Laisser tomber la formation : une tentation répandue
L’envie de laisser tomber les études ou l’apprentissage ne se limite pas aux groupes dits « à risque ». Au-delà de savoir « qui » est concerné, une étude identifie « quand » surgissent les moments névralgiques.
Par Véronique Eicher, chercheuse senior, PRN LIVES ; Christian Staerklé, professeur en psychologie sociale ; Alain Clémence, professeur en psychologie sociale, Université de Lausanne
A 19 ans, un jeune sur dix n’a pas terminé une formation qualifiante, alors que la plupart en ont pourtant commencé une. Ils donnent différentes raisons pour expliquer leur abandon : la majorité des gymnasiens citent des mauvaises notes ou une faible motivation, alors que les apprentis pointent plutôt des problèmes de relations avec les enseignants ou avec leur chef (Keller & Moser, 2013) [1]. Ne pas commencer ou abandonner une formation est coûteux pour la société et surtout pour les jeunes qui peinent à trouver un emploi et se retrouvent ensuite dans des positions précaires (Belfield & Levin, 2007). Cette vulnérabilité des jeunes en transition dans l’éducation constitue le thème de l’étude présentée dans cet article et menée dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES [2].
Passer des personnes à leurs trajectoires
Notre étude s’est focalisée sur l’intention de quitter une formation, dans le but de repérer les signaux précurseurs d’un véritable abandon et de détecter ce qui, chez les jeunes, provoque ou au contraire prévient cette décision. Différentes recherches en Suisse et ailleurs ont déjà montré, comme on peut s’en douter, que les jeunes qui proviennent de familles aux ressources limitées et/ou qui ont suivi un parcours scolaire difficile sont les plus exposés à l’abandon d’une formation (Hupka-Brunner, Gaupp, Geier, Lex, & Stalder, 2011). Nous avons adopté une autre approche : au lieu de nous demander qui pense à abandonner, nous avons regardé quand les jeunes pensent à l’abandon.
L’étude a été menée sur la base de l’enquête longitudinale nationale TREE (TRansitions de l’Ecole à l’Emploi) [3] lancée en 2000 avec l’enquête PISA et qui porte sur les parcours de formation et les trajectoires professionnelles de jeunes adultes à partir de l’âge de 15 ans. Entre 2001 et 2007, plusieurs milliers d’apprenants ont, sur une base volontaire, répondu chaque année à ce questionnaire abordant divers aspects de l’école et de l’emploi.
Nous avons ainsi examiné les trajectoires entre 16 et 19 ans de 4312 jeunes, dont 55.9% de jeunes femmes, entre les années 2001 et 2004. Cette période de vie est cruciale car elle concerne la transition de la formation obligatoire à la formation post-obligatoire ou au marché de l’emploi. Nous avons étudié les intentions d’abandon en prenant en compte différentes caractéristiques « stables » comme le genre, le statut socio-économique de la famille ou la filière de formation (apprentissage ou gymnase). Pour les mettre en lien avec un indice de performance scolaire, nous avons utilisé la note de l’enquête PISA sur la lecture. Finalement, nous avons mis en relation les facteurs qui varient durant les quatre années, notamment le stress scolaire et l’optimisme par rapport à la vie en général.
Le stress scolaire a été mesuré au moyen de plusieurs affirmations. Par exemple : « J’ai trop à faire à l’école » ou « J’arrive à peine à être à jour avec mes devoirs ». Les apprenants les ont jugées comme arrivant « très rarement/jamais » à « très souvent/toujours » sur une échelle de 1 à 5. Pour évaluer l’optimisme par rapport à la vie en général, les apprenants ont indiqué leur accord avec d’autres affirmations. Par exemple : « Quoi qu’il arrive, je vois toujours le bon côté des choses » ou « Mon avenir semble prometteur ». Les jeunes les ont jugées comme étant « tout à fait faux » à « tout à fait juste » sur une échelle de 1 à 6.
Périodes de stress et de peu d’optimisme
Deux tiers des jeunes indiquent qu’ils ne pensent pratiquement jamais à abandonner leur formation (entre 64.4% et 78.2% selon les années), alors qu’une minorité indique qu’ils y pensent « plutôt souvent », « souvent » ou « pratiquement toujours » (entre 3.7% et 7.8% selon les années). Dans cette minorité se trouvent principalement les jeunes hommes, les élèves avec une performance scolaire plus basse et les apprentis. Par ailleurs, à l’inverse de ceux qui manifestent un optimisme stable (moyenne sur les quatre ans), les apprenants qui souffrent d’un stress permanent (moyenne sur les quatre ans) pensent souvent à abandonner leur formation.
