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«Le travail social doit tisser des liens libérateurs»

Jeudi 31.10.2024
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© Astrid Di Crollalanza

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© Astrid Di Crollalanza

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Face aux défis du travail social au XXIe siècle, le sociologue français Serge Paugam appelle à une transformation profonde des pratiques et des politiques, plaçant la reconnaissance et le collectif au cœur de l'intervention sociale. Grand entretien exclusif.

« Serge Paugam est ici ? » Sur le visage de cet étudiant de la Haute école de travail social de Genève, l’enthousiasme et la réjouissance sont palpables. Le sociologue français, auteur de L’attachement social [1] récemment paru, a en effet accepté l’invitation de la HETS. En ce 26 septembre 2024, le directeur de recherche du CNRS et directeur d'études à l'École des Hautes études en Sciences sociales, en France, a rejoint la Cité de Calvin en vue d’une conférence sur la protection de l’enfance [2]. Et d’évoquer les enjeux contemporains du travail social, dans le champ de l’enfance et plus largement, avec REISO.

(Céline Rochat, REISO) Serge Paugam, quel regard portez-vous sur la protection de l’enfance à la lumière de vos travaux sur l'attachement social ?

(Serge Paugam) Quand j'ai commencé à effectuer des recherches sur la pauvreté, j’ai tout de suite été confronté à la question de la protection de l'enfance, parce qu'il existe un lien très fort entre les formes de la pauvreté et l’encadrement des familles effectué dans le cadre de la protection de l'enfance. Mes premiers travaux portaient sur des familles dont les parents avaient eux-mêmes été placés dans leur enfance. En réalisant des monographies familiales — un peu à la manière d'Oscar Lewis dans Les enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine, où il avait interviewé tous les membres de la famille, les parents, chaque enfant pour voir quelles sont les expériences vécues de la pauvreté, ainsi que les aspirations des un·es et des autres —, j'avais été surpris de voir à quel point la protection de l'enfance peut renvoyer à des souffrances, aussi bien chez les enfants lorsqu’ils sont placés que chez les parents lorsque leurs enfants leur sont retirés et qu’ils perdent leur autorité parentale.

Vous avez donc documenté ces souffrances du point de vue des personnes concernées...

En effet, les souffrances vécues par les enfants qui sont placés diffèrent de celles des parents à qui l’on retire les enfants, et qui se sentent socialement disqualifiés dans leurs fonctions parentales. C'est une sanction extrêmement forte, à laquelle j'étais sensible.

Serge Paugam en dates

1960 Naissance le 9 mars à Lesneven (Finistère)
1988 Thèse de doctorat sur La disqualification sociale [5]
1997 Fonde et dirige la collection «Le lien social » (PUF)
2001 Directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales
2008 Publie Le lien social (PUF)
2010 Fonde la revue Sociologie (PUF) dont il est toujours directeur
2017 Directeur de recherche de classe exceptionnelle au CNRS ; Co-publie Ce que les riches pensent des pauvres» (Seuil)
2019 Prend la direction du Centre Maurice-Halbwachs
2023 Publication de L’attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine (Seuil)

Au début de vos recherches, dans les années 80, comment se positionnaient les travailleurs et travailleuses sociales, face à cette protection de l’enfance ?

A cette époque, les chercheurs et chercheuses en travail social faisaient preuve d’une optique très critique et la remise en question de l’intervention sociale était très forte. Il y avait de grosses interrogations autour de la fonction de contrôle social, la fonction de coercition, exercée par toutes et tous les professionnels du social sur ces masses laborieuses dont on considérait qu'elles s’écartaient des normes considérées comme les normes légitimes d'éducation des enfants. C’était alors une fonction de contrôle dans une perspective très foucaldienne. Il venait de sortir aussi La police des familles, de Jacques Donzelot, puis une année après, en 1978, Le travail social, ouvrage dans lequel Jeannine Verdès-Leroux montrait, dans une perspective critique très bourdieusienne, la violence symbolique exercée sur les pauvres par les travailleurs et travailleuses sociales.

