«Développement continu»… du ciblage dans l’AI
En février 2017, le Conseil fédéral a soumis au Parlement un nouveau projet de réforme de la Loi sur l’assurance invalidité (AI). Les jeunes et les personnes souffrant de troubles psychiques risquent d’en faire les frais.
Par Isabelle Probst, Haute école de santé Vaud (HES-SO), Céline Perrin, Monika Piecek et Jean-Pierre Tabin, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Plutôt que de parler de « 7e révision », le Conseil fédéral a choisi de présenter la nouvelle réforme de l’AI comme un « développement continu » destiné à « optimiser » son fonctionnement dans plusieurs domaines [1]. Cette rhétorique est nouvelle. En effet, les 5e et 6e révisions de l’AI (entrées en vigueur en 2008 et 2012) avaient été soutenues par un discours alarmiste. Il fallait réaliser des économies, réorganiser une réadaptation professionnelle présentée comme déficiente et diminuer un nombre de rentes considéré comme trop élevé.
Nombre de rentes en Baisse. Désormais, le gouvernement estime que l’assurance est « sur la bonne voie » (Message du Conseil fédéral - MCF, p. 2370) [2]. Selon l’Office fédéral de la statistique, le taux de nouvelles rentes s’est réduit de moitié depuis 2003 pour s’établir à 0,27 % de l’ensemble des assuré-e-s en 2016 [3]. Le taux de bénéficiaires de rentes a également considérablement diminué, sans que l’on ne sache précisément quelles conséquences ont ces réductions pour les personnes exclues de l’AI, ni sur les finances de l’aide sociale.
700 millions de bénéfices. Résultat des courses: le financement additionnel de l’AI par l’accroissement de 0,4 point de la TVA [4], conjugué à la diminution des rentes octroyées, font que le déficit de l’AI n’est plus qu’un souvenir, l’assurance ayant même réalisé 700 millions de bénéfices en 2016.
La rhétorique du « développement continu » permet au Conseil fédéral de présenter son projet comme une adaptation à des changements inéluctables. Dans les faits, et plus prosaïquement, la réforme proposée reprend dans une large mesure les éléments qui figuraient dans le deuxième volet de la 6e révision de l’AI (dite « révision 6b ») rejeté par le Parlement en 2013. Examinons plus précisément la portée de quelques-unes des principales modifications envisagées [5].
Deux groupes cibles. Le Conseil fédéral identifie sur la base d’une métaphore balistique deux groupes « cibles » pour lesquels les 5e et 6e révisions n’auraient pas atteint les objectifs escomptés: les personnes atteintes dans leur santé psychique et les jeunes, définis par l’intervalle d’âge de 13 à 25 ans. L’argument qui soutient la mise en avant de ces deux groupes est d’ordre quantitatif: il repose sur le fait que le taux de rentes est plus élevé dans ces deux groupes que dans d’autres. En se basant ainsi sur l’âge et l’atteinte à la santé, le Conseil fédéral définit l’invalidité comme un phénomène individuel et fait l’impasse sur les facteurs sociaux qui participent à sa survenue, par exemple en termes de conditions de travail.
Si les personnes atteintes dans leur santé psychique étaient déjà le sujet principal des révisions précédentes, les jeunes représentent une nouveauté. Pour ces deux groupes, l’objectif est « d’exploiter le potentiel de réadaptation et de renforcer l’aptitude au placement des assuré-e-s » (MCF, p. 2370), et donc de diminuer (encore) le nombre de rentes octroyées.
L’emploi à tout prix. En ce qui concerne les jeunes, l’objectif est de « réduire au maximum le risque de dépendre d’une rente » (MCF, p. 2398). Ce vocabulaire n’est pas anodin: il présente le fait de recevoir une prestation d’assurance sociale en raison d’une atteinte à la santé comme une situation problématique. La dépendance de la condition de salarié-e est passée sous silence, comme si tout emploi était préférable à une rente de l’AI.
