Marcher, antidote à l’éco-anxiété chez les jeunes?
Pour répondre aux angoisses liées aux dérèglements climatiques, l'État de Genève mise sur la marche comme vecteur de bien-être physique et mental. Un projet qui adopte une approche « One Health », alliant santé humaine et environnementale.
Par Afamia Kaddour, conseillère scientifique, Service du médecin cantonal, État de Genève, Alexei Lampert, assistant HES, et Gaël Brulé, professeur associé, Haute école de santé de Genève (HES-SO)
L’éco-anxiété est un terme qui a émergé au début du 21ème siècle pour désigner l’inquiétude et le sentiment d'impuissance croissant face au dérèglement climatique et à l'effondrement des écosystèmes (1). Les recherches actuelles montrent un niveau important de détresse psychologique (affective, cognitive et comportementale) liée au dérèglement climatique, en particulier chez les jeunes générations.
Cette détresse psychologique a un impact négatif sur la vie quotidienne des personnes touchées par l’éco-anxiété (1-3). Toutefois, certain·es chercheur·es contestent la reconnaissance de l'éco-anxiété comme un trouble clinique : ces scientifiques estiment que le terme est trompeur car l'anxiété est généralement associée à des peurs irrationnelles, alors que les préoccupations environnementales actuelles sont réelles et bien fondées (4). De plus, réduire ces préoccupations à de simples troubles psychologiques empêche de reconnaître pleinement la gravité des menaces écologiques et économiques auxquelles nos sociétés sont confrontées (5).
Quelle que soit la manière dont l’éco-anxiété est perçue ou classifiée, il est essentiel que la réponse aux effets du dérèglement climatique adopte une approche salutogénique (6, 7), c'est-à-dire axée sur la promotion de la santé et les facteurs de protection. Cette perspective met l’accent sur les ressources et capacités des individus, ainsi que sur la mobilisation collective pour s’adapter et surmonter ensemble les menaces environnementales (8).
Dans cette optique, l’État de Genève a conçu un projet interdépartemental, inscrit dans trois plans cantonaux [1], visant à promouvoir la marche auprès des jeunes. Dans un contexte d’augmentation de la sédentarité, une évolution inquiétante des taux de surpoids et d’obésité et des troubles d’éco-anxiété, le projet tente d’agir à la fois sur la santé physique et la santé mentale de ce public, via la mobilité active. L’un de ses objectifs est de démontrer aux jeunes le lien entre la mobilité active, la santé, la qualité de l’air et le climat. Il favorise leur participation grâce à l’implication de deux classes pilotes du secondaire II dans l’étude des besoins, l’identification des freins et des leviers, et la recherche de solutions concrètes pour introduire un changement de comportement pérenne.
Le projet adopte l’approche « One Health ». Cette approche intégrée et fédératrice mobilise de multiples secteurs, disciplines et communautés à différents niveaux de la société pour travailler de manière commune à la promotion du bien-être, tout en respectant l’équilibre entre la santé des humains, des animaux et des écosystèmes (9). Le concept « One Health » se déploie dans ce cas à travers le lien entre différentes politiques publiques, une transdisciplinarité et une collaboration intersectorielle très riche, notamment par l’implication de plusieurs services de l’État [2], des chercheur·ses de la Haute école de santé à Genève, des expert·es en mobilité et des associations actives dans le domaine.
Mesurer l'inquiétude et le niveau d'optimisme
La première étape du projet a consisté à quantifier la pratique actuelle de marche chez les jeunes de 15 à 19 ans, et de connaitre leurs sentiments face au dérèglement climatique. En septembre 2023, un questionnaire individuel a ainsi été mis à disposition, dans le cadre scolaire, des élèves de toutes les classes entrantes du secondaire II, ce qui représente environ 11'000 personnes. Quelque 2’700 réponses ont été récoltées.
Les équipements de mobilité, les attitudes et pratiques de la marche, les pratiques de déplacement entre la maison et l’école, les avis sur la mobilité et la marche, ainsi que le ressenti face au dérèglement climatique ont été thématisés. Quatre questions issues du questionnaire développé par Hickmann et al. (2021) ont été retenues pour mesurer l’inquiétude, l’impact fonctionnel des sentiments, la confiance dans l’action gouvernementale, et le niveau d’optimisme face au changement climatique.
L'échantillon utilisé (N=2030) comprenait 49,9% d'hommes (n=1012), 45,5% de femmes (n=924) et 4,6% de personnes d'un autre sexe ou sans réponse (n=94). L'âge moyen des répondant·es était de 16 ans (σ = 0,94).
Les résultats descriptifs démontrent que 58% des 15-19 ans pratiquent la marche quotidiennement pour une partie du trajet vers l’école. Seulement 18% des élèves vont à l’école à pied cinq jours par semaine. La durée moyenne à pied d’un trajet complet du domicile vers l’école est de 28 minutes. Plus de deux-tiers (69%) des répondant·es pratiquent régulièrement du sport en dehors de l’école (comparaison moyenne nationale).
Trois profils de ressenti face au dérèglement climatique
Trois profils distincts ont été identifiés pour décrire les attitudes des jeunes face au dérèglement climatique : les éco-indifférent·es (41.5%) ont exprimé une absence d’inquiétude face aux conséquences du dérèglement climatique ; les éco-conscient·es (39.7%) ont exprimé une inquiétude sans impact direct sur leurs vies ; et les éco-anxieux (18.7%) ont exprimé une inquiétude affectant négativement leur vie quotidienne [3].