L’accompagnement des familles d’enfants placés est aujourd’hui une des composantes de la protection de l’enfance. Quelles autres évolutions distinguez-vous dans la protection de l’enfance ?

J'en vois au moins trois. La première repose en effet sur un accompagnement beaucoup plus rigoureux et systématique des familles d’enfants placés. Les quatre types de liens social [3] sont pris en compte et, malgré les possibles maltraitances, les professionnel·les essaient de faciliter ou de retisser le lien entre parents et enfants. A l’époque, on laissait tomber ces familles, considérées comme « indésirables » par le jugement qui était porté à leur encontre, ce qui avait pour conséquence qu’elle se marginalisaient encore davantage après qu'on leur avait retiré leurs enfants. Et face à la puissance de l'État et des institutions, le combat de ces familles était quasiment vain.

On ne peut pas augmenter le niveau de formation des travailleurs sociaux et ne pas leur donner les moyens adéquats pour pouvoir l'exercer. Autrement, on va dans le mur.

Mais aujourd’hui, c’est là la deuxième évolution, la société est beaucoup plus sensible aux violences institutionnelles et aux droits des enfants. Il y a une réelle préoccupation des cas où les enfants subissent de la maltraitance dans une institution ou une famille où ils ont été placés pour être protégés de leurs parents. Le fait d’inscrire dans la loi, en 2002 en France, les droits des usagers et usagères, dont font partie les enfants, a contribué à une meilleure prise en compte de cette question. Et la troisième évolution est liée à la formation des travailleuses et travailleurs sociaux. Les professionnel·les sont maintenant formé·es à la psychologie, mais aussi à la sociologie, aux sciences sociales. Je crois qu'ils et elles sont mieux outillé·es aujourd'hui, plus distant·es aussi, avec plus de réflexivité sur leur métier, pour affronter la critique qui leur est adressée.

La formation des professionnel·les du travail social s’est développée, mais sur le terrain, la situation reste difficile et les moyens limités. N’est-ce pas hypocrite de doter les gens de connaissances pointues mais pas des moyens leur permettant de les mettre en pratique ?

C’est un paradoxe réel, générateur de mal-être et de malaise dans la profession. Les travailleuses et travailleurs sociaux sont mieux formés, mais effectuent un travail en décalage par rapport à leurs aspirations et à leur formation. On a élevé le niveau, mais la situation de terrain ne permet pas véritablement d'exercer le métier tel qu'ils et elles l'entendent et pour lequel ils et elles se sont formé·es. Leurs aspirations de réalisation dans le travail social, conformément à leur vocation initiale, sont contrées par les contraintes institutionnelles qui pèsent sur le travail social et qui mène, en France en tout cas, à une forme de malaise généralisé. On ne peut pas augmenter le niveau de formation des travailleurs sociaux et ne pas leur donner des moyens adéquats pour pouvoir l'exercer. Autrement, on va dans le mur.

Certes les moyens financiers ne coïncident pas avec les besoins du terrain. Mais la profession, de laquelle la société attend beaucoup, ne manque-t-elle pas de valorisation ?

Il y a effectivement un grand travail à mener sur les aspects de reconnaissance et de valeur, qu’il s’agisse des professionnel·les ou des bénéficiaires. L’engagement des professionnel·les doit être davantage valorisé, comme doit l’être le sens de l'utilité des personnes à qui l’on s'adresse. Il est nécessaire de reconnaître la valeur des gens, leur parler de leurs valeurs. La protection, c’est nécessaire, mais ça ne suffit pas. Donner une béquille à une personne en situation de handicap, c’est une chose, mais agir pour qu’elle soit regardée aussi par sa valeur, par ce qu'elle apporte de positif à la société est indispensable. Les travailleuses et travailleurs sociaux sont sensibles à cette question de la reconnaissance, et le travail sur cette dimension humaine constitue un aspect très stimulant. Mais pour y parvenir, il faut disposer de temps d’accompagnement social, temps souvent manquant au quotidien des professionnel·les. Pourtant, il me semble que créer des liens libérateurs et non fondés sur une relation asymétrique d’aidant-aidé·e, potentiellement oppressante, est capital. Pour sortir de ça, il faut créer des conditions d'une possible émancipation par les liens que l'on tisse, ce qui demande du temps et des moyens.

