Mettre des mots sur le harcèlement de rue
Souvent considéré comme banal, le harcèlement de rue est une violence insidieuse. Comment le définir ? Quels sont les comportements en cause ? Une enquête menée à Lausanne cerne les ressentis des femmes et élabore une définition.
Par Marie Lequet, mémoire de master en sciences sociales, Université de Fribourg
On considère souvent le harcèlement de rue comme un phénomène banal, relevant de la subjectivité de chacun·e ou dû à des comportements « naturels » de séduction présents dans les interactions entre hommes et femmes. Ils n'auraient pas d'importance ni de conséquences. En Suisse, il n'existe pas de définition officielle ou juridique : les femmes cibles n'ont aucun vocabulaire issu d'un cadre légal pour nommer leurs expériences.
L’étude présentée dans cet article [1] s'interroge sur la manière dont des jeunes femmes lausannoises définissent ce qui relève du harcèlement de rue et ce qui le distingue d'autres interactions dans les espaces publics. Elle montre que ce type de comportement découle d'un ensemble d'actes et de situations qu'on peut décrire précisément et qui ont des impacts sur beaucoup d'aspects de la vie quotidienne des femmes.
Bien que le harcèlement de rue soit un sujet d'actualité, il n'a été que peu abordé par le champ scientifique francophone. Des études anglo-saxonnes ont déjà proposé des définitions sociologiques depuis les années 1980. L'étude très détaillée de 1993 menée par la chercheuse américaine Cynthia Grant Bowman démontre que l'auteur de harcèlement est toujours inconnu de sa cible et qu'il peut s'agir d'actes verbaux ou non verbaux. Elle donne pour exemple les regards insistants, les sifflements, les insultes, les remarques sexistes ou sexuelles, les attouchements ou le fait d’être suivie [2]. Une récente étude belge précise que ce sont la fréquence et la répétitivité des actes (même ceux considérés comme moins « graves ») qui conduisent les cibles à les définir comme harcelants [3].
Fondée sur la grounded theory, mon étude s’est appuyée sur huit entretiens semi-directifs avec des femmes vivant à Lausanne considérant y avoir été cibles de harcèlement de rue. Pour en construire une définition précise, je me suis intéressée à l’identification des actes, aux acteur·trice·s, aux contextes dans lesquels ils se déroulent et, finalement, aux conséquences néfastes qu’ils induisent sur le quotidien des femmes.
Des actes intrusifs et imposés
Les Lausannoises interrogées mentionnent souvent le sentiment d'avoir été interrompues et dérangées dans leurs déplacements dans l'espace public, pour une raison jugée non valable. En ce sens, demander un renseignement par exemple n'entre pas dans cette catégorie. En outre, ces actes sont souvent perçus comme intrusifs, ayant une connotation sexuelle et transgressant les normes sociales d’interaction entre inconnus. En effet, il existe des normes sociales implicites qui entrent en vigueur lorsque deux inconnus se croisent dans la rue. C'est ce que le sociologue Erving Goffman appelle l'inattention civile, ou le fait de s'ignorer mutuellement par respect de l'anonymat et de l'intimité de chacun dans la ville [4]. Or, Carol Brooks Gardner reprend ce concept et précise que les femmes seraient perçues comme des personnes « ouvertes » (au même titre que les enfants et les animaux), signifiant que l’on peut les approcher et donc rompre cette règle sociale [5].
Les personnes interviewées décrivent une série d’actes verbaux et non verbaux comme relevant du harcèlement de rue. Elles citent les commentaires sexistes, sexuels ou sur l'aspect physique (qui ne sont pas perçus comme des compliments), les insultes, les menaces, le fait d’être suivie, touchée ou sifflée et les clins d'œil sans complicité établie au préalable. Il s'agit parfois d'une accumulation de deux actes verbaux et non verbaux. Isolés, ces actes ne seraient pas harcelants mais ils le deviennent lorsqu'ils ont lieu simultanément, par exemple une salutation accompagnée d'un regard insistant.
Autre aspect de définition du harcèlement de rue : il est qualifié comme tel lorsque l'auteur insiste après le refus verbal ou non verbal de la cible. En ce sens, ses actes sont souvent perçus comme imposés car ils ne prennent pas en compte le consentement de la personne cible. Au contraire, une interaction s'apparentant à de la drague courtoise serait « une proposition où tu te sens tout à fait libre de refuser ou pas, et tu sais que si tu refuses, ça va être respecté », explique une Lausannoise. Finalement, les femmes interrogées considèrent être des cibles en raison des sollicitations récurrentes, précisant ainsi que les actes peuvent être commis par des auteurs différents.
Espace privé et espace public
Concernant les acteur·trice·s, les cibles sont en grande majorité des femmes, des personnes appartenant à la communauté LGBTQ+ ou perçu·e·s comme tel·le·s. Ceux qui harcèlent (appelés auteurs) sont majoritairement des hommes, agissant seuls ou en groupe, inconnus de leur cible. Ces comportements s’inscrivent ainsi clairement dans un rapport de genre. Cette configuration s’explique probablement par le rattachement stéréotypique des femmes à l'espace privé et des hommes à l'espace public. Les femmes seraient donc perçues comme des intruses dans l'espace public et le harcèlement de rue serait une manière de leur rappeler leur place socialement construite qu’est le foyer [6].