Les analyses descriptives ont démontré peu de différences entre les trois profils en ce qui concerne les déplacements quotidiens à pied entre le domicile et l’école. En effet, une petite majorité des éco-indifférent·es (57%) marchent au moins une fois par semaine, comparée à 59% et 61% parmi les éco-conscient·es et éco-anxieux·ses respectivement. Une plus grande différence existe en comparant les élèves qui ne marchent jamais pour aller à l’école (16% pour les éco-indifférent·es, 10% pour les éco-conscient·es et 11% pour les éco-anxieux·ses). L’usage du vélo comme moyen de déplacement quotidien est plus fréquent : au moins une fois par semaine parmi les éco-anxieux·ses (33%) en comparaison avec les éco-conscient·es (29%) et les éco-indifférent·es (26%). La vaste majorité des trois profils (67% ; 72% et 68% respectivement) ont une pratique sportive hebdomadaire et environ 40% des trois profils font de la randonnée chaque semaine ou presque.
Contrairement aux analyses descriptives, les modèles de régression, contrôlant pour les variables sociodémographiques (âge, genre, distance entre le domicile et l’école, revenu des communes de résidence), ainsi que le locus individuel de contrôle (interne et externe), démontrent que les élèves ayant un profil éco-conscient ou éco-anxieux marchent plus souvent du domicile à l’école que les éco-indifférents, sans que cette différence soit statistiquement significative. Ces élèves, éco-conscients et éco-anxieux, ont davantage de pratiques sportives et utilisent le vélo plus souvent dans leurs déplacements quotidiens que les éco-indifférents, deux différences statistiquement significatives. Ainsi, les élèves éco-conscients combinent une pratique active plus élevée que les éco-indifférents tout en ayant des niveaux de bien-être plus élevés que les éco-anxieux.
Mobiliser des stratégies d’action
L'inquiétude liée aux crises environnementales telles que le dérèglement climatique et l’épuisement des ressources est une réaction saine et rationnelle car ces crises ont des répercussions concrètes sur les conditions de vie des individus, sur l’économie et sur les sociétés en général. La reconnaissance de ces sentiments négatifs est importante, non dans le but de les apaiser temporairement, mais afin d’engager l'action pour s'attaquer aux causes profondes et faire face aux défis environnementaux à long terme.
Une approche salutogénique implique de renforcer la résilience individuelle et collective, en mobilisant des stratégies d’action qui favorisent la solidarité, l’engagement communautaire, et la création de solutions durables. Cela comprend l'adoption de modes de vie plus respectueux de l'environnement, telle que la marche et le vélo dans les déplacements du quotidien, tout en reconnaissant et en acceptant les émotions liées à l'incertitude climatique. En adoptant une telle approche, il devient possible de transformer l'éco-anxiété en une force motrice pour le changement positif, en encourageant des réponses proactives et constructives face aux défis écologiques.
Bibliographie
- Coffey Y, Bhullar N, Durkin J, Islam MS, Usher K. Understanding Eco-anxiety: A Systematic Scoping Review of Current Literature and Identified Knowledge Gaps. The Journal of Climate Change and Health. 2021;3:100047.
- Hickman C, Marks E, Pihkala P, Clayton S, Lewandowski RE, Mayall EE, et al. Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change: a global survey. The Lancet Planetary Health. 2021;5(12):e863-e73.
- Kurth C, Pihkala P. Eco-anxiety: What it is and why it matters. Front Psychol. 2022;13:981814.
- Brophy H, Olson J, Paul P. Eco-anxiety in youth: An integrative literature review. Int J Ment Health Nurs. 2023;32(3):633-61.
- Brulé G. Le coût environnemental du bonheur. Lausanne : Épistémé ; 2024
- Antonovsky A. The salutogenic model as a theory to guide health promotion. Health Promotion International. 1996;11(1):11-8.
- Lindström B, Eriksson M. Salutogenesis. J Epidemiol Community Health. 2005;59(6):440-2.
- Clayton S, Manning CM, Krygsman K, Speiser M. Mental Health and Our Changing Climate: Impacts, Implications, and Guidance. Washington, D.C.: American Psychological Association and ecoAmerica; 2017.
- One Health Commission. What is One Health? Apex, NC: One Health Commission; 2024 [Available from: URL|
[1] Plan cantonal de promotion de la santé et prévention (PSP) 2024-2025, plan d'actions des mobilités actives (PAMA) 2024-2028 et plan de mesures OPair 2025-2030.
[2] Service du médecin cantonal (SMC), service de l’air, du bruit et du rayonnement non-ionisant (SABRA), office cantonal du transport (OCT), service de scolarité de l’enseignement secondaire II, service de santé de l’enfance et de la jeunesse (SSEJ), office cantonal de la culture et du sport (OCCS), Office cantonal de l’information et des services numériques (OCSIN).
[3] Au moins dans un des aspects suivants de la vie quotidienne : manger, me concentrer, travailler, étudier, dormir, passer du temps dans la nature, jouer, m'amuser, interagir avec les autres.
Cet article appartient au dossier Sport et mouvement
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Afamia Kaddour, Alexei Lampert, et Gaël Brulé, «Marcher, antidote à l’éco-anxiété chez les jeunes?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 21 novembre 2024, https://www.reiso.org/document/13382