Les professionnel·les du travail social détiennent-ils les clés pour avancer dans ces changements de paradigme ?

Les directions d’institutions sont évidemment en première ligne à ce sujet précis, car les modes d'organisation ne sont pas toujours opérationnels et doivent être remis en question. Régulièrement, les travailleurs et travailleuses sociales se trouvent coincées avec un cahier des charges leur laissant peu de marge de manœuvre. Et puis, historiquement, la formation en travail social a été davantage influencée par la psychologie que par la sociologie, défendant l'idée qu'il faut réparer les personnes. Dès lors sont déployés des moyens pour protéger la personne, et la soutenir pour qu’elle parvienne à accéder aux ressources qu’elle a au fond d’elle-même. Évidemment, cette dimension émotionnelle et la relation à soi est importante. Mais pour retisser des liens sociaux, le déclic s’opère dans le collectif. Or ce paramètre renvoie à un domaine de l'intervention sociale qui peine, parfois, à s'organiser ; souvent par manque de moyens, et parce que les missions confiées aux travailleuses et travailleurs sociaux ne leur permettent pas véritablement d'intervenir au-delà du périmètre prévu, même pour régler les « cas », comme si chaque cas était isolé. Pourtant, très souvent dans des territoires, il y a des liens à construire pour que justement, ces cas ne soient plus des cas, mais soient vraiment traités dans le cadre d'une collectivité plus large. Et là aussi, il y a des actions à mener, des structures à penser pour que les personnes en difficulté soient mieux intégrées à ce niveau collectif.

Les vraies questions à résoudre sont : quels sont, aujourd’hui dans notre société, les objectifs à atteindre avec le travail social ? Quel type de travail social veut-on véritablement pour la société du XXIᵉ siècle ?

On en revient donc à la question : les clés pour avancer ne sont pas dans les mains de celles et ceux qui sont sur le terrain...

Comme je l’ai dit, tant le travail sur la reconnaissance que sur le collectif demande de repenser le mode d'organisation du travail social. Et là, en effet, les directions d’institutions doivent prendre le taureau par les cornes. Mais comme elles dépendent, elles aussi, de financeurs, il s’avère indispensable de déployer une concertation à plusieurs niveaux. Si seuls les professionnel·les de terrain demandent des moyens, cela va être géré comme des problèmes d'ordre syndical, alors qu’il y a là un chantier qui dépasse le cadre de la simple rémunération ou des conditions de travail. Les vraies questions à résoudre sont : quels sont, aujourd’hui dans notre société, les objectifs à atteindre avec le travail social ? Quel type de travail social veut-on véritablement pour la société du XXIᵉ siècle ? Il me semble que ces questions s’imposent aujourd’hui et doivent faire l’objet de débats, non seulement au sein des professions du social, mais aussi au-delà.

Si l’on en revient à la protection sociale de de l’enfance, il y a donc là aussi une réflexion sur le collectif à mener pour favoriser les liens...

Ma théorie développée dans L'attachement social formule un cadre analytique aidant à penser les évolutions du monde et les formes de solidarité. A la lumière de cet apport et en matière de protection sociale de l’enfance, il faut essayer de comprendre les relations et interactions entre trois types d’acteurs, les enfants, les familles de ces enfants et les travailleurs sociaux, ainsi que les institutions dont dépendent les travailleurs sociaux.

Au sein d’une institution, comment retravailler ces liens sociaux entre les professionnel·les et les jeunes accueillis ?

Questionner les expériences vécues par les parents, les enfants et les professionnel·les du social en général permet de faire émerger les manques, à commencer par ceux de ces jeunes ; Quelles sont les difficultés qu'ils rencontrent, parfois depuis leur naissance, depuis les premiers mois, les premières années de leur vie ? Quelles sont les réalités auxquelles ils et elles sont confronté·es ? Les écouter, c'est mieux cerner leurs aspirations. La théorie de l’attachement social permet d’analyser l’entrecroisement des quatre types de liens au cours du processus de socialisation. Lorsqu’ils ne s'entrecroisent pas de façon harmonieuse ou si l'un de ces liens fait défaut, le risque de difficultés cumulatives est réel. On peut alors parler d’apprentissage raté.

