Jouer au foot pour réduire ses vulnérabilités ?
La pratique d’un sport n’est pas intégratrice en soi. Quelles sont les stratégies adoptées ? Jouer dans un club communautaire ou un club mixte ? Le parcours de cinq migrants portugais à Genève.
Par Sarah Müller, Mélina Gonzalez, Emilie Richard, Lucien Mèche, étudiant·e·s ; Laurent Paccaud, Jérôme Berthoud [1], assistants-doctorants, Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne
Depuis la fin des années 1980, en réponse notamment à la crainte d’une « fragmentation » des sociétés nationales (Gasparini, 2008), les pouvoirs politiques, bien relayés par les médias, font régulièrement l’éloge du potentiel intégrateur du sport. Les valeurs qu’il véhicule sont également mises en avant dans la littérature scientifique : « Par ses principes, ses règles, son fonctionnement, son appel à la discussion, il [le sport] prend place dans ce processus continu d’intégration, dans la mesure où sa pratique implique, comme l’école ou le travail, la participation à un univers social distinct de la famille et signifie le mouvement d’appropriation progressive des différents univers qui définissent une société » (Mignon, 2000, 15).
La plupart des études récentes s’accordent néanmoins sur la position selon laquelle la pratique d’un sport n’est pas intégratrice en soi. Les conditions de pratique et d’encadrement, mais aussi la manière dont la personne s’investit dans sa pratique sportive facilitent, ou compliquent, l’intégration. Le sport compétitif impose des confrontations avec d’autres équipes qui peuvent aussi renforcer la distance entre populations immigrées et locales (Bretin-Maffiuletti, 2011) ou exacerber des conflits ethniques (Pilz, 2008).
L’existence de clubs de migrants, dits également « clubs communautaires », fait elle aussi débat. Certains auteurs perçoivent ces associations comme les conséquences d’un « repli communautaire » (Gasparini, 2007 ; Talleu et Weiss, 2007), qui prend racine dans un sentiment d’exclusion ressenti par les immigrés, qui renforce la solidarité interne et contribue à l’existence de ces clubs. D’autres mettent en avant le rôle de support à l’échange ou d’intermédiaires d’intégration joué par ces clubs, dont les membres se rassemblent pour participer et non pour s’isoler (Poli et al., 2012).
La vulnérabilité sociale et relationnelle
Néanmoins, peu de travaux donnent véritablement la voix aux acteurs du « terrain », au sens propre du terme : les joueurs. C’est le choix opéré dans le cadre d’un travail universitaire plus large, où la question de l’intégration par le sport des migrants, a été abordée sous l’angle des vulnérabilités. L’intégration peut, en effet, être définie comme une manière de réduire la « vulnérabilité sociale » [2]. Notre étude se base sur le parcours de cinq migrants d’origine portugaise, pratiquant le football dans des clubs mixtes et/ou des clubs de migrants en région genevoise. A travers des entretiens relativement peu directifs, nos interlocuteurs ont été encouragés à retracer leurs parcours de vie et à le mettre en lien avec leur carrière footballistique.
Dans le cadre de cet article, un accent particulier est mis sur la « vulnérabilité relationnelle » [3] qui semble jouer un rôle déterminant dans les décisions des migrants rencontrés de rejoindre un club plutôt qu’un autre. Nous souhaitons montrer comment la pratique du football peut contribuer à la réduction de cette vulnérabilité, en mettant en exergue la pluralité et les similitudes des trajectoires d’intégration. Notre hypothèse stipule que les clubs de football de migrants accueillent en priorité des jeunes hommes en situation de vulnérabilité. A l’inverse, une faible vulnérabilité relationnelle devrait, par hypothèse, pousser les joueurs à rejoindre un club mixte.
Les résultats montrent que cette hypothèse est confirmée dans quatre cas sur cinq. C’est premièrement le cas pour le seul joueur rencontré dont la trajectoire analysée ne contient pas d’éléments significatifs de situations de vulnérabilité relationnelle. Arrivé en Suisse à l’âge de 3 ans, Hugo débute dans les écoles genevoises dès la première enfantine et estime que son parcours scolaire a facilité son intégration en Suisse. A cette occasion, il apprend le français, les « traditions genevoises », il s’intègre dans la vie de son quartier et se crée un cercle social riche. Hugo s’inscrit, avec ses copains, dans un club mixte, ce qui incite à penser qu’en l’absence de vulnérabilité relationnelle, le choix d’un club de migrants n’est pas pertinent.
