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«Les riches ne peuvent imaginer la pauvreté»

Vendredi 23.11.2018
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Le Tribunal fédéral a tranché le 29 août 2018. Il a jugé légale l’interdiction de la mendicité par le canton de Vaud. La loi est entrée en vigueur le 1er novembre. Quels ont été les arguments utilisés par les cinq juges ?

Par Jean-Pierre Tabin, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO) et LIVES

En 2013, l’UDC a fait aboutir une initiative intitulée : « Interdisons la mendicité et l’exploitation de personnes à fins de mendicité sur le territoire vaudois. » Le 27 septembre 2016, le Grand Conseil vaudois l’a acceptée par 60 voix contre 56 et 5 abstentions. Il s’agit d’une modification de l’art. 23 de la loi pénale (LPen) vaudoise du 19 novembre 1940.

MENDIER, UN DÉLIT. La nouvelle disposition prévoit que la mendicité sera punie d’une amende de 50 à 100 francs. En outre, « celui qui envoie mendier des personnes de moins de 18 ans, qui envoie mendier des personnes dépendantes, qui organise la mendicité d’autrui ou qui mendie accompagné d’une ou plusieurs personnes mineures ou dépendantes, sera puni de l’amende de 500 à 2000 francs ».

Un recours contre cette révision de la LPen a été déposé par 8 personnes s’adonnant de manière régulière ou occasionnelle à la mendicité et par 4 personnes pratiquant l’aumône. Ce recours a d’abord été rejeté par la Cour constitutionnelle du Tribunal cantonal du canton de Vaud le 10 mai 2017. Les juges, relevant que 14 cantons suisses interdisent ou répriment la mendicité, ont considéré que la disposition attaquée respectait la Constitution vaudoise de 2003. À la suite d’un recours, le Tribunal fédéral (TF) a confirmé cette décision le 29 août 2018 [1] en jugeant légale l’interdiction totale de la mendicité dans le canton de Vaud. La loi est entrée en vigueur le 1er novembre 2018.

Examinons quelques-uns des arguments utilisés par les cinq juges fédéraux auteurs de cet arrêt [2].

INTERDICTION CONSTITUTIONNELLE? Les personnes qui avaient recouru contre l’interdiction invoquaient une atteinte à la liberté personnelle. Si les cinq juges du TF estiment que le fait de mendier doit bien être considéré comme une liberté garantie par la Constitution fédérale, ils indiquent que cette dernière peut être restreinte à condition que ce soit sur une base légale: la loi pénale vaudoise répond à cette exigence. Mais cette restriction doit aussi être justifiée par un intérêt public, ou par la protection d’un droit fondamental, et respecter le principe de la proportionnalité. À partir de ce point, le raisonnement des cinq juges du TF devient spécieux.

RAISONNEMENT CIRCULAIRE. D’abord, ils commencent par poser un acte d’autorité. Ils affirment, en citant un arrêt précédent du TF (ne reposant sur aucune base empirique), « qu’il n’est malheureusement pas rare que des personnes qui mendient soient en réalité exploitées dans le cadre de réseaux ; il existe en particulier un risque réel que des mineurs, notamment des enfants, soient exploités de la sorte, ce que l’autorité a le devoir d’empêcher et de prévenir […]. En outre, on ne saurait nier que la mendicité peut entraîner des débordements, donnant lieu à des plaintes, notamment de particuliers importunés et de commerçants inquiets de voir fuir leur clientèle. Les autorités sont ainsi légitimées à réagir afin de préserver l’ordre public. » L’argument est circulaire, il ressemble à ceux que mobilisent les petits enfants: le TF affirme qu’il y a intérêt public parce que le TF l’a dit. Sauf que le TF, c’est l’Etat. À ce titre, il peut, comme le faisait remarquer Pierre Bourdieu (2012, p. 53), donner son point de vue sur un objet en faisant croire qu’il ne s’agit pas d’un point de vue. C’est là toute la force de la « pensée d’Etat ».

FAKE NEWS À L’APPUI. Les cinq juges du TF opposent, d’une part, une circulaire de l’Office fédéral des migrations du 4 juin 2010 [3] ne reposant sur aucune donnée scientifique et, d’autre part, une enquête scientifique parue en 2014 et rééditée en 2016 (Tabin, Knüsel, & Ansermet, 2016). Sur la base de cette comparaison, ils affirment qu’il « n’existe pas de données incontestables quant à la présence ou l’absence de réseaux dans le canton de Vaud ». Ils en concluent que, dans le doute, il y a un intérêt public à une réglementation, l’Etat ayant le devoir de lutter – y compris de manière préventive – contre l’exploitation humaine. Fake news contre enquête scientifique, les arguments de l’autorité se ressemblent d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique.

