Les formes variées du «prendre soin» en EMS
Dans les EMS psychogériatriques qui se sont tournés vers la « Méthode Montessori adaptée », plusieurs formes du « prendre soin » coexistent. Les équipes professionnelles les mieux armées ne sont-elles pas celles qui parviennent à les composer ?
Par Fabienne Malbois, chargée de recherche, Anne Jetzer, maître d’enseignement, et Alexandre Lambelet, professeur associé, Réseau de compétence « Age, vieillissement et fin de vie », Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
En Suisse, près de la moitié des personnes âgées atteintes de démence vivent en EMS. En raison des troubles qui les affectent (apraxie, aphasie, agnosie), auxquels peut s’ajouter de l’agressivité aux stades les plus sévères de la maladie, ces publics nécessitent un accompagnement psychogériatrique spécifique. La culture organisationnelle et professionnelle des EMS, héritée de l’hôpital, est peu adaptée à sa mise en œuvre et difficile à réformer (Lambelet, Pichonnaz & Hugentobler, 2017).
Nombre d’établissements se tournent vers des modèles alternatifs d’intervention en gérontologie, centrés sur un accompagnement personnalisé de la personne âgée. Parmi eux, la « Méthode Montessori adaptée » (AG&D, 2019), MMA ci-après, connaît un vif succès. Entre 2018 et 2019, les auteurs [1] de l’article ont réalisé une enquête ethnographique dans cinq EMS vaudois qui ont formé leurs personnels à cette méthode, dans la perspective de cerner la transformation des pratiques professionnelles induite par cette nouvelle orientation [2].
La « Méthode Montessori adaptée »
Façonnée aux États-Unis par un neuropsychologue (Camp, 2010), la MMA s’inspire des principes pédagogiques développés par Maria Montessori et vise à faire émerger, dans les institutions, une vision interprofessionnelle commune. L’ensemble des praticiens sont concernés, que leurs interventions se déploient, selon les tâches traditionnellement dévolues aux différents secteurs, dans la relation directe avec les personnes âgées (les soins, l’animation, le service socio-hôtelier), ou indirectement (le service technique, l’administration, l’intendance).
Visant l’autonomisation des résidants, la MMA réaménage profondément la teneur et la conduite du « prendre soin ». Les professionnels sont invités à s’envisager comme des aidants dont le travail vise à solliciter les capacités préservées des résidants (sur le plan cognitif, sensoriel, moteur et social), dans la perspective de maintenir leurs habilités, de leur permettre d’agir par eux-mêmes, et de favoriser la création de lien social. Un précepte de Maria Montessori sert en particulier de balise : « Chaque chose que vous faites à ma place est une chose que vous m’enlevez. »
Proposer aux résidants de réaliser des activités qui leur plaisent (arroser les plantes de l’EMS, distribuer le courrier, plier les linges de maison, etc.), ou les impliquer dans la production du soin (participer au service des repas, mener des activités d’animation personnalisées, etc.), se présentent comme des voies privilégiées d’accompagnement. Le réaménagement des espaces, avec l’ajout de signalétiques et de pictogrammes lisibles par les résidants, participe également d’un effort entrepris pour transformer les lieux de vie en des environnements capacitants.
Du « faire sans » au « faire avec »
Si l’agir seul se situe à l’horizon normatif du « prendre soin » préconisé par la MMA, les résidants, en raison de leur vulnérabilité, s’affranchissent rarement sinon jamais de l’aide apportée par les professionnels. Il arrive toutefois que cette aide s’exerce en « mode mineur » : les praticiens adoptent une attitude de « présence-absence » avec les résidants, qui oscille entre « engagement et retrait » (Piette, 2009). S’ouvre ici la possibilité, toujours précaire et incertaine, que le « prendre soin » s’oriente vers un « faire sans » les professionnels. Par exemple, un responsable de maisonnée encourage de la voix une résidante qui a encore faim à se lever de sa chaise et à aller se resservir au buffet ; il veille à soutenir à distance sa conduite hésitante et, vigilant, il embrasse du regard toute la scène, prêt à se rapprocher au cas où il faudrait amplifier son « geste vocal » (Mead, 2006) par un geste de la main.