« Détectés » dès 13 ans. Quels sont les principaux outils prévus par le projet? Il s’agit d’abord d’identifier rapidement les jeunes présentant des « risques » dans l’idée de prévenir l’invalidité avant qu’elle ne survienne. La « détection » [6] et l’« intervention précoces » [7] avaient déjà été introduites dans ce but avec la 5e révision de l’AI, mais elles sont réservées aux personnes concernées par une incapacité de travail. Selon le projet fédéral, il serait désormais possible d’annoncer à l’AI des enfants dès 13 ans. Ensuite, les jeunes sortant de l’école qui ne sont pas (encore) en mesure de commencer une formation professionnelle pourraient suivre des mesures de réinsertion pour les y préparer.
« Pousser» les jeunes. D’autres nouveautés, comme le cofinancement d’offres cantonales préparant à la formation initiale et la participation de l’AI au case management des jeunes en formation reposent sur la même idée que le suivi et l’encadrement doivent s’intensifier. Selon le Conseil fédéral, cela permettrait d’éviter une « période de vide » (MCF, p. 2401), considérée comme un risque majeur pour l’insertion professionnelle. Enfin, une nouvelle disposition (art. 28, al. 1 bis) prévoit que « l’octroi d’une rente […] n’interviendra que si le potentiel de réadaptation de l’assuré est entièrement épuisé et qu’une réadaptation est impossible, en l’état, pour des raisons de santé » (MCF, p. 2384). Bien qu’elle soit formulée en termes généraux, cette disposition vise particulièrement les jeunes. Depuis la 5e révision de l’AI, l’assuré-e n’a droit à une rente que si « sa capacité de gain ou sa capacité d’accomplir ses travaux habituels ne peut pas être rétablie, maintenue ou améliorée par des mesures de réadaptation raisonnablement exigibles » (art. 28 al. 1). Le nouveau projet va plus loin : c’est le « potentiel de réadaptation » qui devra désormais être pris en compte pour l’accès aux rentes, ce qui amène une nouvelle restriction.
Un statut inférieur. Quelles normes sociales cette révision promeut-elle ? Elle rappelle aux jeunes et à leur entourage l’importance d’occuper un emploi à partir d’un certain âge: une personne d’âge actif qui touche une rente est pensée comme déclassée. Elle signifie également que l’invalidité (la « dépendance à la rente ») confère un statut social inférieur. Il y a donc un double rappel, d’une part des normes de l’âge adulte qui dictent un rôle à chaque âge (Perriard & Tabin, 2017), et d’autre part de la hiérarchie sociale entre les personnes considérées comme capables et celles qui ne le sont pas (Probst, Tabin, Piecek-Riondel & Perrin, 2016).
« Encadrer » les troubles psychiques. Pour les personnes atteintes dans leur santé psychique, l’objectif est « d’améliorer et de compléter les mesures de réadaptation existantes […], afin de [les] soutenir au mieux » (MCF, p. 2412). Concrètement, la révision renforce le rôle de conseil et de suivi des offices AI avant, pendant et après la réadaptation. Comme précédemment, le présupposé est qu’un encadrement plus étroit permettra de prévenir l’invalidité. La « détection précoce » deviendrait également possible pour les adultes sans incapacité de travail, mais que leur entourage estime « menacés » par une telle incapacité. Le projet relève que « les signes d’une telle menace peuvent être multiples et se manifester notamment par une baisse de performance ou par des modifications du comportement » (MCF, p. 2420). Par ailleurs, les mesures de réinsertion, qui visent à préparer l’assuré-e à la réadaptation professionnelle, pourraient être octroyées de manière plus souple, par exemple à plusieurs reprises au cours de la vie. Le présupposé est qu’une prise en charge plus spécifique et plus étendue ferait regagner leur capacité de gain aux personnes atteintes dans leur santé psychique, autrement dit, que leur invalidité pourrait être évitée par un soutien accru… ce qui a pour effet d’entretenir un doute sur la réalité de leurs incapacités.
