Attirances pédosexuelles : où est la ligne blanche ?
Certaines personnes sont attirées sexuellement par les enfants. Comment les aider à gérer leurs fantasmes et à ne jamais passer à l’acte ? Une structure romande a vu le jour pour leur offrir un espace d’écoute.
Par Lisa Ancona, Master interdisciplinaire en Droits de l’enfant, et François Boillat, médiateur, Espace romand de prévention DIS NO
La prévention auprès des personnes n’étant jamais passées à l’acte mais préoccupées par des attirances, des fantasmes ou des pulsions sexuelles concernant les enfants a été longtemps ignorée. Pourtant, la part de la population ayant des intérêts sexuels à l’égard d’enfants est importante. D’après une des principales sources dans ce domaine, le projet allemand de prévention Kein Täter werden, entre 0,23% et 3,8% des hommes adultes éprouvent des attirances sexuelles pour les enfants pré-pubères [1]. De manière générale, on considère que la prévalence de la pédophilie dans l’ensemble de la population masculine est d’au moins 1% [2]. Précisons toutefois que la pédophilie n’est qu’un des facteurs de risque puisque, parmi les auteurs d’abus sexuels sur enfants, seuls 50% à 60% seraient pédophiles. Clarifions également que toute personne ayant des fantasmes pédosexuels ne va pas pour autant les mettre en action.
Parallèlement, d’après la dernière enquête menée en Suisse en 2012 [3], 8.1% des garçons et 21.7% des filles se disent victimes d’un ou plusieurs abus sexuels avec contact physique au cours de leur enfance et adolescence. Le bilan à en tirer est sévère : les moyens mis en œuvre à partir des années 80 dans les mesures de prévention, visant principalement les enfants et la diminution de la récidive, n’ont pas permis de réduire significativement le nombre d’enfants victimes.
Ces constats ont incité l’Association DIS NO [4] à mener une recherche, au niveau suisse et international, concernant les mesures préventives s’adressant aux « potentiels auteurs ». Paru en 2012, le rapport Abus sexuels envers les enfants : Eviter le premier passage à l’acte [5] montre que, dans les pays où des services s’adressent à ce public cible, des milliers de personnes cherchent spontanément de l’aide.
Pour exemples, l’organisation Stop It Now !, active dans ce domaine depuis plusieurs années au Royaume-Uni, a été contactée en 2012 par environ 900 nouvelles personnes n’étant jamais passées à l’acte mais s’inquiétant de leurs propres pensées déviantes ou de leur comportement sur internet concernant la pédopornographie [6]. L’autre projet pionnier dans ce domaine, Kein Täter werden, a été lancé en 2005 à Berlin afin d’encourager les personnes attirées sexuellement par les enfants à suivre un traitement. Suite au nombre croissant de sollicitations, sept nouvelles structures ont vu le jour en Allemagne. D’autres services issus soit d’initiatives privées et associatives, soit du monde institutionnel, ont vu le jour ces dernières années en France, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis et au Canada [7].
Parmi les pratiques observées se trouvent les lignes d’aide téléphoniques anonymes, le conseil de type bas seuil (permettant un espace d’écoute et une aide en dehors d’un cadre thérapeutique), les groupes de parole (mixtes ou, selon les structures, séparant les personnes ayant déjà commis un abus des personnes n’étant jamais passées à l’acte), et différents types de suivis psychothérapeutiques et sexologiques. Le point commun aux différentes approches est l’accent mis sur la gestion des attirances et des fantasmes sexuels, leur disparition ne paraissant pas toujours possible.
Les particularités d’une approche préventive
Sur la base de ces observations, la première structure romande pour les personnes ayant des attirances pédosexuelles a été mise sur pied. L’Espace DIS NO, pour éviter le premier passage à l’acte, contribue à répondre aux exigences de l’art. 7 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle et les abus sexuels [8]. Signée par la Suisse en 2010, elle prévoit que les personnes qui craignent pouvoir commettre l’une des infractions mentionnées puissent accéder « à des programmes ou mesures d’intervention efficaces destinés à évaluer et à prévenir les risques de passage à l’acte ».
