Le bonheur en Suisse, ça se mesure ?
Le Rapport social suisse paraît pour la cinquième fois. Il focalise le bien-être comme sujet transversal tout en maintenant sa grille générale pour documenter l’état et le changement de la société suisse.
Par René Levy, sociologue, Lausanne
Initiative de transfert de connaissances des sciences sociales, le Rapport social suisse [1] ne s’adresse pas à des spécialistes ou groupes-cible spécifiques, mais à toutes celles et ceux qui souhaitent s’informer sur la société suisse et son organisation. Depuis 2000, tous les quatre ans, il radiographie la société suisse sous différentes perspectives pour faire ressortir ses évolutions ou constantes ainsi que leur signification pour les habitants.
Cinq dimensions de la vie en société
Comme ses prédécesseurs, ce livre s’organise en chapitres consacrés à cinq dimensions majeures de la vie en société :
- répartition des biens sociaux,
- diversité culturelle,
- intégration sociale,
- régulation politique,
- environnement et société.
Chacune de ces dimensions ou perspectives est développée d’une part par une contribution d’expert qui l’analyse sous l’aspect du bien-être et d’autre part par un jeu de 15 indicateurs statistiques. Une introduction place cette édition du Rapport social dans la série de ses prédécesseurs, présente le cadre conceptuel de l’étude empirique du bien-être et sert de mode d’emploi ; un chapitre de synthèse souligne des résultats particulièrement saillants et insiste sur le fait que le bien-être ne constitue pas un type d’inégalité à part, mais fait partie du système d’inégalité général de la société.
Des graphiques riches, originaux et lisibles
Chaque indicateur est présenté sur une double page. A droite, il est décliné sous forme de graphiques selon des aspects supplémentaires comme le sexe, l’âge, la position sociale, l’évolution chronologique, la comparaison internationale. A gauche, ces présentations sont commentées.
Les graphiques méritent une mention particulière. Le précédent rapport a poussé la visualisation à ce qui est probablement le maximum de complexité encore digeste. La nouvelle version est revenue à des présentations moins chargées tout en profitant davantage des couleurs et des formes utilisées. Ce choix sert non seulement à agrémenter les graphiques, il les enrichit différemment en informations et les rend nettement plus conviviaux, même si c’est parfois au prix d’une diminution de l’éventail d’informations.
Pour illustrer la systématique et la richesse des informations, choisissons trois indicateurs un peu au hasard.
- La formation, bien social distribué inégalement de manière notoire, est considérée, entre autres, sous l’aspect de la reproduction des inégalités entre les générations. On apprend ainsi qu’en Suisse, le taux de reproduction, soit la proportion des personnes qui atteignent le même niveau de formation que leurs parents, tend à augmenter alors qu’en Espagne, il baisse, partant cependant d’une ampleur nettement plus grande qu’en Suisse. Quant à l’ouverture de la stratification sociale en matière de formation, on peut en conclure que l’Espagne est en train d’assouplir un régime particulièrement fermé et rigide alors que la Suisse, plus ouverte, connaît une légère tendance inverse, « féodalisante ».
- L’indicateur concernant les mariages et partenariats, aspect d’intégration sociale, montre que la transition biographique du mariage tend à augmenter temporairement le bien-être des partenaires, avec un retour au niveau antérieur au cours des années qui suivent.
- Dans le domaine de l’environnement, parmi les informations concernant le climat, on trouve une touche poétique, bien que de mauvais augure. Pour mesurer l’impact du réchauffement climatique, un exemple cite le début de la floraison des cerisiers à Liestal dont la date est relevée depuis 1900. Malgré une forte variation d’une année à l’autre, les données montrent une tendance lente, mais claire à la précocité : le début de la floraison a reculé du 108e jour de l’année en 1900 au 95e jour en 2015. Autre indicateur pour ce domaine : les Suisses jugent la qualité de leur environnement nettement meilleure que celle du reste du monde. Ce constat peut être mis en regard avec d’autres, par exemple le recyclage plus répandu en Suisse que dans d’autres pays ou la chute étonnante, depuis les années 90, de la préoccupation face à l’état de l’environnement. Vu les activités concrètes comme le recyclage et la présence de partis écologiques, les Suisses auraient-ils le sentiment que le problème est en bonne voie de solution ?
Les approfondissements autour du bien-être
Les cinq dimensions principales sont les mêmes dans tous les Rapports sociaux alors que les thèmes d’approfondissement et leurs auteurs changent de l’un à l’autre. Les indicateurs sont mis à jour, certains aussi renouvelés, voire remplacés. Le thème transversal du Rapport social 2016 est le bien-être, aspect subjectif mais basé sur des éléments objectifs, par certains des indicateurs et par plusieurs contributions.
La répartition des biens sociaux est abordée par la question « Qu’est-ce qui nous rend plus heureux de vivre ? Biens marchands ou biens sociaux ? ». Les auteurs introduisent la distinction intéressante entre biens marchands, à acheter selon son pouvoir d’achat, et biens sociaux dont on bénéficie selon son insertion sociale. Les deux sont sources de bien-être subjectif, mais l’un dépend de la position dans la stratification sociale alors que l’autre est lié à l’intégration, même si les personnes privilégiées ont tendance à être mieux intégrés socialement. Ceci peut s’expliquer par le fait que la participation sociale (intégration) nécessite des ressources (position) et en est ainsi influencée.
