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Réunir les générations à table: défis et enjeux

Lundi 07.06.2021
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L’organisation d’un repas intergénérationnel nécessite de prendre en compte les besoins différents des enfants et des seniors. En Valais, un projet a mis en lumière les bonnes pratiques que requièrent ces moments de partage.

Par Lorry Bruttin, Emilio Pitarelli et Clothilde Palazzo-Crettol (HETS), et Camille Gard et Lydie Moreau (HEI), HES-SO, Sierre et Sion [1]

Organiser un déjeuner intergénérationnel, pris en collectivité, afin de définir les conditions de mise en place de tels échanges : pensé comme un projet pilote, cet évènement aurait aussi dû permettre l’étude des impacts sociaux et nutritionnels, tant sur la qualité gustative que sur la quantité, de ces repas.

Malheureusement, la situation sanitaire liée à l’évolution du Covid-19 n’a permis ni la réalisation de ce repas, ni l’implication d’autant de professionnel∙le∙s que prévu. En plus, elle a modifié, voire arrêté momentanément, les pratiques et les activités intergénérationnelles entre des établissements médico-sociaux et des garderies ou des unités d’accueil pour écoliers et écolières [2]. Dès lors, les moyens pour atteindre les objectifs ont été transformés : les bonnes pratiques nécessaires à l’organisation des repas intergénérationnels ont été définies à l’aide de focus groups.

Deux focus groups ont été réalisés à distance. Il s’est agi d’interroger et de croiser l’expérience de cinq professionnelles [3], issues des domaines de l’enfance ou de la vieillesse, impliquées dans la mise en œuvre d’animations intergénérationnelles. Cet article présente un aperçu des pratiques et du bénéfice de celles-ci, du point de vue des personnes interviewées. Il s’arrête d’abord sur les divers projets initiés, puis spécifiquement sur leurs expériences des repas.

Les activités intergénérationnelles relatées recouvrent différents axes. Elles vont de l’envoi de correspondance (lettres et dessins) à des animations participatives comme la lecture de contes, des ateliers de bricolage, des ateliers de gym douce ou des promenades (Black, 2011). Des propositions de partages culinaires sont également organisées.

L’importance des initiatives intergénérationnelles

Les travailleuses sociales, en accord avec la littérature analysée, plébiscitent les activités intergénérationnelles et en soulignent les bénéfices [4]: « Pour eux [les pensionnaires de l’EMS], c’est vraiment une ressource de voir des enfants. Ils changent de visage, c’est un rayon de soleil. Et pour les enfants, c’est un partage, une fierté quand ils ont fait des cakes, qu’ils peuvent partager à quelqu’un. C’est valorisant pour eux » (Mme Caruso, EMS).

Ces échanges ont pour but de créer un vivre ensemble de manière participative à travers des activités qui apportent un bénéfice mutuel. La(re)valorisation, la proximité relationnelle et la transmission, inscrites dans le respect et la compréhension entre les générations, en font partie (Almeida Pinto, Hatton-Yeo et Mareel, 2009 ; Blais 2017). « Ce qui est intéressant, c’est que les personnes âgées vivaient des moments de grande stimulation, dans le sens où des résidents qui ont envie de venir ont peut-être des difficultés à voir, à entendre, des difficultés à parler, à communiquer et le fait d’être avec des enfants leur donne du bien-être, l’envie d’aller de l’avant » (Mme Vuignier, UAPE).

L’importance de penser la rencontre

Les projets intergénérationnels demandent un savant dosage. Il s’y conjugue une organisation précise, une attention à l’environnement et la création d’un espace ouvert et libre d’échanges et de discussions dans une activité respectueuse des envies et de demandes des participant∙e∙s (Palazzo et Mettan, 2020). « Il y a un besoin d’encadrement par les professionnel∙le∙s, car il faut faire un lien entre l’activité, les enfants et les aîné∙e∙s. Il faut être en mesure de jongler avec l’enfant et la personne âgée en même temps. Il faut être très réactif et présent. Il faut être en mesure de réagir rapidement si cela ne se passe pas bien » (Mme Bonvin, EMS).

Les projets intergénérationnels se font sur inscription volontaire, pour les enfants et pour les aîné·e·s. Les animations sont organisées avec les protagonistes puis après négociations et/ou compromis, l’activité définitive choisie est proposée à celles et ceux qui désirent participer.

Dans l’organisation, les professionnelles rapportent qu’il est nécessaire de prendre en compte des aspects liés à l’ergonomie, à l’infrastructure et à l’accessibilité. Ainsi, le mobilier d’une crèche n’est pas toujours adapté au troisième âge. Le trajet pour s’y rendre peut s’avérer compliqué du fait de certains obstacles liés à la mobilité comme un parcours trop long ou sur le bord d’une route. Il peut également être fatigant. « Il faut penser au mobilier aussi, car quand les personnes âgées se déplacent, souvent ce n’est pas adapté » (Mme Roduit, UAPE).