La problématique de l’attirance sexuelle pour les enfants touche majoritairement des hommes, de tous âges, de toutes conditions socio-économiques, en couple ou célibataires. Des femmes sont aussi concernées ainsi que des adolescents, comme le montrent ces deux témoignages parvenus à la plateforme états-unienne Virtuous Pedophiles [9] :
Témoignage de Gab
« J’ai 19 ans et je suis confronté à des pensées pédophiles depuis un moment. Je n’ai jamais fait de mal ou touché un enfant d’une manière sexuelle, et même si je pense que je ne suis même pas capable d’un tel acte, et que je suis conscient du préjudice qu’il constituerait pour un enfant, j’ai quand même peur d’avoir ça en moi, de faire ça. J’ai peur et je suis plein de culpabilité et d’anxiété, j’ai pensé au suicide… Je vous demande de joindre votre forum, pour trouver de l’aide et du conseil. Je me sens confus, comme si je ne me connaissais pas et que je ne savais pas de quoi je pourrais être capable. Je sais pour sûr que je ne veux pas être pédophile et que je ne souhaite un tel fardeau à personne. Je veux juste vivre une vie normale et être accepté mais j’ai peur que ce soit impossible. »
Témoignage de Jen
« Salut, je suis pédophile. Ceci a été si difficile à écrire, c’est incroyable. Je le sais depuis que j’ai 12 ou 13 ans. Je n’en ai jamais parlé à personne. Mon attirance concerne les petites filles de 3 ans. Je n’ai jamais fait du mal à un enfant et c’est la dernière chose au monde que j’envisage, en absolu. Actuellement j’ai 20 ans. Je déprime depuis que j’ai 15 ans et que j’ai commencé à m’intéresser à la sexualité. Je sentais que je ne pouvais pas en parler, et je parlais d’autre chose sans jamais aller à la vraie source du problème. J’ai des pensées suicidaires depuis longtemps. J’ai juste envie d’en parler à quelqu’un de compréhensif, sans peur. Je ne sais pas quoi faire d’autre. Une chose que j’ai remarquée sur ce site est qu’il se focalise sur les hommes. Je suis une fille. »
Prénoms modifiés
L’une des difficultés de cette nouvelle approche se situe dans l’évaluation de son impact. Il n’est en effet pas possible, à court et moyen terme, de quantifier le nombre d’« abus évités ». Un autre écueil réside dans la nécessité de gagner la confiance des potentiels intéressés, afin qu’ils puissent surmonter les craintes qui les empêchent de demander de l’aide. Un troisième défi à relever est celui de la communication liée à ce thème émergeant qui peut se heurter à des tabous ou créer des confusions avec la problématique, pourtant différente, des personnes ayant déjà abusé sexuellement d’un enfant.
L’impact des mots pour éviter la stigmatisation
C’est justement une question de vocabulaire qui s’est révélée centrale lors de la conception de l’Espace : quelle terminologie utiliser pour désigner les personnes concernées ? Potentiels auteurs, personnes à risque de passage à l’acte, pédophiles abstinents ? Comment éviter de les confondre avec les auteurs d’abus, de les stigmatiser ou de réduire le champ à la seule pédophilie ? Comment les atteindre et les mettre en confiance ? Comment sensibiliser la population et les professionnel·le·s ? Les six premiers mois d’activité ont fourni un retour encourageant sur les choix communicationnels de l’Espace puisqu’une quarantaine de personnes, tout groupe cible confondu, a pris contact. Parmi celles-ci, les réactions des spécialistes de l’action sociale et de la santé ont été positives et stimulantes.
Six personnes concernées par des fantasmes pédosexuels n’étant jamais passées à l’acte se sont manifestées. Leurs préoccupations ? Contextes potentiellement incestueux, addiction à la pédopornographie sur internet, expériences sexuelles précoces envahissant le présent ou, simplement, soulagement de savoir qu’un tel espace de parole existe. Pour les personnes directement concernées, il n’a pas été facile de prendre contact. Parmi les peurs relevées figure l’appréhension d’être jugé, stigmatisé ou socialement isolé. C’est toutefois la crainte d’être dénoncé qui est la plus prégnante, et ceci bien que l’Espace s’adresse spécifiquement aux personnes n’étant jamais passées à l’acte d’abus sexuel sur un enfant (art. 187 CP).