Se faire des amis et un réseau
Parmi les quatre autres joueurs rencontrés, trois rejoignent un club de migrants alors qu’ils sont dans une situation de vulnérabilité relationnelle. En difficulté financière, le père de Léo décide de migrer en Suisse avec sa famille pour travailler auprès de son frère dans le domaine agricole. Lorsqu’il arrive à Genève, il a 16 ans, et se retrouve pratiquement seul dans un environnement inconnu. Il intègre un club de migrants selon les conseils de son cousin qui vit sur place. Rejoindre un club portugais lui paraît plus facile, lui qui ne parle pas encore le français : « C’est plus simple que d’aller dans un club suisse où il y a pas de Portugais qui jouent. » Bien qu’il avoue ne pas avoir appris le français dans ce club, il devient entraîneur et a l’occasion de se réorienter professionnellement : « Par le foot, j’ai aussi pu faire un mini réseau. Ah, toi tu fais comptable, toi tu fais électricien… Avec ces contacts, ça m’a aidé dans la vie à côté, ici en Suisse, dans des projets et même, pour moi, au niveau professionnel. » [4] En effet, il délaisse la profession de mécanicien pour l’éducation de la petite enfance grâce à un coéquipier qui le met en relation avec une crèche.
Les deux autres joueurs qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité relationnelle sont Rafael et Paul. Si tous les deux ont rejoint dans un premier temps un club de migrants, ils se redirigent plus tard vers un club mixte. A son arrivée en Suisse, Rafael est déjà âgé de 20 ans. Trop accaparé pas son travail, il se retrouve contraint d’abandonner pendant un certain temps la pratique du football. Après quelques années sans pratiquer de sport et dans un environnement où il côtoie presque exclusivement des Portugais, son supérieur hiérarchique, lui-même d’origine portugaise, l’invite à rejoindre un club de migrants. Jouer dans ce club lui permet d’élargir son réseau social portugais : « Tu commences à te faire des amis, tu peux sortir le soir, le weekend, faire des connaissances. » Par la suite, il décide de suivre son entraîneur lorsque ce dernier rejoint un club mixte. L’affiliation à ce nouveau club lui permet de se familiariser avec des personnes d’origines diverses, avec qui il se sent particulièrement bien : « Ils m’ont tellement, tellement, tellement bien intégré dans le club, dans l’équipe. De la part des joueurs, de l’entraineur, du président. Ils m’ont vraiment bien accueilli dans le club que ça m’est resté dans le cœur. »
L’intégration dans un environnement diversifié
Paul avoue ne pas s’être senti à l’aise dans un club de migrants. Lors de son arrivée en Suisse, à l’âge de 16 ans, il se sent dans une situation de vulnérabilité sur le plan relationnel. Cela n’a pas été facile pour lui de quitter son pays d’origine, son réseau d’amis et son équipe de football, pour rejoindre la Suisse où il ne connaissait que sa famille. A son arrivée à Genève, trouver un club dans lequel il pourra reprendre sa pratique du football est une priorité : « Nous [son frère et lui], ce qu’on a demandé direct, c’était le foot. » Il rejoint alors un club de migrants, par le biais d’une connaissance portugaise de son père. Il estime néanmoins que cette expérience ne lui a pas permis de s’intégrer : « Tu ne t’adaptes pas forcément au pays, tu es entouré que de gens de ta langue maternelle, tu t’adaptes moins vite. » Le joueur considère en effet la maîtrise de la langue française comme un outil essentiel à son intégration. Ce n’est que lorsqu’il rejoint un club mixte par la suite, pour des raisons sportives mais aussi par volonté d’intégration, que Paul dit enfin pouvoir réellement s’intégrer au pays et se créer un réseau social plus diversifié. Il le dira lui-même : « On s’adapte mieux quand on est dans un club suisse que dans un club portugais. La mentalité aussi est différente. »
Enfin, l’exemple de Pablo est le seul qui remet en question notre hypothèse de base puisque ce dernier rejoint directement un club mixte, malgré ses vulnérabilités relationnelles apparentes à son arrivée en Suisse. Lorsqu’il y rejoint ses parents, à l’âge de 13 ans, il ressent le besoin de continuer à jouer au football. N’ayant pas connaissance de l’existence de clubs de migrants, il accompagne un membre de sa famille qui joue dans un club mixte. Il parvient très vite à surmonter les difficultés de la langue, qu’il considère comme le premier obstacle à affronter, qui lui permet de se construire un réseau social. Dès ce moment, sa vulnérabilité relationnelle diminue fortement, lui permettant de s’intégrer pleinement dans la société genevoise. Par la suite, son club deviendra, selon ses dires, « comme une petite famille ».
