Un squat pour construire son autonomie
Vivre dans un squat implique un choix mûrement réfléchi. Des jeunes Romands expliquent leurs valeurs et les ressources qui favorisent le développement de l’autonomie dans cette socialisation marginalisée.
Par Quentin Bovet, travail de Bachelor à la Haute école de travail social, Fribourg
Lorsque les médias évoquent les squats, ils les présentent souvent en lien avec la toxicomanie, la violence ou des comportements déplacés. Les réactions du public sont parfois sévères et parlent de « parasites », de « délinquants », de « nuisances ». Le mouvement perdure pourtant. Afin d’analyser le squatting, j’ai posé l’hypothèse que l’on n’adhère pas à ce mode de vie sur un simple coup de tête, qu’il devait y avoir un véritable lien entre cette pratique et la construction identitaire. Mon travail de Bachelor [1] a ainsi étudié le lien entre les squats et la construction de l’autonomie, considérée comme une ramification de la construction identitaire. La recherche a été menée auprès de personnes qui vivent dans les squats. Elle a inclus cinq entretiens semi-directifs.
La littérature spécialisée [2] classifie les squats en fonction de leur population résidante. La typologie de Bouillon distingue ainsi trois types de squats. Le premier regroupe les squats de survie, généralement destinés aux mineurs non-accompagnés, forme très sommaire de lieu de vie plus proche de l’abri de fortune que de l’habitation. C’est la catégorie la moins visible et représentative des squats. Elle inclut les squats de toxicomanes, généralement des lieux de survie, des plus sommaires, dissimulés pour éviter d’être évacués.
Une seconde catégorie définit le squat d’hébergement. C’est la forme la plus ancienne de squat. Elle remonte probablement aux origines mêmes du droit de propriété. En 1649, un premier acte de squatting est revendiqué par Winstanley et les Diggers qui s’octroient le droit de vivre sur leurs terres et d’y travailler sans avoir à payer pour cette exploitation. Les exemples de squat d’habitation se multiplient ensuite. A travers le monde, des gens s’établissent dans des locaux vides pour y vivre sans payer de loyer.
La dernière catégorie regroupe les squats d’activités. Ce type de squat émerge surtout après les changements sociaux de 1968. Il ne sert plus uniquement à l’habitation mais à vivre différemment. Ces squats ne se cachent pas ; au contraire, ils deviennent un lieu d’émancipation et les squatteurs revendiquent haut et fort leur mode de vie. Leur but ne consiste pas à changer la société mais à proposer une alternative. La vie en communauté, l’autogestion, l’autonomie, la solidarité, l’anticapitalisme et l’antifascisme en sont les leitmotivs. Les cinq personnes interrogées se retrouvent dans cette catégorie.
S’approprier la marge…
La « marge » dans laquelle les squats d’activités s’inscrivent est souvent considérée comme une opposition à la norme. La marge fait pourtant partie d’un tout. En effet, un bord se mesure en distance par rapport à un centre mais se base aussi sur un aspect subjectif qui identifie le centre. Dans le cas des jeunes en marge de la société, Parazelli (2002) définit la marge par rapport aux lois et aux normes sociales prédominantes de notre société, inscrites dans un contexte géographique et historique. La marge prend alors un aspect géosocial puisque « la situation sociale normative et la position géographique nous renvoient aux rapports sociopolitiques d’une société qui construit ses propres référents identitaires de la socialisation dite marginale ou marginalisée » (Parazelli, 2002, p.137). Par là, l’auteur cherche à montrer qu’il faut envisager les pratiques des jeunes de la rue non pas comme un acte d’opposition totale à la société mais comme une tentative de socialisation alternative.
Bajoit (2004) explique la difficulté, pour les jeunes, de se construire une identité dans une société en permanente mutation et dans un contexte où l’avenir paraît incertain et sans repères définis. L’auteur fait ressortir trois réactions face à ces incertitudes. La première consiste à devenir ce que la société veut de lui. Pour y arriver, il peut se fondre dans le moule et devenir Monsieur-tout-le-monde, chercher un rôle dominant dans cette société au travers d’un poste à responsabilité ou encore en politique. La seconde réaction consiste à refuser la société actuelle. La personne va alors chercher à se construire en marge de cette société, se créant ses propres repères et ses propres normes sociales. Une dernière manière de réagir mélange les deux attitudes et le jeune cherche alors un compromis entre ses attentes et celles de la société. Concrètement, ces personnes se trouvent exposées au risque de renfermement sur soi ou à une tendance à rêver leur vie sans arriver à en être l’acteur. Il en résulte parfois un certain mal-être et une plus forte exposition aux comportements à risques. Cette notion de socialisation marginalisée en réaction à une société est intensément ressortie dans les entretiens menés. Toutes les personnes interrogées ont clairement expliqué que vivre en squat s’entend comme un choix. C’est une décision réfléchie, motivée par une volonté de vivre différemment.