Il importe de préciser que la consommation de pédopornographie est un frein supplémentaire pour la prise de contact. Ce comportement est pénalement répréhensible (art. 197 CP) et les consommateurs en sont généralement conscients. Cependant, s’il n’y a pas eu infraction au sens de l’art. 187 CP, l’Espace accueille ces personnes dans un cadre confidentiel, dans la conviction qu’elles constituent un groupe fondamental dans une optique préventive.
Trois personnes ont exprimé leur besoin d’être orientées vers un suivi thérapeutique. Pour ce genre de demande, l’Espace dispose d’un réseau de professionnel·le·s (sexologues, thérapeutes, psychiatres) actifs dans différentes régions de la Suisse romande et sensibilisés à cette thématique.
Reste à faire plus largement connaître cette approche [10] dans le public et auprès des professionnel·le·s pour poursuivre la réflexion, informer les personnes directement concernées et leur entourage, élargir le réseau et mettre en commun les situations et les pratiques.
[1] Etude menée sur un échantillon représentatif d’hommes entre 40 et 79 ans. Beier, K.M., Schäfer, G.A., Goecker, D., Neutze, J. & Ahlers, C.J. (2006). Präventionsprojekt Dunkelfeld. Der Berliner Ansatz zur therapeutischen Primärprävention von sexuellem Kindesmissbrauch. Humboldt-Spektrum, 3/2006, p. 6.
- Disponible en format pdf
- Site internet
[2] Seto, M.C. (2009). Pedophilia. Annu. Rev. Clin. Psychol. 5:391–407, p. 392-393.
[3] Schmid, C. (2012). Sexual victimization of children and adolescents in Switzerland. Zurich : UBS Optimus Foundation. Site internet
[4] L’Association DIS NO est un organisme à but non lucratif actif depuis 1995 dans le domaine de la prévention de la maltraitance et des abus sexuels envers les enfants. Site internet
L’Espace romand de prévention DIS NO a été créé en 2014. Il accueille toute personne – homme ou femme, adulte ou adolescent(e) – n’étant jamais passée à l’acte mais préoccupée par des attirances, des fantasmes ou des pulsions sexuelles concernant les enfants ou ses enfants. Il leur offre des prestations (écoute, conseil, information, accompagnement, orientation vers un suivi thérapeutique) afin qu’elles n’enfreignent jamais le seuil du respect de l’intégrité de l’enfant ni de leur propre dignité et qu’elles puissent sortir d’un possible isolement. Il est aussi à disposition de leur entourage. Parmi ses missions se trouvent également l’information et la sensibilisation du grand public et des professionnels ainsi que la recherche. Site internet
[5] Ancona, L. & Boillat, F. (2012). Abus sexuels envers les enfants : éviter le premier passage à l’acte. Etat des lieux et analyse de la situation au niveau international. Perspectives pour la Suisse romande. Monthey : Editions DIS NO. Document disponible en format pdf
[6] Denis, D. & Whitehead, H. (2013). Stop it Now ! UK & Ireland. Helpline and Campaign Report 2002-2012. Birmingham : Lucy Faithfull Foundation, p. 12. Document disponible en format pdf
[7] Les structures actives dans ce domaine de la prévention sont répertoriée en ligne.
[9] Nous avons choisi ces deux témoignages, extérieurs à notre structure mais représentatifs des problématiques évoquées par les usagers de l’Espace, pour des raisons de confidentialité.
[10] Le financement de l’Espace (CHF 174’000.- pour la première année) reste le problème majeur. Depuis avril 2014, l’Espace bénéficie pourtant du soutien de l’Office fédéral des assurances sociales et, sur un plan cantonal, de celui de l’Etat de Vaud.