Le nombre de participant∙e∙s requiert de l’attention : trois ou quatre personnes organisées en paires semble être adéquat. Un effectif trop élevé ne facilite pas les échanges. Inversement, un malaise peut apparaître s’il y a trop peu de protagonistes. Le contingent d’encadrant·e∙s doit être pensé en adéquation avec la nature de l’activité afin que chacun∙e « trouve sa place » (Mme Lacroix, UAPE).

Le maintien à domicile est privilégié par et pour les personnes âgées, ce qui repousse l’entrée en EMS à un moment de plus grande dépendance ou de diminution de l’autonomie (Zimmermann-Sloutskis, Moreau-Gruet et Zimmermann, 2012). En conséquence, l’état de santé peut vite se dégrader et la participation d’un·e aîné·e d’une fois à l’autre n’est pas garantie. Il est alors difficile de trouver une ou des suggestions qui convienne aux deux champs et ne soit pas lassantes pour les deux publics. « Il y a moins d’autonomie chez les personnes âgées résident au Home qu’il y a 15 ou 20 ans. L’idée de se déplacer à la crèche ou de recevoir des enfants fait moins envie » (Mme Vuignier, UAPE).

En parallèle, celles et ceux qui vivent à domicile et qui prennent part aux projets intergénérationnels sont souvent les mêmes. Les travailleuses sociales relèvent la difficulté de toucher des individu∙e∙s avec un réseau social plus restreint (Santos-Eggiman, 2014). « Ce sont de beaux échanges, très riches. Mais l’inconvénient c’est que nous nous sommes rendu compte que les grands-papas et les grands-mamans sont déjà très actifs dans la commune, donc c’est souvent les trois ou quatre mêmes personnes qui venaient » (Mme Lacroix, UAPE).

Expérimentation et transmission

Les activités culinaires peuvent aller de l’élaboration au partage d’un repas. Des enfants de 4 à 12 ans, fréquentant une crèche ou une unité d’accueil, et des seniors, vivant soit à domicile soit en établissement médico-social, y contribuent.

Avant de passer à table, les professionnelles relèvent l’importance de créer un facilitateur de lien ; une action permettant de faire connaissance et de se mettre à l’aise. La réponse des interviewées est unanime : dès l’instant où une activité encourage, en amont du repas, une relation entre les participant·e·s, elles et ils vont apprécier et manger plus volontiers. Par ailleurs, les interactions sociales évoluent au fil du repas consolidant ainsi les liens établis. « Quand on prépare la cuisine, il y a quelque chose de plus qui se passe entre eux que quand on vient juste s’asseoir et manger. Il y a des échanges dans l’action. Par exemple, quelles recettes font-ils, quels légumes ils connaissent, est-ce que c’est pareil que quand ils mangent à la maison, etc. Quand ils mangent ensemble, ils ont pu faire connaissance avant et alors ils mangent plus facilement. Ensuite, ça arrive qu’ils se recroisent dans la rue, ils se reconnaissent, se salue et c’est une valorisation et un lien qui s’est créé » (Mme Bonvin, EMS).

De la même manière, le temps du repas doit mettre l’accent sur le plaisir d’être ensemble pour les protagonistes, quel que soit leur âge. Il ne doit pas être parasité par l’appui à fournir, par exemple pour aider les enfants à manger ou faire régner la discipline.

Selon les professionnel∙le∙s, il y a aussi des temporalités adaptées aux repas intergénérationnels. Le temps passé ensemble ne devrait pas excéder 30 à 45 minutes. Les goûters ou les quatre heures conviennent simultanément au rythme des enfants et des seniors, tandis que les repas de midi sont peu appréciés. Ils sont reconnus comme stressants et trop intenses pour les personnes âgées. Le milieu de l’après-midi laisse aussi plus de liberté dans l’attention portée à l’échange et aux discussions.

Le choix des aliments est aussi source de réflexion ; par exemple, ils doivent être facilement comestibles : « Il faut plutôt privilégier des aliments faciles au niveau de la préhension » (Mme Vuignier, UAPE). Les produits offerts doivent plaire à chacun∙e et certaines nourritures ne sont pas appréciées de la même manière par les enfants et les personnes âgées : « Il faut pouvoir proposer des aliments qui vont au deux. Des hamburgers, les enfants vont aimer, les personnes âgées moins. Le fait d’être à plusieurs permet de manger des plats qu’on ne fait pas forcément quand on est seul∙e∙s » (Mme Bonvin, EMS).

Les repas pensés comme des activités intergénérationnelles nécessitent une évaluation des souhaits de l’ensemble des protagonistes et une adaptation des manières de faire à chaque fois, puisque les participant∙e∙s ne sont pas toujours les mêmes. De plus, l’activité culinaire et le repas construisent une cohésion de groupe, qui va se modifier lorsque le groupe change.

