Asile : la Suisse profite du grand bazar européen
La Suisse se débarrasse d’un tiers des demandes d’asile grâce aux accords de Dublin. Malgré leur victoire juridique sur les méthodes de renvoi, les organisations qui défendent les étrangers continuent de dénoncer des procédés indignes.
Par Aldo Brina, coordinateur de l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers
Le règlement européen dit de « Dublin », que la Suisse applique depuis décembre 2008, a pour but d’éviter qu’un même requérant d’asile dépose une demande dans deux pays d’Europe. La règle veut que le premier pays où le requérant d’asile est enregistré devient compétent pour traiter sa demande. Si la personne poursuit son voyage et s’adresse à un second pays, celui-ci le renvoie vers le premier pays sans même entrer en matière sur sa demande.
Au niveau européen, c’est une grande partie de flipper qui s’est entamée. Chaque pays cherchant à avoir le moins de requérants d’asile à sa charge, les personnes en quête d’une terre d’asile sont renvoyées à l’expéditeur comme des caisses de marchandises indésirables. Les droits humains des personnes concernées et le sens même d’une politique d’asile au sens large sont clairement menacés.
Clause de renvoi : des abus flagrants
Pourtant, la Suisse en tire officiellement un bilan positif… Pourquoi ? Parce que ce système l’avantage : elle se trouve au cœur de l’Europe, et il est donc difficile de s’y rendre sans passer auparavant par un autre pays. À la fin du mois de septembre 2010, et depuis le début de l’année, la Suisse avait pris 5’090 décisions de non-entrée en matière impliquant un renvoi vers un autre pays, tandis qu’en retour elle avait consenti à reprendre sur son territoire 615 requérants d’asile en provenance d’un autre pays de l’espace Dublin [1]. Le déséquilibre est frappant et l’abus flagrant. Aujourd’hui, Dublin permet à la Suisse de se débarrasser d’environ un tiers des demandes d’asile qui lui sont adressées.
Le hic, c’est que parmi les personnes renvoyées se trouvent d’une part de « vrais » réfugiés, et d’autre part des gens vulnérables (femmes seules avec des enfants, individus traumatisés, etc.). Il est important de se rendre compte qu’avec Dublin, la question n’est même plus de savoir si un requérant d’asile dit vrai ou non, puisque les autorités ont le droit de le renvoyer sans même écouter son récit. De plus, les personnes renvoyées se retrouvent parfois à la rue, dans des pays comme l’Italie ou Malte où une prise en charge correcte des demandeurs d’asile n’est généralement pas assurée.
Prenons le cas de « Bilal ». Originaire de Somalie, il explique qu’il fuit les persécutions d’un groupe islamiste parce qu’il a refusé de devenir un kamikaze. Il entre en Europe par Malte, où il arrive un jour en bateau. Il y est détenu pendant plus de huit mois, dans des conditions pénibles (surpopulation carcérale, hygiène déplorable). Il parvient à fuir vers l’Autriche, puis vers la Suisse. Mais nos autorités sont intransigeantes et le renvoient vers Malte, même s’il n’y a connu que la détention. Amené à se prononcer sur un recours, le Tribunal administratif fédéral n’y trouvera rien à redire : Malte est partie à différentes conventions (CEDH, Convention des réfugiés, etc.), et ce serait à « Bilal » de prouver que l’Etat viole le droit international. Quoi de plus facile pour un requérant d’asile démuni et illettré ?
Clause de non-renvoi : des restrictions flagrantes
Il existe toutefois, dans le règlement Dublin lui-même, une clause de souveraineté qui permet à la Suisse, dans n’importe quel cas, de ne pas renvoyer certaines personnes, si elle estime par exemple qu’ils sont manifestement des réfugiés ou qu’un renvoi serait inhumain en raison de leur grande vulnérabilité. Interrogée par la presse au mois d’août 2010, l’Office fédéral des Migrations déclarait avoir appliqué cette clause pour onze personnes depuis 2008. Il faut ajouter à ce nombre les renvois vers la Grèce, suspendus pour l’heure en raison de l’absence quasi-totale de politique d’asile qui y prévaut. La tendance générale reste que les Etats européens se retranchent derrière le règlement Dublin pour renvoyer les demandeurs d’asile à tour de bras. Pourtant, celui-ci ne contient en réalité aucune obligation de renvoyer mécaniquement les demandeurs d’asile ayant transité par un autre pays.
L’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE) [2] fournit de nombreux exemples concrets permettant d’interpeller les autorités sur cette application mécanique, et continuera de le faire. Les milieux de défense du droit d’asile ont déjà remporté une première bataille. Avant février 2010, les « cas » Dublin étaient renvoyés selon une procédure pour le moins expéditive : les gens étaient arrêtés par la police dans leur foyer au petit matin, on leur notifiait la décision de l’autorité sur le chemin de l’aéroport, et ils étaient expulsés la plupart du temps sans même avoir pu avertir leur mandataire (s’ils en avaient un). L’ODAE a illustré ce type de cas, les associations et leurs relais politiques ont crié au scandale. L’Office fédéral des Migrations n’a pas plié, mais le Tribunal administratif fédéral est venu casser sa pratique en février 2010.
Les méthodes adoptées constituaient de graves violations de règles essentielles de procédure (dixit le Tribunal), mais lorsqu’il s’agit d’expulser des migrants, nos autorités ont fréquemment tendance à estimer que le respect du droit est secondaire. C’est pour cela que l’ODAE doit continuer de veiller, d’illustrer et de dénoncer.
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[1] Statistiques trimestrielles en matière d’asile, septembre 2010, ODM.