Recension : « La migration comme métaphore »
L’auteur Jean-Claude Métraux développe une approche subtile des migrations sociales, temporelles ou spatiales. Il propose aussi des pistes pour dynamiter notre vocabulaire de l’aide.
Par Claudio Bolzman, professeur à la Haute école de travail social, Genève
Le livre « La migration comme métaphore » de Jean-Claude Métraux (Ed. La Dispute, Paris, 2011) s’adresse en premier lieu aux personnes qui travaillent dans les métiers de l’aide au sens large, incluant aussi bien les professions du social, de l’éducation, de la santé, de l’humanitaire, mais aussi les bénévoles, les juristes, les chercheurs, les politiciens, les citoyens engagés. A partir de l’usage de la migration comme métaphore heuristique qui permet de souligner nos similitudes avec ceux qui se déplacent à travers les frontières spatiales, sociales, temporelles, l’auteur se donne comme objectif d’élaborer une pensée qui permet de « dynamiter notre vocabulaire de l’aide » et sortir de notre obsession des différences et des hiérarchisations.
Le postulat de base est que « nous sommes tous des migrants » et que la compréhension de l’expérience des travailleurs migrants et requérants d’asile, jalonnée par les pertes et les deuils, permet de mieux comprendre nos propres trajectoires, nos propres vies dans une forme d’éclairage en retour. Jean-Claude Métraux nous invite à retrouver dans notre existence et celle de nos familles les traces migratoires qui font de nous ce que nous sommes devenus. Il parcourt ainsi, dans le chapitre d’ouverture, les pérégrinations de ses ascendants et les éclairages que ses propres migrations lui ont apportés. Il nous incite en quelque sorte à revaloriser nos savoirs expérientiels par rapport aux savoirs professionnels et académiques.
Cela nécessite d’esquisser une phénoménologie de la migration qui permettrait de relier davantage les « aidants » et les migrants au sens large, sans pour autant méconnaître les différences, bien réelles aussi, par exemple de statut juridique et/ou social, qui rendent leurs liens complexes. La migration est définie comme un déplacement (social, temporel et/ou spatial) qui comporte six moments distincts, présentés dans le chapitre deux : vivre dans un monde et en être, quitter ce monde, passer d’un monde à un autre, entrer dans un autre monde, vivre dans cet autre monde et finalement, moment pas toujours atteignable, être de cet autre monde.
Même l’interculturalité maintient la distance
Paradoxalement l’un des obstacles importants que rencontrent les migrants sur leur route entre différents mondes serait la vision déficitaire que ceux qui travaillent dans les métiers de l’aide auraient sur eux. Praticiens, chercheurs et décideurs se prennent trop souvent pour l’incarnation de la norme et renvoient les autres à leurs manques. Une perspective historique sur le traitement de la migration, principalement en France et en Suisse, met en évidence comment les migrants sont construits à travers leurs différences et comment ces différences sont surtout lues comme des menaces par rapport au Nous collectif, d’abord communal, puis national, aujourd’hui européen. Le savoir expert qui émerge à la fin du XIXe siècle contribuant à objectiver et légitimer le discours sur la distance culturelle de l’Autre (chapitre 3). Selon Métraux, mise à part une brève parenthèse de dix ans liée à la crise des années 1980-1990, la vision de l’Autre comme l’incarnation des déficits n’a fait que se poursuivre et s’approfondir lors de ces dernières années. Mème la mode de l’interculturalité n’échapperait pas à cette tendance lourde. En fait, elle ne serait qu’une version remaniée et modernisée de ce qu’Edward Said a dénoncé comme l’orientalisme, une essentialisation de l’autre dans son exotisme pour mieux le maintenir à distance (chapitres 4 et 5).
Afin de sortir de l’impasse, l’auteur s’inspire des théories anthropologiques du don et de l’échange (chapitre 6), ainsi que des théories de la reconnaissance (chapitre 7) pour proposer de nouvelles relations transformatrices, invitant les « aidants » à sortir de leurs tours d’ivoires théoriques et à accepter que du moins un peu de substance migrante irrigue leurs vies. Cette perspective suppose en premier lieu que ce qu’il appelle le « don des paroles précieuses » (opposées aux « paroles monnaie »), à savoir des paroles engageant nos subjectivités, ne soient pas uniquement l’apanage des migrants, mais également des professionnels qui travaillent avec eux. En deuxième lieu, elle suppose non seulement une connaissance des migrants et des bénéficiaires au sens large, mais surtout une reconnaissance pleine de ce qu’ils sont à différents niveaux de leur existence.
Les usages de la parole dans la construction du lien
Parfois, l’auteur présente certains travaux de manière trop schématique ou incomplète porté par l’élan de l’argumentation qu’il souhaite mettre en avant. Cependant, dans l’ensemble, le livre de Jean-Claude Métraux constitue une lecture salutaire, une contribution importante au débat actuel sur la place respective des savoirs expérientiels, professionnels et académiques dans l’intervention sociale. Il nous interpelle également sur les rapports de pouvoir dans toutes les activités engageant une relation avec autrui, dans notre propre positionnement en tant qu’acteurs sociaux et êtres humains. Il nous invite enfin à ne pas oublier la place centrale des usages de la parole dans la construction des liens avec nos semblables.