·e·s ont renoncé aux sorties :
Je pense que la majeure partie des personnes ici étaient terrorisées. Il y a des gens qui ne sont pas sortis pendant huit semaines ici…. J'ai entendu dire qu’il y en a qui ne voulaient même pas avoir la référente, de peur d'être contaminé. (M. F., 71 ans)
D’autres, enfin, ont décidé de contourner la consigne du confinement en choisissant des créneaux horaires de basse fréquentation pour maintenir leurs promenades habituelles.
De telles réactions pragmatiques d’accommodement ont été légion alors que la menace virale prenait pied dans la réalité sociale. Les différents arrangements, mesures d’adaptation, nouveaux accords tacites et réorganisations mettent en lumière la dimension opérationnelle de la régulation et sa portée créatrice. Comme l’a très justement relevé Reynaud (1997), davantage qu’en termes d’obstacle, la régulation doit se comprendre comme une quête vers une nouvelle « normativité ordinaire » … qui produit un nouvel équilibre provisoire. Faire un chez-soi de son logement appelle une telle réactivité.
Bibliographie
- Bigonnesse, C., & Chaudhury, H. (2020). The Landscape of “Aging in Place” in Gerontology Literature: Emergence, Theoretical Perspectives, and Influencing Factors. Journal of Aging and Environment, 34(3), 233-251. doi: 10.1080/02763893.2019.1638875
- Milligan, C. (2009).There’s No Place Like Home: Place and Care in an Ageing Society. Farnham: Ashgate Publishing Company.
- Reynaud J-D. (1988). Les régulations dans les organisations: régulation de contrôle et régulation autonome. Revue française de sociologie, 29(1), 5-18. doi : 10.2307/3321884
- Reynaud, J-D. (1997). Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale. 3rd ed. Paris : Armand Colin
- Simzac A-B., Bedin M-G. et Droz Mendelzweig M. (2021). Habitats collectifs pour personnes âgées autonomes ; Réflexions à partir d’exemples français et suisses. Gérontologie et société – n° 165 – vol. 43/ 20
[1] Aging in place
[2] La rédaction adapte les citations recueillies en langage oral pour assurer leur lisibilité en version écrite.
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Marion Droz Mendelzweig et Maria Grazia Bedin, «Seniors: se sentir chez soi en logement protégé», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 septembre 2021, https://www.reiso.org/document/7946