Être homosexuel·le dans un monde hétéronormé
Comment les jeunes homosexuel·le·s vivent-ils/elles leur orientation sexuelle dans une société qui assigne tacitement une attirance hétérosexuelle aux gens ? Deux témoignages esquissent des réponses.
Par Cristina Malta Aleixo et Laetitia Dupraz, bachelor en Travail social, Haute école de travail social et de la santé (HES-SO), Lausanne
Vivre une orientation sexuelle minoritaire se répercute-t-il sur le parcours de vie des jeunes homosexuel·le·s [1] ? Pour répondre à cette question, l’analyse d’expériences de vie décrites par un petit nombre de personnes (Bertaux 2016) permet de faire apparaître des phénomènes collectifs et un monde social. A l’aide de cette approche compréhensive, Agniès [2], une femme de 29 ans, et Jules, un homme de 24 ans, ont livré leur témoignage [3].
Ces deux cheminements ont montré que l’hétéronormativité favorise une tendance générale à se définir comme hétérosexuel·le·s et à s’attendre à une telle caractéristique chez les autres. Cette norme se maintient, par exemple, au moyen des représentations sociales, du langage hétérocentré [4] et de l’homophobie. Celle-ci amène à considérer les autres formes de sexualité comme « déviantes ». Être gay et lesbienne devient un processus en soi, alors qu’être hétérosexuel·le « va de soi ».
Les représentations sociales, ainsi que le soulève Jodelet (1989), sont une forme de connaissance, élaborée et partagée, ayant une visée pratique à la construction d'une réalité commune d’un ensemble social. Ces informations font surgir des sentiments vis-à-vis d’autrui, comme la méfiance, conduisant à des comportements, tel que l’évitement.
Les conceptions de l’homosexualité, elles, contribuent à repérer les individus susceptibles d’être homosexuel·le·s. Des stigmates, à l’image du style vestimentaire ou de comportements genrés, sont à l’origine de ces présupposés. L’une des perceptions les plus connues repose sur le concept de l’inversion du genre : le garçon efféminé et la fille masculine. Ces critères amènent à catégoriser autrui en tant qu’homosexuel·le, que cela soit avéré ou non. Une fois les personnes ainsi assignées, elles et ils risquent d’être victimes d’actes d’homophobie, allant de la discrimination à la violence verbale ou physique.
Prendre conscience de son homosexualité
Dans ce contexte hétéronormatif, les homosexuel·le·s vont vivre un cheminement singulier. Sans représenter des éléments contribuant à entamer une construction identitaire, des « signes » peuvent être présents durant l’enfance, selon les propos rapportés par Agniès et Jules. Leurs comportements et leurs attirances s’inscrivent comme des éléments clés qui leur permettent de débuter leur introspection aux alentours de 14 ans. Leurs perceptions n’étant pas celles attendues dans un contexte hétérocentré, Agniès et Jules éprouvent un sentiment d’étrangeté à leur propre égard. Ces sensations amènent les personnes soit à entamer une réflexion sur leur affinité, soit à la refouler, car elles et ils ne parviennent pas à la considérer.
Dans le cas du rejet et du déni de ses ressentis, l’individu vit des conflits inconscients qui maintiennent une forme de souffrance, conséquence que l’homosexualité ne peut pas être tue (Mellini, 2009). Ces perturbations internes sont notamment visibles dans le récit de Jules, qui s’engage dans une relation hétérosexuelle sans être prêt à vivre des rapports sexuels avec sa partenaire. Ces agissements traduisent de manière visible des sentiments refoulés qui proviennent de l’inconscient.
Lorsque la tension est insoutenable, comme le démontre l’histoire de vie d’Agniès, certain·e·s décident de recourir à des échappatoires, comme une pratique sportive intensive ou de la violence envers soi-même. La tentative de suicide a d’ailleurs été envisagée par la jeune femme. Elle a considéré cet acte comme une solution pour mettre un terme au mal-être enduré, avant de le percevoir, bien plus tard, comme « un appel au secours ».