Allant au-delà de la question de qui pense à laisser tomber sa formation, l’étude longitudinale nous a aussi permis de répondre à la question de quand les élèves sont tentés de le faire. Le premier résultat de notre analyse révèle que les intentions d’abandon varient fortement d’une année à l’autre : les apprenants qui envisagent d’abandonner leur formation au cours d’une année n’y pensent pas nécessairement l’année suivante, et inversement. Pourquoi ? Les apprenants pensent davantage à abandonner leur formation dans les années pendant lesquelles ils se sentent plus stressés et moins optimistes que d’habitude. Précisons toutefois que les périodes de stress n’ont pas toujours le même effet, car l’optimisme peut contrecarrer l’impact négatif du stress.
Repérer les signaux d’alarme
Les niveaux de stress et d’optimisme offrent donc des informations importantes sur le déclenchement d’un décrochage dans la formation, même lorsque les jeunes disposent d’un solide bagage scolaire. La figure ci-dessous montre le pourcentage de jeunes pensant « plutôt souvent » ou « pratiquement toujours » à abandonner leur formation. Nous avons distingué les apprenants ayant une basse performance sur l’indicateur retenu de PISA (16% de l’extrême bas de l’indicateur) et ceux ayant une haute performance sur l’indicateur retenu (16% de l’extrême haut de l’indicateur) [4]. Ce tableau montre que le pourcentage des apprenants pensant à abandonner leur formation est certes plus bas chez les apprenants les plus performants, mais elle concerne néanmoins un jeune sur vingt-cinq. En fait, quel que soit leur niveau scolaire, les apprenants éprouvent des niveaux de stress comparables durant leur formation, ce qui explique pourquoi certains, même parmi les meilleurs élèves, pensent souvent à abandonner leur formation, notamment lorsqu’ils font face à une période de pessimisme.
Les analyses montrent qu’il est important de repérer non seulement les groupes – par exemple les élèves avec performance scolaire basse – qui pensent à abandonner leur formation, mais aussi d’identifier les périodes de stress et de pessimisme de tous les jeunes indépendamment de leurs résultats scolaires. Ces moments sensibles constituent des alarmes pour un abandon de la formation. En effet, quand les élèves éprouvent plus de pression dans leur formation, ils ressentent aussi plus de doutes par rapport à sa poursuite, et ceci vaut aussi pour les élèves qui ne sont pas identifiés comme « à risque ».
Pour les enseignants, les maîtres d’apprentissages et les parents, il est donc crucial de limiter les pressions et de mettre l’accent sur les aspects positifs de la vie chez tous les apprenants. Pour les travailleurs sociaux et les conseillers en orientation dans les écoles, il est judicieux de ne pas focaliser leurs interventions exclusivement sur les groupes dits « à risque », mais aussi sur les jeunes qui traversent des difficultés temporaires.
[1] Bibliographie sélective
- Belfield, C., & Levin, H. M. (2007). The price we pay : Economic and social consequences of inadequate education. Washington D.C. : Brookings Institution Press.
- Hupka-Brunner, S., Gaupp, N., Geier, B., Lex, T., & Stalder, B. E. (2011). Chancen bildungsbenachteiligter Jugendlicher : Bildungsverläufe in der Schweiz und in Deutschland. Zeitschrift für Soziologie der Erziehung und Sozialisation, 31, 62-78.
- Keller, F., & Moser, U. (2013). Schullaufbahnen und Bildungserfolg : Auswirkungen von Schullaufbahn und Schulsystem auf den Übertritt ins Berufsleben. Zurich : Rüegger Verlag.
[2] Site internet du PRN LIVESSurmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie, dont un des objectifs est de développer des mesures innovantes et adaptées.
[3] L’étude longitudinale sur la jeunesse TREE (Transitions de l’Ecole à l’Emploi, site internet) est en cours depuis 2000. A ce jour, elle a été financée par le Fonds national pour la recherche scientifique, l’Université de Bâle, les Offices fédéraux de la statistique, de la formation professionnelle et de la technologie ainsi que par les cantons de Berne, Genève et Tessin. L’échantillon est constitué d’élèves qui participent à l’enquête PISA et acceptent, en parallèle, de répondre aux questions de TREE.
[4] 16% représente un écart-type de la moyenne qu’on utilise souvent en sciences sociales pour diviser et comparer deux groupes plus éloignés.