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Transformations du travail: les dérives à éviter

Lundi 10.06.2019
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Un travail correctement rémunéré, un travail intéressant et utile, un travail avec des règles collectives ! Les transformations actuelles du monde salarié bousculent chacune de ces trois dimensions du travail. Comment éviter les dérives ?

Par Jean-Michel Bonvin, professeur en politiques sociales et vulnérabilités, Université de Genève

L’épanouissement au travail et par le travail repose sur la prise en compte de trois dimensions complémentaires [1]. Tout d’abord, une dimension instrumentale où le travail donne les moyens d’existence indispensables pour mener une vie digne ; le travail est ici valorisé sous l’angle du salaire qui permet de s’épanouir en dehors du travail. Ensuite, une dimension expressive où ce qui importe est de faire un travail intéressant dont l’utilité soit reconnue socialement ; la qualité du travail est alors essentielle et fonde la fierté légitime du travailleur par rapport au résultat de son travail. Enfin, une dimension politique qui fait référence à la composante collective du travail et implique la possibilité de débattre sur les formes de travail, leur équité, leur efficience, etc., en vue d’aboutir à des règles communes et acceptées par toutes et tous, plutôt qu’imposées par une partie de la relation de travail. Les transformations actuelles du travail posent des défis en lien avec chacune de ces trois dimensions.

Global, flexible et inégal

Le contexte de globalisation économique et financière entraîne une mise en concurrence accrue des entreprises. Elle semble exiger une flexibilisation de la relation de travail et incite les entreprises à transférer le risque économique aux salarié·e·s. Il s’agit par exemple d’ajuster les effectifs de l’entreprise en fonction de ses possibilités économiques, ce qui peut conduire à des licenciements ou à l’engagement de personnel temporaire dont on peut plus facilement se séparer.

L’exigence de flexibilité peut aussi se manifester sur le plan salarial, avec des appels à la modération salariale en vue de préserver les emplois ou une plus grande individualisation des salaires en fonction du mérite. De la sorte, la part statutaire du salaire est diminuée pour laisser place à une prise en compte accrue de la performance individuelle. La dimension instrumentale du travail est ainsi remise en cause de deux manières : l’accès à l’emploi est rendu plus difficile d’une part, la sécurité de l’emploi et des salaires est fragilisée d’autre part.

Ces circonstances n’affectent toutefois pas tous les salarié·e-·s au même degré : le risque existe en effet d’une dualisation du marché du travail, où les plus qualifié·e·s s’en sortent mieux car leurs compétences sont plus difficilement remplaçables, tandis que les peu qualifié·e·s peuvent plus aisément être substitué·e·s par une main-d’œuvre moins coûteuse dans d’autres pays ou par des machines automatisées. Le contexte actuel ne favorise par ailleurs pas la réduction des inégalités, comme l’illustre la persistance des écarts salariaux entre femmes et hommes en Suisse. La situation des femmes peu qualifiées apparaît ainsi particulièrement fragilisée.

La performance avant la quête de sens

Le contexte actuel du travail tend à exacerber la volonté de faire participer et d’impliquer les salarié·e·s plutôt que de les considérer comme de simples exécutant·e·s. Ces évolutions qui vont dans le sens d’un management plus participatif semblent favorables à une meilleure prise en compte de la dimension expressive du travail. Elles ne concernent toutefois pas l’ensemble des salarié·e·s dans la mesure où la vision taylorienne du salarié comme exécutant n’a de loin pas disparu.

Il convient de signaler deux dérives possibles. Tout d’abord, l’accent sur la participation porte souvent sur les moyens d’améliorer la performance plus que sur le sens du travail, les salariés peuvent alors être incités à se consacrer corps et âme à un travail qui n’a pas de sens pour eux. Dans un tel cas, la dimension expressive du travail est étouffée au profit du souci de la performance. Ensuite, la demande de participation peut déboucher sur des formes d’intensification du travail et des attentes de disponibilité accrue. La numérisation du travail, qui rend les frontières entre le travail et le non-travail plus poreuses (on peut en effet transporter son travail avec soi et travailler tout le temps), renforce le risque d’hypersollicitation et la difficulté de concilier travail et autres activités.

Dans un tel cadre, les femmes sont souvent pénalisées, dans la mesure où les activités hors travail leur incombent plus souvent, ce qui peut les placer devant deux options également insatisfaisantes : soit ne pas participer aux activités professionnelles au degré attendu et donc sacrifier leurs ambitions professionnelles, soit se soumettre aux contraintes d’une double journée de travail. En lien avec la dimension expressive du travail, l’enjeu est donc double et porte sur le sens du travail et la possibilité de délimiter ses frontières pour laisser du temps et de l’espace à d’autres activités.

L’individualisation au lieu de la participation

Les évolutions actuelles pointent aussi vers une individualisation accrue des relations de travail qui se traduit de deux manières : d’une part, on observe une décentralisation de la négociation sociale au niveau de l’entreprise qui se traduit souvent par la tendance à régler les tensions et conflits liés au travail par des compromis et arrangements individuels [2], ce qui correspond au souci de flexibiliser la relation de travail mais entraîne aussi une dépolitisation du travail ; d’autre part, la participation qui est sollicitée de la part des salarié·e·s est souvent envisagée sous l’angle de l’implication et de la motivation plutôt que celui d’une gestion collective des conditions de travail et d’emploi.

Le territoire de la participation est ainsi clairement délimité et les questions liées par exemple aux stratégies des ressources humaines, à la gestion des compétences, etc. restent des prérogatives des employeurs. L’enjeu consiste ici à former (ou renforcer) un acteur collectif qui soit susceptible d’incarner la dimension politique du travail dans un cadre où les relations professionnelles sont de plus en plus individualisées. Cet enjeu est fondamental, dans la mesure où cet acteur collectif est également appelé à prendre en charge les dimensions instrumentales et expressives du travail pour en faire des dimensions au service de toutes et tous et pas simplement de ceux qui sont mieux aptes à négocier des compromis ou arrangements individuels. La grève des femmes est un exemple à suivre à cet égard.

Au final, les transformations actuelles posent des défis pour chacune des dimensions du travail. Sur le plan instrumental, l’accès à l’emploi et la sécurité de l’emploi et des salaires se présentent comme les enjeux principaux. Sur le plan expressif, le sens du travail et la capacité de délimiter ses frontières seront cruciaux pour l’avenir de la relation de travail. Sur le plan politique, la faculté de former un acteur collectif susceptible de prendre en charge la négociation des enjeux liés au travail, c’est-à-dire de faire du travail un enjeu politique est décisive. Il est essentiel que ces trois dimensions du travail soient envisagées simultanément et ne donnent pas lieu à un marchandage où la prise en compte d’une dimension se ferait aux dépens des deux autres.

 

[1] Ce texte est une adaptation de la conférence tenue dans le cadre du 40e anniversaire du Collège du Travail le 28 novembre 2018 à Genève pour Syndicom magazine, et pour REISO.

[2] NDLR Lire aussi la bande dessinée «Le burn out. Travailler à perdre la raison», de Danièle Linhart, présentation.

Comment citer cet article ?

Jean-Michel Bonvin, «Transformations du travail : les dérives à éviter», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 10 juin 2019, https://www.reiso.org/document/4543