L’approfondissement de la diversité culturelle s’intéresse à la « Distanciation de la religion, pluralisation religieuse et bien-être » et constate que la sécularisation est une tendance générale qui touche toutes les religions et tendances spirituelles présentes en Suisse. Selon les analyses empiriques, c’est moins l’orientation spirituelle (comme par exemple la pratique de la méditation ou de la prière) que l’intégration sociale par la participation religieuse régulière qui peut renforcer le bien-être.
La contribution sur la troisième dimension transversale, l’intégration sociale, se penche sur « Pauvreté, précarité, prospérité et bien-être en Suisse », sujet qui reprend le lien entre inégalités et intégration. Les analyses font ressortir un lien fort entre le positionnement dans le bas de l’échelle sociale et la satisfaction : plus on est en situation précaire, voire de pauvreté, plus grande est l’insatisfaction avec la vie, et plus la situation sous-privilégiée dure, plus grand est son effet sur l’insatisfaction.
La régulation politique de la société est abordée par la question « La participation politique est-elle un facteur de bonheur ? » A priori, elle peut paraître tirée par les cheveux. Mais à y penser plus loin, on s’aperçoit facilement que la participation politique permet d’influencer le cadre socio-politique dans lequel on vit au lieu de le subir seulement. Elle peut donc procurer le sentiment d’avoir une capacité à agir et être source de satisfaction. Les résultats empiriques confirment cette idée et démontrent de surcroît que la présence d’institutions démocratiques (fédéralisme, démocratie directe) augmente le bien-être en comparaison internationale, et ce d’autant plus si la prospérité du pays n’est pas élevée.
La dernière contribution traite de « Environnement, santé et qualité de vie ». Ses auteurs brossent un tableau vaste et différencié des facteurs environnementaux qui influent sur la santé. En ce qui concerne le thème transversal du Rapport social, cette contribution ne remplit toutefois pas pleinement les promesses de son titre dans la mesure où la santé reste le seul indicateur de bien-être considéré et que sa relation aux inégalités sociales reste limitée à une démonstration très partielle, montrant les décalages de trois types de comportement concernant la santé (activités physiques, attention à l’alimentation, obésité) entre trois niveaux de formation.
Alors, le bonheur, ça se mesure ?
En choisissant le bien-être comme thème transversal, le Rapport social entre dans un domaine à la fois problématique et fondamental. Problématique car axé sur le « bonheur », une des notions les plus floues et difficiles à définir. Fondamental parce que cette notion est au cœur de toutes les aspirations humaines, que ce soit expressément ou de manière implicite. Plusieurs contributions exposent utilement les enjeux, les conceptions (par exemple distinction entre bien-être objectif et subjectif) et aussi les techniques de mesure qui ont été développées pour la recherche. Elles donnent une bonne vue d’ensemble à qui ne se contente pas de l’impressionnisme forcément associé à des termes aussi chargés que « bonheur ».
Hormis ce thème, le Rapport social informe sur une large palette d’aspects de la vie sociale, par exemple sur les différences et inégalités de genre et plus généralement sur l’importance comparée de plusieurs dimensions de différenciation sociale pour la compréhension des phénomènes captés par les 75 indicateurs. Le positionnement des personnes dans le système des inégalités sociales continue d’être pertinent le plus systématiquement, à travers la quasi-totalité des sujets abordés. Il est souvent suivi en importance par l’appartenance de genre. Par contre, l’âge, mais aussi la nationalité, s’imposent comme axes de différenciation plus ponctuelle ; l’âge notamment dans les pratiques et préférences culturelles.
La stratification sociale et l’intégration
En effet, deux dimensions générales de l’organisation de la vie sociale s’avèrent être des conditions fondamentales du bien-être et agissent souvent ensemble : le positionnement de la personne dans la stratification sociale (qu’on ne peut pas réduire au seul revenu, aussi important qu’il soit à beaucoup d’égards) et son intégration plus ou moins prononcée dans des contextes significatifs (réseau d’amitié, parenté, famille, monde du travail, etc.). Mon grand-père ne le disait-il pas déjà : mieux vaut être riche et bien portant…
Comme ses prédécesseurs, le Rapport social 2016 n’est ni une lecture de chevet ni un livre de plage. C’est un ouvrage de référence socio-politique auquel on peut recourir chaque fois qu’on se pose une question sur la société suisse qui dépasse le cadre des expériences personnelles.
[1] Ehrler, Franziska, Felix Bühlmann, Peter Farago, François Höpflinger, Dominique Joye, Pasqualina Perrig-Chiello et Christian Suter (dir., 2016), Rapport social 2016 : Bien-être. Seismo, Zurich.
Les rapports précédents, sortis en 2000, 2004, 2008 et 2012, ont également été publiés par Seismo, Zurich, site internet. A partir de 2004, leurs indicateurs peuvent être consultés et aussi téléchargés sur le site de FORS, Service de données et d’information sur la recherche, site internet.
ndlr Lire aussi l’article du même auteur consacré au rapport précédent : « Rapport social 2012 : Générations en jeu »