D’usager·e à expert·e: le travail social en mutation
La dichotomie « savant·e vs profane » est-elle révolue ? Les expertises d’usage et usagère représentent un nouveau type de savoir à intégrer aux délibérations professionnelles et scientifiques du travail social.
Par Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Le SocialUp [1], plateforme d’innovation de l’Hospice général de Genève [2] a lancé le Mois de l’Innovation Sociale Ouverte (MISO), invitant toute organisation intéressée, associations, services publics, entreprises et citoyen·ne·s à co-organiser leurs propres événements entre le 19 avril et le 14 mai 2021. Après avoir mis en œuvre depuis 2017 quatre hackathons [3] du social à Genève, l’équipe du SocialUp a conçu cette année cet événement, présentant ainsi les objectifs du MISO [4] : « Durant quatre semaines, à raison d’une thématique par semaine, nous vous proposerons des conférences, ateliers, partages d’expériences sur des thématiques sociales clés. Ouverts à tous, ces événements se veulent rassembleurs et axés sur la rencontre, pour inviter chacun·e à réfléchir et à construire ensemble des solutions pragmatiques à des défis exacerbés par la crise COVID-19. »
Dans le cadre de cette mobilisation inédite, quatre thématiques ont été mises à l’ordre du jour pour réunir partenaires, organisations et citoyen·ne·s à partager leurs savoirs et leurs expériences autour des thématiques clés : la première semaine était nommée « LAB d’innovation sociale ouverte ». Elle a été suivie par « Insertion sociale et professionnelle » puis « Santé et social ». La thématique « Développement du pouvoir d’agir » a clos ce mois de l’innovation sociale.
C’est dans ce contexte, particulièrement enthousiasmant pour un professeur en innovation sociale, que le soussigné a proposé deux conférences interactives consacrées aux expertises d’usage et usagère dans le travail social. Sans revenir sur le dispositif mis en place [5], ce texte propose une présentation synthétique des enjeux abordés, incluant les échanges avec les participant·e·s.
L’émergence d’une nouvelle expertise
La question de l’expertise réside au cœur des démocraties pour distinguer ceux et celles qui savent, de ceux et celles qui ne savent pas. Cette distinction dessine la frontière entre les sachant·e·s et les ignorant·e·s, entre les expert·e·s et les profanes. Ces derniers et dernières ne sont pas habilité·e·s à faire valoir leurs idées, ni leurs intérêts, dans les processus décisionnels de recherche de solutions aux questions sociales. Ils et elles se trouvent ainsi exclu·e·s de la démocratie de l’expertise qui détermine les personnes autorisées à résoudre les défis sociétaux contemporains.
Historiquement, le·a profane est celui ou celle qui n’a aucune connaissance dans un art ou dans une science. Son statut s’oppose ainsi à celui des savant·e·s qui, par définition, s’inscrivent dans un champ de connaissances qu’ils et elles font valoir à titre d’expert·e·s tout en participant à son évolution. Les sciences humaines et sociales se sont construites sur cette dichotomie, en faisant valoir un savoir qui est en rupture avec le sens commun propre à chaque acteur et actrice social·e, dont la connaissance est alors qualifiée de prénotion ou d’idée reçue. Coupé·e de son propre savoir d’acteur et d’actrice sociale lambda, le ou la scientifique doit alors trouver des ressources pour accéder aux idées profanes, les décoder et les transformer en savoirs. C’est ainsi que le ou la scientifique s’arme d’outils perfectionnés pour se rapprocher des acteurs et actrices lambdas et de leurs idées reçues. Une mythologie scientifique tend à glorifier des approches de types ethnographiques où le·a scientifique tente de devenir un acteur ou une actrice, à travers une pseudo-expérience personnelle d’une pratique de la boxe ou du sans-abrisme, par exemple.
Depuis quelques années, un courant scientifique issu du design plaide pour intégrer directement les profanes aux dispositifs de recherche appliquée et de développement, au nom de leur utilisation d’un objet, d’un dispositif ou d’un type de situation. Car au fond, le fait de vivre une situation ou d’utiliser un dispositif n’implique-t-il pas le développement d’un savoir ? Les usager·e·s ne sont-ils·elles pas susceptibles de connaitre et de transmettre les enjeux situés dont ils et elles font l’expérience ? Ne détiennent-ils dès lors pas une expertise à reconnaître et à mobiliser au même titre que la connaissance professionnelle et scientifique ? Ce mouvement, qui s’apparente à un processus de démocratisation des savoirs scientifiques, dans une ultime avancée des sociétés modernes représentatives, constitue une nouvelle catégorie d’expert·e·s et d’expertises, selon les définitions suivantes :
- Expert·e : Personne choisie, par un collectif qui la reconnait en son sein, pour ses connaissances éprouvées et chargée de faire des examens, constatations ou appréciations de fait.
- Expertise d’usage : Savoirs issus de l’expérience vécue, qui fonde une communauté d’usage. Les récents développements scientifiques proposent la reconnaissance du savoir spécifique de ceux et celles qui font usage des outils, services ou dispositifs. Cette expertise est large, car elle intègre ceux et celles qui financent, contrôlent ou côtoient les « bénéficiaires ».
- Expertise usagère : Savoirs d’usage spécifiques issus de l’expérience vécue des « bénéficiaires » direct·e·s des institutions qui les intègrent en leur sein, dans la communauté d’usage des acteurs et des actrices de ce service. L’expertise usagère est constitutive d’une expérience d’accompagnement, dans le cadre d’une prise en charge.