L’intérim à la rescousse. Enfin, le projet introduit un nouvel outil de réadaptation, la « location de service », c’est-à-dire le recours à des entreprises de travail temporaire pour aider au placement de personnes soutenues par l’AI. Cette proposition repose sur le postulat libéral que le secteur privé serait plus efficace que le service public. Elle renforce également l’idée que tout emploi serait préférable à la rente, quel que soit son degré de précarité.
Plusieurs changements proposés par la réforme concernent en réalité toutes les personnes, par exemple, l’introduction de la location des services ou le fait que les mesures de réinsertion socioprofessionnelles seront étendues dans le temps. Toutefois, ils sont introduits en se référant spécifiquement aux personnes atteintes dans leur santé psychique. De ce fait, ces dernières sont désignées comme moins légitimes que d’autres à recevoir une rente de l’AI.
L’invalidité, une zone d’exception. Le projet de révision pose une question fondamentale: qui est légitime à toucher une rente de l’Etat sans travailler ? Il ne remet pas en question ce droit pour les personnes souffrant d’atteintes physiques à la santé. Par contre, les jeunes et les personnes subissant des atteintes psychiques seront après cette révision encore moins légitimes à sortir du marché de l’emploi.
Les révisions passées, comme celle en projet, ne modifient pas uniquement le droit aux prestations. Elles déplacent les frontières que l’AI a établies, depuis son origine, entre les personnes qui ont l’obligation de gagner leur vie par l’emploi (les « valides ») et celles qui sont dédouanées de l’obligation d’emploi (les « invalides »). Chacune des dernières révisions restreint les critères pour accéder au statut d’invalide, et multiplie les dispositifs visant la réadaptation professionnelle – que ce soit par des mesures spécifiques, des conseils, des incitations ou des contraintes. Conséquence: davantage de personnes sont considérées comme pouvant accéder à la réadaptation professionnelle, pour peu que l’on trouve les outils adaptés à leur situation. L’invalidité reconnue est de plus en plus reléguée dans une zone d’exception.
DIscriminations capacitistes. Si les révisions déplacent la frontière, elles maintiennent la hiérarchie sociale entre les personnes considérées comme valides et celles considérées comme invalides. Prenant exemple sur les concepts de « racisme » ou de « sexisme », les études critiques sur le handicap ont donné le nom de « capacitisme » à cette hiérarchie et aux discriminations qui en découlent.
Selon notre analyse, le projet actuel de réforme de l’AI renforce ce traitement capacitiste en ce qui concerne les jeunes et les personnes atteintes dans leur santé psychique.
[1] Article écrit pour REISO et Services publics
[2] Bibliographie
- Message du Conseil fédéral (MCF) concernant la modification de la loi fédérale sur l’assurance invalidité (Développement continu de l’AI) du 15 février 2017.
- Perriard, Anne & Tabin, Jean-Pierre (2017): L’âge dans les politiques sociales. Traverse, revue d’histoire, pp. 85-98.
- Probst, Isabelle, Tabin, Jean-Pierre, Piecek-Riondel, Monika, Perrin, Céline (2016): L’invalidité: une position dominée. Revue française des affaires sociales, n° 4 (décembre), pp. 89-106.
[4] Qui se termine fin 2017.
[5] Cet article ne discute pas des conséquences de la totalité du projet, notamment de l’introduction d’une échelle de rentes linéaires ou de l’alignement des prestations médicales sur l’assurance maladie.
[6] Communication à l’AI de la situation d’une personne dont la capacité de travail est restreinte pour des raisons de santé et dont l'affection risque de devenir chronique.
[7] Possibilité de proposer dès l’annonce d’une personne à l’AI (donc avant l’instruction d’une demande) des mesures d'intervention avec pour objectif le maintien au poste de travail ou la mise en œuvre d’une réorientation professionnelle.
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I. Probst, C. Perrin, M. Piecek et J.-P. Tabin, « Développement continu »… du ciblage dans l’AI, REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 décembre 2017, https://www.reiso.org/document/2438