S’affranchir de l’identification hétérosexuelle
Les vécus d’acceptation ou de rejet de l’homosexualité impactent les jeunes gays et lesbiennes. Endurer un épisode négatif peut par exemple interrompre le cheminement identitaire. Inversement, une réaction positive favorise la prise de confiance en soi et encourage à entamer, reprendre, voire continuer sa démarche de construction. Dans les deux parcours, Agniès et Jules ont côtoyé des gens ou des lieux d’acceptation, comme des endroits de fréquentation LGBT+ et des sites d’aide sur internet, pour expérimenter un retour favorable ou répondre à leur besoin d’appartenance.
Les personnes continuant leur réflexion identitaire peuvent ressentir que les relations hétérosexuelles ne leur conviennent pas. L’expérience de la bisexualité a offert la possibilité à Jules de rester dans une forme d’hétérosexualité, tout en envisageant l’autre sexe. Cette stratégie encourage à continuer sa construction, tout en mettant de côté la crainte de se définir comme homosexuel·le. Les différentes relations et la comparaison entre elles favorisent en effet le cheminement, voire même l’acceptation de l’identité. Par ailleurs, il est apparu dans les deux trajectoires que les premiers rapports sexuels avec un·e partenaire de même sexe aident souvent à s’affranchir de l’identification hétérosexuelle.
Une fois que les personnes acceptent leur homosexualité, une peur de vivre leur identité peut surgir, ce dont témoignent les deux enquêté·e·s. La crainte de subir des attitudes négatives, que les individus en aient déjà été victimes ou non, les conduisent à mettre en place des stratégies de protection, tel que la dissimulation entière ou partielle de leur identité. Ce mode de vie, ainsi que l’angoisse que leur orientation sexuelle soit découverte, génèrent un grand stress.
Dévoiler et vivre son intimité
Après un certain temps toutefois, les jeunes vont ressentir le besoin de révéler ou de confirmer leur identité à leurs proches. En effet, dans l’entourage, il est possible que certain·e·s soupçonnent l’homosexualité d’une personne en l’ayant « deviné » ou en découvrant des informations intimes [5]. Afin de continuer à se préserver, elles et ils définissent une ou des personnes à qui en parler. La confidence peut entraîner des répercussions sur la relation, que ce soit une rupture ou une consolidation des liens.
Pour celles et ceux qui sont mis au courant, une forme de deuil peut être vécue, comme ce fut le cas pour la maman d’Agniès. Cette dernière a assimilé l’information avec l’incompatibilité de devenir grand-mère. Les proches de Jules, eux, lui ont conseillé d’être attentif avec son identité à son travail, dans le milieu de l’enfance. Cette crainte des répercussions se rapportait à la représentation associant l’homosexualité masculine à la pédophilie, à laquelle sont souvent confrontés les homosexuels, particulièrement dans le domaine professionnel de Jules.
Au bout d’un certain temps, Agniès et Jules ont dépassé leur crainte de vivre leur identité. Les hommes et les femmes assumant leur orientation sexuelle en privé et dans des lieux publics rendent ainsi l’homosexualité visible. Cette posture aide d’autres homosexuel·le·s dans leur construction et encourage les hétérosexuel·le·s à réfléchir à la présence et à la place donnée à la communauté gay et lesbienne.
Pour les deux interviewé-e-s, prendre conscience des effets positifs d’une telle démarche leur a donné du sens pour s’engager et défendre leur statut. En effet, au niveau légal, les homosexuel·le·s ne disposent pas totalement des mêmes droits que les couples hétérosexuels. La violence symbolique exercée par cet environnement entraîne certain·e·s à renoncer à des projets. Jules rapporte qu’il s’était toujours imaginé marié et père, même quand il a réalisé qu’il aimait les hommes. Toutefois, le contexte actuel l’a amené à déconstruire ses envies de fonder une famille [6].
Visibiliser pour « démystifier »
Cette recherche a pu rendre compte de la complexité à se définir homosexuel·le·s dans un contexte hétéronormatif. En effet, la difficulté de s’identifier dans son orientation sexuelle oblige chacun·e à adopter des stratégies pour accéder à soi-même.