L’émergence de ces difficultés cumulatives ouvre-t-elle au processus de disqualification sociale ?

isolement disqualification sociale lien social attachement paugam reiso 170© StefanieBaum / Adobe StockQuand on touche à certains liens, il y a comme des ressorts qui se brisent et l'enfant se trouve pris dans une spirale qui peut effectivement engendrer un processus de disqualification sociale précoce. Et intervenir sur ce processus nécessite évidemment d’être conscient·e des mécanismes de la socialisation. En analysant la double dimension de la protection et de la reconnaissance à travers ce prisme, on remarque que ces jeunes sont confrontés à un déficit de protection considérable. Comparativement aux autres enfants, ils ont d’abord moins la possibilité de se faire aider. Ensuite, ils ont souvent le sentiment que, même si des adultes s’occupent d’eux, ces personnes ne peuvent pas réellement les aider ; ils se sentent abandonnés, démunis face aux tâches et aux évolutions que l'on attend d'eux. Ils ressentent un déficit de protection. De surcroît, ces êtres dont les relations sont difficiles — et souvent non soutenantes — avec leur famille, vont aussi (re)vivre des problèmes à l'école, où ils et elles ont à nouveau le sentiment de ne pas être soutenu·es, qu'il est difficile de trouver leur place et que les adultes montrent une tendance à les culpabiliser en ne pointant que leurs difficultés.

Quelles incidences cet isolement vécu à l’école a-t-il sur le reste de la vie de ces jeunes ?

Les situations d'isolement, déjà délétères pour ces personnes, se répercutent souvent dans la sphère amicale. C'est-à-dire qu’au lieu d’être source de protection, comme cela devrait l’être pour répondre à un besoin inhérent de l’enfance où l’équilibre passe par des liens avec des copains et des copines, les « ami·es » adoptent également des comportements de dévalorisation. Et ce manque peut être source de détresse. Pour ces enfants, on assiste donc à un déficit de protection manifeste cumulé. Et en plus, ces jeunes doivent encore faire face au rejet. A ce sujet, les travaux menés dans les années 1960 par Jean Labbens avaient déjà permis de constater la marginalisation des enfants les plus pauvres à l’école, notamment dans la cour de récréation [4]. Il avait observé que ces enfants occupaient des positions marginales dans l’espace, comme si le fait de vivre dans ce type d’habitat dévalorisé rendait les autres méfiant·es, distant·es, repoussant·es. Ces élèves ne parvenaient pas à pénétrer dans les jeux et la vie de la classe comme les autres enfants. Ce sentiment de ne pas être aimé·e, les enfants suivis par la protection de l'enfance le vivent au quotidien. Mais lorsque de telles stigmatisations sont constatées, les adultes ont le devoir d'intervenir auprès des autres, pas simplement de manière culpabilisante auprès des enfants concernés avec des interrogations telles que : « si tu n'as pas de copains, comment ça se fait ? C'est peut-être ta personnalité ou ton caractère qui fait que tu n'as pas de copains. » Sans minimiser les problèmes psychologiques que l'enfant peut connaître, il faut sortir de ce schéma et voir comment est organisée la sociabilité de l'enfant dans son milieu.

Aujourd’hui, les enseignant·es se doivent alors d’adopter aussi une posture favorisant l’insertion sociale...

Il est effectivement de leur ressort, à mon avis, de créer pendant les récrés des activités collectives pour éviter que des élèves se retrouvent isolé·es. Les adultes ont la responsabilité de tout mettre en œuvre pour que ces enfants puissent jouer et interagir avec les autres. Mais en matière de travail social, la démarche est identique. Si on ne remet pas les bénéficiaires au centre, personne ne le fera et les situations vont se reproduire, encore et encore. On en revient au binôme protection et reconnaissance, qui doit aller de pair.