Le plus souvent, les praticiens se tiennent à proximité des résidants. Ces derniers sont néanmoins conduits à être des sujets actifs de la relation de soin, qui se symétrise tandis que les deux partenaires en coprésence interagissent avec une intensité plus ou moins égale. Se nouent alors entre l’aidant (le praticien) et l’aidé (le résidant) une relation intersubjective, dans laquelle chacun est susceptible d’occuper la position du « je » (le sujet qui agit) et du « tu » (le sujet qui est agi). Dans un tel cas, la coordination des regards, des gestes et des mots à laquelle s’affairent les protagonistes prend la « forme » (Dodier, 1993) particulière d’un « faire avec ». Par exemple, une animatrice et une résidante réalisent ensemble, dans la cuisine de l’EMS, des sablés destinés à agrémenter la collation festive du vendredi. Au cours de cette action conjointe, elles endossent des rôles que leur engagement mutuel dans cette situation rend disponibles et qui vont au-delà des rôles institutionnels assignés. Ce sont ceux, entre autres, de « guide » ou de « superviseure » pour l’animatrice, de « pâtissière » pour la résidante.
Le « faire faire »
Mais le « faire avec », et le « faire sans » qu’il fait miroiter, ne sont pas les seules formes du « prendre soin » que nous avons observées. Un « faire faire » est aussi présent, quand bien même la MMA tend à proscrire cette façon de se coordonner avec la personne âgée – elle signifie que les résidants sont engagés dans une action conjointe en « mode mineur » (Piette, 2009), leur agentivité étant subordonnée à celle des praticiens. Le « faire faire » surgit souvent après qu’une tentative de « faire avec » a échoué. Il est à l’œuvre par exemple quand, après avoir tenté pendant de très longues minutes à se coordonner avec un résidant – celui-ci résiste obstinément à la multitude des gestes patients et répétés qui l’invitent à se lever de son lit et à se déplacer vers la salle de bain – une ASSC appelle une collègue à la rescousse. Une fois encadré par les deux soignantes, le résidant épousera sans broncher leurs gestes et la toilette se terminera sans heurts.
Le « faire faire » peut également intervenir de façon ponctuelle dans un cours d’action placé sous l’égide du « faire avec », notamment quand réguler la conduite d’une personne âgée à qui une autonomie a été restaurée est indispensable à la préservation de sa dignité. Ainsi, tout en accompagnant les gestes et les choix d’une résidante qui, devant le buffet du petit déjeuner, hésite à prélever beurre, pain et confiture, une intendante lui tend une petite corbeille. Elle l’enjoint de tenir l’objet, destiné à son usage personnel, dans sa main, et lui propose de le remplir. Sans cet artefact, que la praticienne lui fournit tous les matins, la résidante ne parviendrait pas à limiter d’elle-même sa consommation et se précipiterait sur toutes les tranches de pain exposées.
Solliciter la capacité d’action
Comme on le voit, la MMA fait de l’agentivité des personnes âgées atteintes de démence le principal levier de l’intervention socio-sanitaire en EMS. Plus précisément, elle invite les praticiens à solliciter la capacité d’action des résidants, étant entendu que faire à leur place revient à restreindre leur autonomie. Quand les capacités des résidants à mener les actes plus simples de la vie quotidienne, tels que communiquer, se nourrir, s’habiller, manger et se déplacer sont profondément altérées, il est vrai que « faire à la place de » est susceptible de déboucher sur une relation d’emprise, dans laquelle la personne âgée, à son corps défendant, est réduite à un état de pure passivité. C’est ce souci qu’exprime une infirmière cheffe-adjointe dans l’extrait ci-dessous :
« Dans les pratiques soignantes […], disons, les soins, les infirmières, les aides, il y avait une sorte de… c’était un monde qui leur appartenait et le résidant leur appartenait. Elles décidaient ce qui était bon, ou pas, pour lui. Et ça, ça me questionnait beaucoup, quand j’ai démarré ici, il y a dix ans. […] Alors, je comprenais que ça venait de loin, hein. “On fait comme-ci, on fait comme ça, Madame, et c’est comme ça que c’est bien pour vous” et la personne s’exprimait, ou pas, enfin, assez vite elle ne s’exprimait plus d’ailleurs .»