… pour y développer son autonomie
« Pour toi, c’est quoi être autonome ? » Cette question prend son sens dans le fait que chaque personne conçoit l’autonomie à sa façon. Cette définition personnelle clarifiée, elle permet ensuite de déterminer en quoi le squat a contribué à l’autonomie. Deux manières d’aborder cette notion sont ressorties chez les squatteurs interrogés.
La première forme, l’autonomie « réfléchie », se base sur un positionnement et une perception de l’environnement et de la société. Les personnes utilisent divers termes pour l’exprimer : « vivre selon mes principes », « trouver ma place » ou encore « ne pas être dépendant de la société ». Le squat permet de conscientiser ses valeurs et de les laisser s’épanouir. Lafon (1973) amène l’idée que « l’autonomie consiste à se faire soi-même sa loi, et à disposer de soi dans les diverses situations pour une conduite en harmonie avec sa propre échelle de valeurs. » Cette définition de l’autonomie colle avec l’idée de Parazelli (2002) de se saisir de la marge pour construire son identité et va dans le sens de cette autonomie réfléchie. Les témoignages des squatteurs ont fortement fait ressortir cette notion comme une pierre angulaire de leur construction. C’est en réfléchissant à leurs valeurs et à la manière de les vivre au quotidien qu’ils se sont construits.
Les entretiens ont cerné une seconde forme d’autonomie, plus « pratique ». Elle se base davantage sur le savoir-faire et sur l’utilisation de ressources présentes dans les squats. Le fait de vivre en marge et de refuser les structures proposées par la société implique la nécessité de subvenir soi-même à certains besoins. Personne ne peut investir illégalement une maison et espérer que le propriétaire fasse venir un plombier pour refaire la tuyauterie ! La notion du « Do It Yourself » imprègne la vie de tous les jours. Les cinq entretiens ont mené à la même conclusion sur ce point : les squats offrent des ressources pour des apprentissages concrets plus variés que dans la société. Au lieu de suivre une formation et de s’y tenir, un squatteur apprend à toucher à tous les domaines. Dans un squat, il n’apprend pas un métier mais acquiert des compétences variées. Par exemple, une des personnes interrogées a expliqué avoir appris à la fois la sérigraphie, la tuyauterie, la soudure, à conduire un camion, fabriquer une chaise ou encore cuisiner pour cinquante personnes. Les entretiens ont ainsi montré que le squat offre une grande palette de ressources qui favorisent le développement de l’autonomie.
Un rôle pour le travail social
Pour Parazelli (2002), il est possible de se construire en marge de la société sans pour autant s’en exclure. Un travailleur social, dans un travail d’accompagnement auprès des squatteurs, permettrait alors de faciliter cette appropriation de la marge en évitant l’exclusion. Au-delà de l’aide centrée sur la personne, le travailleur social servirait aussi d’interface, ou de médiateur, et interviendrait par une sensibilisation de la population à l’univers des squats. En faisant tomber les a priori et les idées toutes faites, la relation s’effectuerait alors probablement dans un climat plus serein. En parallèle, un travail auprès des autorités aurait du sens. Actuellement, la réponse principale semble être la répression policière. Une solution, évoquée par un squatteur interrogé, consisterait à confier le rôle de médiateur neutre à un travailleur social : il ne prendrait parti ni pour les squatteurs ni pour les autorités, mais servirait de tampon entre les deux. Un terrain neutre, un acteur neutre, mandaté par une autorité externe à celle en conflit avec les squatteurs pour essayer de dialoguer et résoudre les différends dans le calme.
Sénèque, il y a près de 2000 ans, a exprimé une pensée qui restitue assez bien l’esprit actuel revendiqué par les squatteurs. « C’est une erreur de vivre selon le mode d’autrui et de faire une chose uniquement parce que d’autres la font : c’est un inestimable bien de s’appartenir à soi-même. »
[1] « La construction de l’autonomie chez les jeunes vivant dans des squats », HEF-TS, Bachelor of Arts en travail social, 76 pages, supervisé par Mme Barbara Wotquenne, mai 2014
[2] Références citées :
BAJOIT, G., (2004), Les jeunes en quête de sens dans un monde incertain, récupéré sur internet.
BOUILLON, F, (2005) Le squat, une alternative à la rue ?, Dans BRODY, J. (dir.), La rue, (p. 179-194), Toulouse, France : Presses universitaires du Mirail.
BOUILLON, F., (2011), Le squat : problème social ou lieu d’émancipation ?, Paris, France : Editions Rue d’Ulm.
PARAZELLI, M., (2002), La rue attractive, parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue, Québec, Canada, Presses de l’Université de Québec
PECHU, C., (2010), Les squats, Paris, France : Presses de Sciences Po.