Le rapport qualité-prix de la relation
La relation esthétique à l’œuvre d’art est empêchée par l’industrie culturelle. La relation avec le bénéficiaire du travail social l’est aussi par l’approche managériale de l’intervention. Réflexions sur ces marchandisations.
Par Sophie Dafflon, travail réalisé dans le cadre du module Travail social et Communication, Master en travail social, HES-SO [1]
Quel est le point commun entre le travail social et la notion d’industrie culturelle développée par Theodor W. Adorno dans les années 1950 ? C’est la relation : à l’individu pour l’un, à l’esthétique pour l’autre, mise à mal dans une société réglée par la marchandisation des services sociaux et des biens culturels. Cet article propose de réfléchir à la relation des travailleurs sociaux avec les bénéficiaires de leur action en partant de la réflexion menée par le philosophe francfortois sur les impacts de l’industrie culturelle dans le domaine de l’art.
Quand le travail social devient marchandise
Le début du XXème siècle est caractérisé par un boom de la consommation et l’apparition d’une « culture du divertissement, rendue possible non seulement par des changements sur le plan technologique, mais aussi, et surtout, par une extension du temps libre laissant place à de nouvelles activités culturelles » (Voirol, 2011, p. 129) [2] . Dans le courant de la théorie critique, Adorno développe la notion d’industrie culturelle, qui investit le monde de l’art par la valorisation économique et la marchandisation de biens culturels jusque-là encore épargnés par le système capitaliste naissant. Pour Adorno, l’industrie culturelle est utilisée dans le seul but de faire fructifier le capital par des méthodes telles que la standardisation des productions artistiques et la rationalisation des techniques de distribution : la machine hollywoodienne pour l’illustrer en deux mots. La culture devient alors une marchandise au même titre que la machine à laver. Produite à la chaîne, l’œuvre artistique est soumise au principe de réussite commerciale possible grâce à l’individu jouant le rôle du consommateur passif, sans exigence ni jugement réflexif. On assiste à « une infantilisation du public auquel on demande de renoncer à ce que ses membres ont dû apprendre pour devenir adultes. » (Voirol, 2011, p. 135).
À une époque plus avancée, le travail social est également touché par la marchandisation des services sociaux, qui voit l’émergence d’un « modèle gestionnaire du social » (Bolzman, 2009). Le professionnel se retrouve en charge de dossiers, impliquant un travail administratif plus important. L’usager est un client, à qui l’on alloue des prestations sous forme de contrats. Cette marchandisation est également caractérisée par une rationalisation de l’action sociale. Dans cette logique managériale, le travailleur social se doit de justifier ses pratiques, valoriser des objectifs et produire des résultats : « On privilégie l’aspect quantitatif, l’action qui favorisera des résultats, au détriment du qualitatif. » (Puaud, 2012, p. 15). La surqualification du professionnel participe également à éloigner l’action sociale du relationnel qui se joue dans le quotidien, car insignifiant du point de vue des logiques d’expertise et de performance sociales. Ce processus de marchandisation considère l’individu indépendant de son environnement et la relation est reléguée au second plan de l’intervention, car son temps est décompté (Puaud, 2012, p. 16). Si l’on considère le travail social comme « l’ensemble des activités de liaisons, médiations que l’on peut créer entre des individus, des groupes, des milieux dans notre vie quotidienne » (Puaud, 2012, p. 9), les effets de cette marchandisation se reportent sur le lien social qui disparaît dans les méandres de concepts opérationnels et quantifiables.
L’art de la relation
La relation, voilà un point central tant dans la critique de l’industrie culturelle faite par Adorno que dans le domaine du travail social.
Dans l’industrie culturelle, le système capitaliste a amené une transformation profonde du processus de socialisation et d’individuation. « Ses représentants prétendent que cette industrie (culturelle) fournit aux hommes dans un monde prétendument chaotique quelque chose comme des repères pour leur orientation, et que de ce fait elle serait déjà acceptable. » (Adorno, 1964, p. 16). Adorno ne pouvait être en accord avec ce postulat, la culture ayant pour lui une signification bien plus profonde. En l’exploitant à des fins de profit régulées dans une relation de calcul et de contrôle, dominée par des stratégies marketing (Voirol, 2011, p. 135), ce nouveau rapport ne laisse plus la place à une relation esthétique de l’individu avec l’œuvre d’art. Pour Adorno, cette relation esthétique permet à l’individu une ouverture sensible au monde et aux autres au travers d’un processus de formation déployant des savoir-faire culturels (Voirol, 2011, p. 135). Confrontés à la conformité de produits musicaux issus de l’industrie culturelle, « les hommes tombent, comme on dit, dans le panneau, pourvu que cela leur apporte une satisfaction si fugace soit-elle, mais ils souhaitent même cette imposture tout conscients qu’ils en sont. » (Adorno, 1964, p. 16). Le philosophe estime que l’expérience musicale implique une ouverture à soi, une disposition empathique et une attention permettant l’apprentissage “de ce qui est autre” » (Voirol, 2011, p. 136), tout le contraire de ce que vise l’industrie culturelle.