Du « faire à la place de » au « faire pour »
Mais la MMA est plus qu’une méthode. En valorisant le « faire avec » et le « faire sans », en regardant avec suspicion le « faire faire » et en dévalorisant le « faire à la place de », elle hiérarchise les formes du « prendre soin » et édicte le sens de ce que bien soigner veut dire. C’est dire que solliciter la capacité d’action des résidants est présentée aux praticiens comme un modèle d’accompagnement à suivre. Or, la « Méthode Montessori adaptée » méconnaît sinon invisibilise une forme du « prendre soin » qui compte pourtant aux yeux des praticiens : le « faire pour ». Les aidants adoptent cette forme, « en mode majeur » (Piette, 2009), de se coordonner avec les résidants quand ces derniers ne sont plus en capacité d’agir ou ne veulent plus agir. « Faire pour » équivaut ici à donner au résidant une capacité d’action qu’il n’a plus ou ne veut plus exercer. Ils y ont également recours quand les résidants sont dans l’attente de la dimension tactile et affectuelle du geste de soin. Dans ce cas, « faire pour » consiste à montrer un attachement, comme l’atteste une infirmière, cheffe d’unité :
« Faire un soin, c’est aussi prendre soin, c’est un moment tactile, qui peut être très apprécié des résidants. »
Le « faire pour », qui relève de la sollicitude envers les êtres vulnérables, met l’autonomie à distance. Breviglieri (2005) a montré que si la sollicitude pouvait être source de méfaits lorsqu’elle était dispensée à l’excès, elle était aussi source de bienfaits et devait être reconnue comme une compétence du travail social et de soin de proximité. Dans la mesure où la MMA insiste sur le vocabulaire de la sollicitation et de la capacité d’action, il importe de rappeler les bienfaits de la sollicitude dans les EMS psychogériatriques. Et de fait, devant la difficile tâche d’accompagnement qui leur incombe, sans doute que les professionnels les mieux armés sont ceux qui savent le mieux composer avec toutes les formes du « prendre soin » dont nous avons établi la cartographie en les côtoyant.
Bibliographie
- Accompagnement en gérontologie et développements - AG&D. (2019). La méthode Montessori adaptée. Consulté le 20.01.2020 en ligne
- Breviglieri, M. ( 2005). Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social. Dans J. Ion (Ed.), Le travail social en débat(s) (pp. 219-234). Paris: La Découverte.
- Camp, C. (2010). Origins of Montessori Programming for Dementia. Non-Pharmacological Therapies in Dementia, 1(2), 163–174.
- Dodier, N. (1993). Les appuis conventionnels de l’action. Eléments de pragmatique sociologique. Réseaux, 11(62), 63-85.
- Lambelet, A., Pichonnaz, D. & Hugentobler, V. (2017). Les territoires de l'animation en établissements pour personnes âgées : concilier contraintes organisationnelles et souci de la qualité de vie des résident-e-s. Lien social et Politiques, 79, 93-112. DOI
- Mead, G. H. (2006). L’esprit, le soi et la société (Traduit de l’américain par D. Cefaï & L. Quéré]. Paris: PUF.
- Piette, A. (2009). L’action en mode mineur: une compétence impensée. Dans M. Breviglieri, C. Lafaye & D. Trom (Eds), Compétences critiques et sens de la justice (pp. 215-260). Paris: Economica.
[1] Nous avons choisi d’accorder au masculin les termes génériques qui désignent un collectif. Ils sont accordés en fonction du genre lorsqu’ils font référence à des individus particuliers.
[2] Cette recherche a été financée par le programme prioritaire de la HES-SO, domaine Travail social.
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Fabienne Malbois, Anne Jetzer et Alexandre Lambelet, «Les formes variées du "prendre soin" en EMS», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 mars 2020, https://www.reiso.org/document/5725