Un soutien et un tremplin professionnel
Notre hypothèse est donc partiellement confirmée puisque dans 4 cas sur 5 étudiés, le lien supposé entre vulnérabilité relationnelle et type de club choisi est effectivement observé. Ces derniers ne se contentent néanmoins pas de jouer un simple rôle d’accueil de jeunes hommes migrants. Les témoignages enregistrés renseignent en effet sur leur potentiel de « support à l’échange » (Poli et al., 2012). Ainsi, nos résultats interrogent le sens négatif associé à l’idée de l’enfermenent communautaire par opposition à l’intégration. On observe au contraire que ces clubs peuvent servir de soutien vers l’intégration par la communauté. Ils peuvent servir d’intermédiaire vers un club « mixte » ou même de tremplin professionnel. Clubs de migrants et clubs mixtes apparaissent ainsi comme deux types d’offres complémentaires, qui, chacune à sa manière et à différentes phases du processus d’intégration, peuvent aider les migrants à réduire certaines formes de difficultés d’intégration.
Dans la perspective d’un travail futur, il serait également intéressant de prendre en compte le rôle des femmes migrantes au sein des clubs sportifs. Participent-elles aux activités des clubs de football ? Et si oui, sous quelles formes ? Cette question permettrait d’en soulever une autre : les terrains de football représentent-ils des lieux d’exclusion pour les femmes migrantes ou de domination par le genre masculin ? Si le présent article tend à justifier la place de la pratique du football dans les processus d’intégration, cette dernière ne serait-elle pas réservée à la population très restreinte des hommes âgés de 15 à 40 ans environ, en bonne santé physique et ayant un passé de footballeur ?
Bibliographie :
- Bretin-Maffiuletti Karen (2011), « Immigration polonaise et pratique sportive en milieu de grande industrie », Hommes & Migrations, n° 1289, pp. 38-47.
- Castel Robert (1995), « Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Paris : Fayard.
- Cohen Valérie (1997), « La vulnérabilité relationnelle. Essai de cadrage et de définition », Socio-anthropologie, n° 1, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 14 février 2015.
- Gasparini William (2007), « Le sport entre communauté et communautarisme », Diversité, 150, pp. 77-83.
- Gasparini William (2008), « L’intégration par le sport. Genèse politique d’une croyance collective », Sociétés contemporaines, n° 69, pp. 7-23.
- Mignon Patrick (2000), « Sport, insertion, intégration », Revue Hommes et migrations : Au miroir du sport, n°1226, pp. 15-26.
- Pilz Gunter (2008), « Football et conflits ethniques à l’exemple des ligues juniors de Basse-Saxe », in Busset, T., Jaccoud, C., Dubey, J.-P. et Malatesta, D. (eds), Le football à l’épreuve de la violence et de l’extrémisme, pp. 169-185.
- Poli Raffaele, Berthoud Jérôme, Busset Thomas et Kaya Bülent (2012), « Football et intégration. Les clubs de migrants albanais et portugais en Suisse », Berne : Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales.
- Talleu Clothilde, Weiss Pierre (2007), « Sociabilités sportives et immigration. La contribution du football à l’intégration des migrants turcs d’Alsace-Moselle (France) », Bulletin de la société neuchâteloise de géographie, n° 50-51, pp. 115-132.
[1] Cet article est basé sur une recherche de plus grande envergure, réalisée par Sarah Müller, Mélina Gonzalez, Emilie Richard, Lucien Mèche dans le cadre du cours « Activités Physiques et vulnérabilités », donné par la professeure Anne Marcellini à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (ISSUL). Les étudiants ont été encadrés dans leur démarche par Laurent Paccaud et Jérôme Berthoud, assistants-doctorants à l’ISSUL.
[2] Castel (1995) identifie des zones de vulnérabilité en fonction de l’affiliation (ou la non-affiliation) à des réseaux de sociabilités. Selon l’auteur, une personne isolée socialement se situe dans une zone de vulnérabilité.
[3] La vulnérabilité relationnelle peut être comprise comme un processus de distanciation de relations entre individus sur un plan qualitatif et quantitatif (Cohen, 2007)
[4] REISO adapte légèrement certaines citations orales afin de faciliter leur lecture en version écrite.