Les métiers du social sont eux aussi caractérisés par la relation à l’autre (Autès, 1996, p. 7), exercée dans l’ici et maintenant. Leurs conjonctures sont toujours particulières « parce que marquées par des histoires de ceux qui y sont impliqués et les événements qui y surviennent. » (Autès, 1996, p. 7). Dans la logique managériale, la qualité de la relation, ni quantifiable, ni évaluable, se trouve relayée au second plan. Elle reste cependant le cœur de ces métiers. En effet, tout comme la relation esthétique avec l’œuvre d’art, celle avec le bénéficiaire est fondamentale, car elle permet d’exercer un art, celui de l’ordinaire (Puaud, 2012). Immergés dans le quotidien et l’intimité des individus, les professionnels créent une relation de confiance à partir de « coups d’intuitions, d’improvisation et de bricolages (créant) de la compétence » (de Sardan, 1995, cité dans Puaud, 2012, p. 33). L’art, et ici celui de la relation, en tant qu’ « activité humaine qui tend à un partage du sensible (s’adressant) directement au sens, à la perception singulière, aux émotions, à l’intellect des personnes prises en compte » (Puaud, 2012, p. 7), échappe à la logique managériale. En effet, en attendant du travailleur social qu’il ouvre et ferme une porte aux heures convenues par exemple, il lui est rarement demander de justifier sa présence en terme d’apaisement de tensions ou de création de synergies, car ces éléments sont difficiles à rendre compte. L’émotion, le lien, la complicité se vivent, ne se disent pas et disparaissent à leur simple évocation.
Le rapport qualité-prix de la relation
Voilà alors le travailleur social pris entre ces deux logiques bien réelles mais contradictoires, avec lesquelles il doit savoir composer. L’enjeu est de montrer que la relation entre le professionnel et le bénéficiaire a un bon rapport qualité-prix pour la logique managériale. En attendant, il résiste comme une certaine forme d’art a résisté aux industries culturelles.
En effet, les industries culturelles font aujourd’hui partie intégrante de la société occidentale. Les productions artistiques sont regroupées sous les termes d’industries du cinéma, de la musique, des médias, etc. Elles sont produites et diffusées par des acteurs socioéconomiques ayant pour objectif de valoriser le produit artistique dans la sphère économique. En marge de ces productions destinées au grand public, il existe cependant un cinéma indépendant [3] et une musique autonome. Ils appellent le spectateur à une écoute attentive et concentrée, confinée dans une sphère esthétique (Voirol, 2011, p. 140) : « Dans ces espaces subsistent, selon Adorno, des potentiels de résistance face au monde “tel qu’il est”, la “société administrée” et le “contexte d’aveuglement total”. » (Voirol, 2011, p. 141).
Le travail social, avec sa mission de médiation et de liaison, s’immisce dans ces espaces entre les individus et leur environnement. Pour favoriser « une direction consciente des hommes par eux-mêmes de leur vie » (Puaud, 2012, p. 44), il construit du lien en s’engageant dans une relation qui permet à ses bénéficiaires de tendre vers plus d’autonomie et de confiance en soi, là où la société a failli.
Le travail social résiste parfois aux activités de rationalisation qui l’éloignent de l’autre. Dans notre société techniciste et rationaliste (Puaud, 2012, p. 47), n’y a-t-il pas tout intérêt à investir dans le rapprochement des individus ?
[1] Responsable du module : Mme Viviane Cretton, professeure, anthropologue
[2] Bibliographie sélective Adorno, W.T. (1964). L’industrie culturelle. Communications, 3 (1), 12-18. Récupéré de http://www.persee.fr. Autès, M. (1996). Le travail social indéfini. Recherches et Prévisions, 44 (1), 1-10. Récupéré de http://www.persee.fr. Bolzman, C. (2009). Modèles de travail social en lien avec les populations migrantes : enjeux et défis pour les pratiques professionnelles. Pensée plurielle, 21 (2), 41-51. Récupéré de https://www.cairn.info. Puaud, D. (2012). Le travail social ou « l’Art de l’ordinaire ». Récupéré de http://www.yapaka.be. Voirol, O. (2011). Retour sur l’industrie culturelle. Réseaux, 2 (166), 125-157. Récupéré de http://www.cairn.info. Wikipédia (2016). Cinéma indépendant. Récupéré de https://fr.wikipedia.org.
[3] Cinéma indépendant en tant que « l’ensemble du cinéma produit en dehors des conglomérats médiatiques et réclamant une certaine autonomie par rapport aux méthodes de production, conventions et politiques du cinéma populaire. Par extension, cette catégorie peut inclure le cinéma amateur, le cinéma et dans une certaine mesure, le cinéma de genre et certains cinéma nationaux. » (Wikipédia, 2016).