Selon vous donc, la dimension psychologique reste très prégnante dans le travail social, au détriment, parfois, d’une lecture sociologique des situations....

Ce que je m’applique à démontrer dans mon ouvrage, c’est que l'approche psychologique que développait John Bowlby dans sa théorie de l'attachement publiée dès 1969 doit être prolongée par un recours à la sociologie. Sans remettre en question ses travaux, il me semble qu’il s’agit aujourd’hui de prendre en compte les processus de socialisation au-delà de la relation entre l'enfant et sa mère. Cela signifie que les travailleuses et travailleurs sociaux devraient avoir les moyens d’intervenir, non seulement auprès des enfants et de leurs parents, mais aussi dans les lieux de socialisation des enfants, notamment dans les écoles pour sensibiliser le corps enseignant au fait que leur mission est aussi une mission qui touche le lien social, et que ce lien social est essentiel dans tous les apprentissages. Un enfant qui n'entretient pas de liens forts à l'école a tous les risques d’échouer, parce que tout ne se résume pas aux dons d’apprentissage et de capacités de mobilisation face aux devoirs. Les acquisitions sont liées au contexte social, dans lequel les stimulations positives ou négatives permettent ou non de progresser. Aujourd’hui encore, on fait comprendre aux enfants que s’ils ne réussissent pas, c’est parce qu’ils ne sont pas aussi intelligent·es que les autres. Mais de tels discours ne sont plus possibles aujourd’hui !

Compter sur, compter pour : c’est la base. Or, le travail social a été pensé d’abord à partir de compter sur. Articuler ces deux dimensions aide à voir ce qu’il manque et oblige aussi à réfléchir à toutes les relations entre aidant-aidé·e.

En quoi la compréhension de ce phénomène de disqualification sociale est-elle aidante à la mission d’accompagnement qu’assument les professionnel·les du travail social ?

J’en reviens à ma proposition de recourir à une lecture qui croise systématiquement protection et reconnaissance, fondements de chaque type de liens. Compter sur, compter pour : c'est la base. Or, le travail social a été pensé d’abord à partir de compter sur. Articuler ces deux dimensions aide à voir ce qu’il manque et oblige aussi à réfléchir à toutes les relations dont je parlais précédemment entre aidant-aidé·e. Toutes les relations asymétriques ne conduisent pas à des situations d'oppression, mais quand le travail social consiste à protéger davantage qu'à reconnaître, on passe à côté de la relation et on favorise la création de situations de nature oppressive. Pris·es dans leur quotidien, les travailleuses et travailleurs sociaux ne s'en rendent alors pas toujours compte. Donc avoir en tête de tisser des liens qui ne se traduisant pas par des relations oppressantes, même s'ils restent fondés sur une relation asymétrique, c'est ce qui permet de lutter contre le processus de disqualification sociale. Penser en termes d’attachement social conduit à réviser nos modes d'intervention et acquérir une meilleure compréhension des mécanismes en présence.

Comme d’autres de vos confrères, vos travaux démontrent l’importance du lien social, et ses conséquences quand celui-ci est abîmé. Pourtant, certaines politiques sociales continuent à donner peu de place au lien. Comment vivez-vous le manque de prise en considération de vos apports ?

La dimension politique est une composante importante du développement du travail social en raison des moyens financiers qui lui sont alloués. Je dirige actuellement une thèse sur les mineur·es non-accompagné·es, qui fait figure d’exemple en la matière : les travailleurs et travailleuses sociales qui interviennent dans ce champ sont obligées d’adopter un système de tri, lequel engendre des injustices majeures. Par manque d’argent, ces professionnel·les ne peuvent accueillir qu’un nombre limité de jeunes. Les autres ? Ils et elles se retrouvent à la rue, avec tous les phénomènes de précarisation, notamment pour les jeunes adolescentes qui risquent d'être enrôlées dans des systèmes de traite. Donc, par devoir politique, on met en place des structures de protection minimales pour accueillir cette population — sans se soucier du lien —, mais le nombre de places s’avère tellement limité que de toute façon certain·es resteront sur le carreau. C'est comme si les pouvoirs publics n'avaient pas envie de faire plus, par crainte que si on s'occupe trop de ces enfants et de ces jeunes, on crée un appel d'air. Ces injustices quotidiennes liées au système politique, ce sont les professionnel·les qui y font face. Cela soulève des questions éthiques et morales intenables pour ces personnes, qui s’engagent dans leur travail en constatant en parallèle qu’ils et elles sont obligé·es de laisser un tas de jeunes dans la rue. Ces constats du quotidien, qui ne sont pas juste une théorie, réveillent une frustration importante, qui doit être mise en lumière et prise en considération.