Ainsi, une utilisation soutenue et autonome des transports publics dessine une expertise d’usage, alors qu’un soin à l’hôpital ou une prise en charge dans un établissement médico-social (EMS) fonde une expertise usagère. L’expertise usagère met en évidence la tendance des institutions à surdéterminer ce qui est bon pour ceux et celles qui « bénéficient » de leurs « services ».
Un nouveau type d’expertise à intégrer au travail social
L’expertise d’usage (qui intègre l’expertise usagère) s’articule désormais aux savoirs scientifiques et professionnels, pour constituer un triptyque des connaissances nécessaires au développement des professions complexes. Cette intégration vient marquer une approche transdisciplinaire de la connaissance, en mobilisant un type de savoir expérientiel et situé qui n’est pas validé par le champ académique, mais qui est voué à collaborer avec ce dernier. Ce processus de démocratisation des savoirs vient renforcer les capacités des professions concerné·e·s à mobiliser toutes les ressources nécessaires à leur développement, notamment pour les champs de la santé, du social et du médico-social, qui intègrent une forte composante d’expertise usagère.
Dans le travail social, cette collaboration à l’échelle des connaissances s’intègre parfaitement à l’éthique du champ professionnel qui promeut la participation des bénéficiaires, comme l’indique cet extrait du Code de déontologie d’Avenir Social : « La participation à la vie sociale, de même que la capacité de décider et d’agir, nécessaires à l’accomplissement social de toutes les personnes, obligent à impliquer et faire participer activement les usagers dans tout ce qui les concerne. » (Avenir Social, Code de déontologie, 2010, p. 9).
Cette forme aboutie de la participation est naturellement un vecteur inédit pour renforcer l’empowerment, qui est un socle des professions du travail social (International Association of Schools of Social Work, 2014), et qui « (…) peut être considéré comme le processus par lequel l’individu prend le contrôle sur sa propre vie, apprend à faire ses propres choix, participe aux décisions le concernant, soit un processus d’autonomisation tout en s’armant mieux pour savoir apporter sa contribution à la collectivité » (Greacen, T. & Jouet, E., 2012, p. 14).
L’intégration de l’expertise d’usage, et encore plus de l’expertise usagère, contribue donc à la constitution de nouvelles compétences scientifiques et professionnelles et implique la mobilisation de nouvelles références éthiques, conceptuelles et méthodologiques, à travers des dispositifs de Recherches Action Collaboratives (Rullac, 2018).
Ce nouveau paradigme collaboratif constitue désormais un mantra incontournable du care, selon l’adage prêté à de célèbres activistes : « Tout ce que est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi » (propos prêtés à Mandela et Ghandi). Adapté au travail social, cet adage serait : « Tout ce qui est fait pour moi, sans mon expertise usagère, est fait contre ma participation ».
Une révolution scientifique et professionnelle
Lors de mes interventions dans le MISO, de très riches échanges ont permis de cerner quelques enjeux propres à ce paradigme de la participation via l’expertise usagère. La première idée est de mesurer la nouveauté de ce processus, qui n’a rien de commun avec les autres formes de participation : il s’agit bien d’une révolution scientifique et professionnelle, qui touche au pouvoir des savoirs légitimes, invités ici à faire une réelle place de choix aux savoirs profanes.
La seconde idée est que cet enjeu doit s’intégrer aux Plans d’études cadres des formations des professions concernées.
Enfin, la troisième idée est que si les bénéficiaires deviennent des nouveaux acteurs et actrices de ces champs d’intervention, il faut créer les statuts qui leur donnent la légitimité nécessaire pour participer à égalité avec les autres détenteurs et détentrices de savoirs. En cela, le mouvement d’institutionnalisation des personnes paires-aidantes est certainement un modèle dont s’inspirer.
Bibliographie
- AvenirSocial. (2010). Code de déontologie du travail. Berne : Professionnels travail social.
- Greacen, T. & Jouet, E. (2012). Introduction. Rétablissement, inclusion sociale et empowerment en santé mentale. Dans : Emmanuelle Jouet éd., Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie: Rétablissement, inclusion sociale, empowerment. Toulouse : ERES.
- Heijboer C. (2019). La participation des usagers au secours des institutions sociales et médico-sociales. Vers un nouvel âge de la Solidarité. Le sociographe, 68(4), 13-S23.
- International Association of Schools of Social Work. (2014). Définition internationale du travail social. Assemblée Générale, Melbourne.
- Rullac, S. (2018). Recherche action collaborative en travail social : les enjeux épistémologiques et méthodologiques d'un bricolage scientifique. Pensée plurielle, 48(3), 37-50.
- Rullac, S. (Coord.). (2020). Participer au travail social. Introduction. Esprit, 466, pp. 113-139.
- Rullac, S. (2021). Les expertises d'usage et usagère : quelles définitions pour quelle participation. Revue [petite] enfance, 135, pp. 28-36.
- Soulet M.-H., « Le travail social, une activité d’auto-conception professionnelle en situation d’incertitude », SociologieS [En ligne], mis en ligne le 16 juin 2016.
[2] https://www.hospicegeneral.ch/fr
[3] Événement au cours duquel des participants se constituent en équipes éphémères, généralement durant un week-end, pour collaborer en apportant leur expertise ou expérience à un défi proposé par un porteur de projet, qui peut être un individu ou une organisation.
[4] https://socialup.ch/evenements/miso-2021/
[5] Ce dispositif est disponible sous forme vidéo
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Comment citer cet article ?
Stéphane Rullac, «D’usager·e à expert·e: le travail social en mutation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 juillet 2021, https://www.reiso.org/document/7735