De plus, ces actes ont généralement lieu lorsque les femmes se déplacent seules, sans la « protection » d'un homme. Ce contexte limite la possibilité qu'il y ait des témoins. Parfois, ils se produisent lorsqu'elles sont accompagnées d'autres femmes. Les entretiens indiquent aussi qu'ils se déroulent dans tout type d'espace public, y compris les transports publics et les établissements nocturnes, bars et boîtes de nuit par exemple.
L'enquête démontre que le harcèlement de rue a des conséquences restrictives sur les cibles qui vont bien au-delà d'un sentiment d'insécurité déjà relevé dans d'autres études. En effet, il implique notamment une perte d'autonomie et de liberté de mobilité dans les espaces publics.
Les stratégies d’évitement
Les Lausannoises interrogées énumèrent des listes de précautions et de stratégies d'évitement qu’elles mettent en place et qui semblent devenus des réflexes routiniers. Ainsi, elles ont tendance à marcher en regardant devant elles d'un air décidé et évitent de croiser des regards. Elles téléphonent ou portent leurs écouteurs, non pas uniquement pour le plaisir d'écouter de la musique mais bien souvent pour « tout bloquer » et ne rien entendre, comme le mentionne l'une des Lausannoises. Leur but est de signifier à l'entourage qu'elles ne sont pas disponibles, qu'il ne faut pas les déranger. Dès la tombée de la nuit ou lorsqu'une rue est peu fréquentée, elles préfèrent modifier leur trajectoire, privilégient les trajets en taxi ou en voiture, ou s'organisent afin d'être accompagnées. Elles disent être fréquemment dans un état d'alerte et de vigilance dans l'espace public. Certaines se tiennent même parfois prêtes à téléphoner ou à enclencher une alarme.
D'une manière générale, les participantes de l’étude affirment faire souvent preuve d'organisation avant de se rendre dans l'espace public. Elles organisent un transport ou un accompagnement, pensent à emporter un spray au poivre ou à adapter leurs vêtements à la situation. À ce propos, l'une d'entre elles raconte : « Si je sais que je vais rentrer seule le soir, c'est malheureux mais j'ai tendance à ne pas mettre une jupe. » À travers ce type de discours se donne à voir une intériorisation de l'idée selon laquelle les victimes seraient coupables des violences subies, notamment à cause de vêtements jugés « provocants ».
Des gestes intériorisés
Les entretiens menés montrent que la réaction la plus fréquente face à ces comportements est l'ignorance. Autrement dit, ne pas répondre et passer sa route. Les femmes estiment que toute réaction est inutile et qu'il faut privilégier leur sécurité. On peut faire l'hypothèse que cela résulte en réalité d’un «contrôle émotionnel» [7]. En nous basant sur ce concept de Hochschild, les femmes forceraient leurs émotions à correspondre à ce qui est socialement attendu d’elles. Ainsi, dans une société qui requiert d’elles qu'elles soient amicales, nos analyses donnent à voir qu’elles opèrent un travail émotionnel pour cacher leurs peurs. Une socialisation genrée apprend en effet aux filles qu'elles sont vulnérables, responsables de leur propre sécurité, et qu’elles doivent montrer que le harcèlement de rue ne les atteint pas.
Tous ces gestes intériorisés afin d'éviter ou minimiser le harcèlement de rue montrent qu'il n'a rien de banal ou de subjectif. Au contraire, on constate qu'il structure l'expérience des femmes dans les espaces publics. Même les actes considérés comme « inoffensifs » ont un impact sur leur sentiment d'insécurité.
[1] LEQUET, Marie, (2019) : Harcèlement de rue à Lausanne : une tentative de définition. Mémoire de Master en sciences sociales, sous la dir. de Caroline Henchoz. Université de Fribourg, 110 p. Version pdf du mémoire disponible sur demande à
[2] BOWMAN, Cynthia Grant, (1993) : Street Harassment and the Informal Ghettoization of Women. Harward Law Review. N°3, vol. 106, pp. 517-580.
[3] GARANCE, A.S.B.L. (2019) : Le harcèlement sexiste dans l'espace public. Analyse de la littérature scientifique. www.garance.be, Bruxelles.
[4] GOFFMAN, Erving (1971) : Relations in Public. Microstudies of the Public Order. Londres : Penguin.
[5] GARDNER, Carol Brooks (1995) : Passing By : Gender and Public Harassment. Berkley : University of California Press.
[6] BOWMAN, Cynthia Grant, (1993) : Street Harassment and the Informal Ghettoization of Women. Harward Law Review. N°3, vol. 106, pp. 517-580.
[7] HOCHSCHILD, Arlie Russell, (2003) : Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. Travailler. N°1, vol. 9, pp. 19-49.
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Marie Lequet, «Mettre des mots sur le harcèlement de rue», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 février 2020, https://www.reiso.org/document/5600