Le travail social est donc politique...

Bien sûr qu’il est politique. Pour résoudre ces problèmes, il faut dépasser le cadre institutionnel puisque, souvent, les financements d’institutions dépendent tout ou partie de budgets publics. Et ce sont ces budgets qui contraignent les pratiques.

La compréhension des mécanismes liés au détachement ou à la disqualification sociale permet de repenser les modes d'intervention. Cela donne des perspectives pour ouvrir des chantiers, dans le travail social et en politique.

Manque de moyens financiers, manque de temps... Est-ce encore possible de trouver de la réjouissance dans le travail social ?

Aujourd’hui, les travailleurs et travailleuses sociales sont fortement confrontées à une réalité leur donnant le sentiment de ne pas pouvoir répondre aux problèmes sociaux comme ils le souhaitent. Mû·es par une vocation, une âme altruiste, ils et elles se sont formé·es avec passion et constatent au sortir de l’école que rien ou presque n’avance dans le quotidien des bénéficiaires. Résultat ? Il y a toute une génération désenchantée. Le travail de sociologue passe forcément également par un certain désenchantement du monde. Analyser les réalités, pas toujours agréables à voir et à entendre, ce n'est pas l'enchantement. Mais je n’ai pas pour autant envie de transmettre un message de désenchantement, au contraire... La compréhension des mécanismes liés au détachement ou à la disqualification sociale permet de repenser les modes d'intervention. Cela donne des perspectives pour ouvrir des chantiers, dans le travail social et en politique. On ne doit pas s’en tenir à cette tendance au désenchantement, mais au contraire s’appuyer sur ce constat pour agir et contribuer à transformer le monde.

Ce pouvoir de transformer le monde, vous y croyez sincèrement ?

Dès le début de ma carrière, j’ai toujours eu pour objectif d’être utile. C’est un fil rouge qui m’a toujours guidé dans mes travaux : j'essaie de rendre compréhensifs des phénomènes parfois complexes. Je m’efforce d’adopter une écriture claire et didactique, qui favorise une lecture fine des mécanismes sociaux, afin de donner des outils à celles et ceux qui agissent. Il me semble qu’avec cette idée de partager le savoir, je contribue à mon échelle à une possible transformation du monde.

[1] L'attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine, Paris, Seuil, 2023

[2] Cette conférence a été donnée dans le cadre des festivités du 70e anniversaire de l’association genevoise l’Astural, active dans l’accueil et l’accompagnement des enfants et des jeunes qui rencontrent dans leur développement des difficultés trop grandes pour qu’eux-mêmes et leurs familles puissent les surmonter seuls.

[3] Ndlr : dans ses travaux, Serge Paugam distingue quatre types de liens sociaux qui attachent les individus les uns aux autres et à la : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté.

[4] Jean Labbens, Le Quart Monde. La pauvreté dans la société industrielle : étude sur le sous-prolétariat dans la région parisienne, Pierrelaye, Editions Science et Servive, 1969.

[5] Serge Paugam, « La disqualification sociale : statuts, identités et rapports sociaux des populations en situation de précarité économique et sociale », EHESS, Paris, EHESS,‎ 1er janvier 1988

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Comment citer cet article ?

Céline Rochat, ««Le travail social doit tisser des liens libérateurs»», REISO, Revue d'information sociale, publié le 31 octobre 2024, https://www.reiso.org/document/13302

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