Echange et valorisation

Ces focus groups ont mis en évidence les facteurs indispensables à l’organisation de repas intergénérationnels. Ils ont aussi permis d’entrevoir les difficultés auxquelles un tel projet visant un objectif supplémentaire pourrait se heurter. En effet, s’il était prévu au départ d’évaluer la nourriture ingérée, cette entreprise se révèle plus complexe qu’imaginé, notamment en matière de préparation des terrains concernés. Toutefois, ils en ont aussi montré les richesses : « Nous avons vu des personnes âgées qui se sont mises à reparler ou à communiquer, même si c’était non verbal, avec des gestes, un regard et vice versa pour l’enfant » (Mme Vuignier, UAPE)

Satisfaire deux parties qui, à première vue, s’avèrent diamétralement opposées, demande aux professionnel∙le∙s de l’enfance et de la vieillesse une rigueur et une implication qui vont au-delà du savoir-faire. Il convient de se montrer attentionné∙e à chacun∙e quel que soit son âge, d’être en mesure de réaliser une activité ou de réadapter sans contraindre. Trouver l’équilibre d’un moment de partage qui ne fatigue ni ne stimule, trop ou trop peu, favorise alors l’éclosion d’un véritable lien intergénérationnel qui compte.

Afin de bénéficier des bienfaits de ce genre d’échange, les personnes âgées et les enfants doivent garder un rôle participatif dans le projet. Cependant, il est important de valoriser les compétences que les aîné·e·s désirent mettre en avant et transmettre à la jeune génération. Ici aussi, la difficulté de toucher des individu∙e∙s avec un réseau social plus restreint se fait sentir (Santos-Eggiman, 2014).

De la même façon, il faudrait veiller à diversifier les publics qui prennent part à ces moments. Grâce à ces focus groups, des points très concrets à prendre en compte pour le succès de repas intergénérationnels ont pu être identifiés.

Le travail interdisciplinaire entre les professionnel∙le∙s des domaines des personnes âgées et de l’enfance met en lumière les spécificités sociales, organisationnelles et alimentaires à prendre en compte pour que l’alimentation « plaisir » et le « bien manger » soient utilisés comme un outil supplémentaire à la constitution de liens positifs entre les générations.

Enfin, la notion d’interdisciplinarité a été mise à l’épreuve. Travailler entre deux instituts de recherche a fait voir à chacun∙e des participant∙e∙s d’autres aspects de la réalité qui restaient invisibles du fait de l’éloignement des champs et ouvre de nombreuses perspectives pour de futurs projets. Autrement dit, l’expérience a été très riche, elle a souligné la pertinence d’une réflexion qui croise les savoirs sur l’intergénérationnel au sein des HES.

Bibliographie

  • Almeida Pinto, T., Hatton-Yeo, A., Marreel, Iris (2009). « Guide des idées pour la planification et la réalisation de projets intergénérationnels ». Ensemble hier, aujourd’hui et demain. Mainstreaming intergenerational Solidarity.
  • Black Kathy PhD (2011). Combining the Young and the Young at Heart : Innovative, Intergenerational Programming throughout the Continuum of Long-Term Care, Journal of Intergenerational Relationships, 9:4, 458-461, DOI: 10.1080/15350770.2011.619407
  • Blais Stephanie BSc, Lynn McCleary PhD, Linda Garcia PhD & Annie Robitaille PhD (2017). Examining the Benefits of Intergenerational Volunteering in Long-Term Care: A Review of the Literature, Journal of Intergenerational Relationships, 15:3, 258-272, DOI:10.1080/15350770.2017.1330056
  • Palazzo-Crettol, Clothilde et Séraphine Mettan (2020). « La cuisine maison chez… » : une expérience culinaire et sociale dans les Alpes valaisannes. » REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 octobre 2020.
  • Santos-Eggiman, Brigitte (2014). « Indicateurs de soins, attentes et préférences des personnes âgées non-institutionnalisées dans le canton de Vaud.  » Lausanne, Institut universitaire de médecine sociale et préventive, RAISONS DE SANTÉ 235.
  • Zimmermann-Sloutskis, Dorith, Florence Moreau-Gruet et Erwin Zimmermann (2012). « Comparaison de la qualité de vie des personnes âgées vivant à domicile ou en institution. » Vol. 54, Neuchâtel : Observatoire suisse de la santé.

[1] Cet article est le résultat d’une collaboration interdisciplinaire entre la Haute école de travail social (HETS) et la Haute école d’ingenierie en Technologie du Vivant (HEI), de la HES-SO Valais-Wallis.

[2] Ci-après respectivement EMS et UAPE pour toutes les structures mentionnées afin de spécifier le domaine d’activité des professionnelles

[3] Les professionnelles interrogées dans le cadre des focus groups sont toutes des femmes formées en travail social. Ce qui les concerne est écrit au féminin. Par souci de confidentialité, leurs noms et ceux de l’institution employeuse ont été modifiés.

[4] La rédaction adapte les citations recueillies en langage oral pour assurer leur lisibilité en version écrite.

Comment citer cet article ?

Lorry Bruttin, Emilio Pitarelli, Clothilde Palazzo-Crettol, Camille Gard et Lydie Moreau, « Réunir les générations à table: défis et enjeux », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 7 juin 2021, https://www.reiso.org/document/7523