Il est important de continuer à développer une société plus inclusive, afin de normaliser l’homosexualité. Pour la « démystifier », son évocation doit exister dès l’enfance [7]. Une représentation plus variée existe déjà dans des séries pour adolescent·e·s et adultes comme Riverdale ou Sex Education [8]. Croissante, la présence de l’homosexualité passe également par d’autres canaux de communication. Les stars se déclarant homosexuel·le·s, les actions des associations LGBT+ et les « Pride » en font partie.
La visibilité de l’homosexualité marque les idéologies sociales, ce qui influence ensuite le cadre légal (Broqua & de Busscher, 2003). En Suisse, la pénalisation de l’homophobie est rentrée en vigueur en février 2020 et un projet de loi autour du « mariage pour tous » a été accepté par le Conseil des Etats le 1er décembre 2020. Ces changements rappellent que les normes ne sont pas naturelles. Elles révèlent, comme le rappelle Dayer (2014), d’une construction intériorisée par chacun·e, au point qu’elles semblent « in-questionnables ». Pourtant, ainsi que le défend l’autrice, tout le monde a le pouvoir de participer à leur élaboration et à leur actualisation.
Bibliographie
- Bertaux, D. (2016). Le récit de vie (4e éd.). Paris : A. Colin.
- Broqua, C. & de Busscher, P.-O. (2003). « La crise de la normalisation : expérience et condition sociales de l'homosexualité en France », in C. Broqua, Y. Souteyrand, F. Lert (Dir.), Homosexualité au temps du Sida : tensions sociales et identitaires, Paris : ANRS, 19-33.
- Dayer, C. (2014). Sous les pavés, le genre : Hacker le sexisme. La Tour d’Aigues : L’Aube.
- Jodelet, D. (1989). « Les représentations sociales : un domaine en expansion. » in D. Jodelet (Dir.), Les représentations sociales, Paris : Presses Universitaires de France, 45-78.
- Loi fédérale du 18 juin 2004 sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe (Loi sur le partenariat) (= Lpart ; RS 235.1 ; état le 24 janvier 2021).
- Mellini, L., (2009). « Entre normalisation et hétéronormativité : la construction de l’identité homosexuelle. » Déviance et Société, 1(33), 3-26.
[1] Cet article se fonde sur le travail de bachelor « Hétérocentrisme et homosexualité : comment se construire « hors de la norme » dirigé par Karine Clerc et présenté en 2018 à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO), 60 pages.
[2] Afin de garantir l’anonymat, des prénoms d’emprunt sont utilisés dans cet article.
[3] Tous deux sont engagé·e·s auprès d’une ou de plusieurs associations LGBT+.
[4] Il serait, par exemple, demandé à un garçon s’il a une petite amie. Pour utiliser un langage inclusif, il faudrait donc plutôt dire « As-tu quelqu’un dans ta vie ? » ou « As-tu une amoureuse ou un amoureux ? ».
[5] Dans le cas des deux témoignages, Jules est questionné sur son orientation sexuelle par la mère de sa petite amie, quand celle-ci apprend qu’il n' « arrive » pas à avoir des relations sexuelles. Quant à Agniès, sa mère lit son journal intime et y découvre les réflexions amoureuses de sa fille envers sa meilleure amie.
[6] Le mariage pour tous n’est pas encore légalisé en Suisse. Les homosexuel·le·s ont accès au partenariat enregistré, qui n’offre néanmoins pas les mêmes droits que le mariage. Par exemple, il leur est interdit de recourir à la procréation médicalement assistée et à l’adoption (art. 27a et 28 de la Loi fédérale du 18 juin 2004 sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe). Toutefois, depuis le 1er janvier 2018, l’un·e des partenaires dispose de la possibilité d’adopter l’enfant mineur de sa ou son conjoint·e.
[7] Au travers, par exemple, de livres avec différentes illustrations de l’homosexualité.
[8] Riverdale, parue en 2017, pour les plus de 13 ans ; Sex Education, disponible depuis 2019 et conseillée dès 16 ans.
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Cristina Malta Aleixo et Laetitia Dupraz, « Être homosexuel·le dans un monde hétéronormé », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 mars 2021, https://www.reiso.org/document/7216