Les cinq juges ajoutent ensuite, en changeant radicalement de ligne argumentaire, que l’interdiction de la mendicité est dans l’intérêt même des mendiants, la plupart étant « amenés à séjourner dans des lieux non adaptés, dans des conditions souvent très précaires et sur une longue durée ». Ce faisant, ils oublient que huit des personnes qui ont déposé recours ne sont pas de cet avis. Ils omettent également de préciser que, si ces séjours sont obligés, c’est à cause, d’une part, du dénuement complet dans lequel vivent ces personnes et, d’autre part, de décisions des autorités politiques qui n’allouent jamais de moyens suffisants aux structures qui leur sont destinées (Ansermet & Tabin, 2014).

L’INTÉRÊT PUBLIC. Les cinq juges du TF affirment que l’interdiction de la mendicité permet de prévenir les attitudes insistantes, voire les harcèlements dans des endroits « sensibles (banques, entrées de supermarchés, gares et autres édifices publics) », et d’éviter que « les passants » n’éprouvent « des sentiments de gêne, d’agacement, voire même d’insécurité à l'égard de la mendicité ». L’argument du « riverain excédé » est rabâché, et il a été analysé dans le contexte français comme soutenant une politique de la race (Fassin, Fouteau, Guichard, & Windels, 2014). Les personnes qui passent dans la rue ne sont pas « harcelées », elles sont gênées, touchées, révoltées, émues, indifférentes, bref elles ont tout un éventail de réactions qui ne se résument pas à des attitudes négatives.

Les cinq juges du TF ajoutent ensuite que la mendicité peut « causer des troubles dans les espaces publics lorsque ceux qui s’y adonnent séjournent dans des parcs ou sur des parkings », sans définir de quels « troubles » ils parlent, et en omettant de préciser que la police est d’ores et déjà active dans ce domaine, notamment qu’elle amende régulièrement les personnes qui sont obligées, faute d’alternative, de dormir dans des parcs ou dans des voitures (Tabin et al., 2016). Ils concluent ce raisonnement spécieux en affirmant qu’il existe un « intérêt public pertinent à interdire la mendicité sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de prévenir l’exploitation ou de préserver l’ordre, la sécurité et la tranquillité publics ». L’intérêt public ne serait-il pas plutôt de permettre l’usage de l’espace public par l’ensemble de la population, pauvre et riche pareillement ?

UN FILET SOCIAL… Les cinq juges du TF examinent également la question du droit fondamental à des conditions minimales d’existence. Selon les recourants, l’interdiction de mendier prive en effet des individus de leur dernière possibilité pour subvenir à leurs besoins. Or, le droit d’obtenir de l’aide en situation de détresse et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine est inscrit à l’article 12 de la Constitution fédérale de 1999.

Les cinq juges affirment « que, pour la très grande majorité des personnes qui s’y livrent, l’interdiction de la mendicité ne les priverait pas du minimum nécessaire, mais d’un revenu d’appoint ». Ils partent de l’idée que les personnes qui mendient peuvent, dans le canton de Vaud, « prétendre au revenu d’insertion qui comprend principalement une prestation financière »; que, si elles ont le statut de requérant d’asile, elles peuvent bénéficier « d’un hébergement et de prestations financières »; et que, si elles séjournent « illégalement sur le territoire vaudois », elles ont « droit à l’aide d’urgence ». Sur cette base, le TF déclare qu’il « ne discerne pas en quoi l’interdiction qui leur est faite porterait atteinte à leur droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse […], le but de l’art. 12 Cst. étant justement d’éviter qu’une personne ne doive se livrer à la mendicité pour survivre. »

Il se trouve que les personnes qui mendient dans le canton de Vaud sont dans leur majorité des ressortissants de l’Union européenne, ce que semblent ignorer les cinq juges du TF. Comme l’a rappelé en 2017 le Conseil fédéral, « les ressortissants d’Etats de l’UE ou de l’AELE qui n’exercent pas d’activité lucrative, demandeurs d’emploi compris, n’ont pas droit aux prestations d’aide sociale en Suisse » [4] et leur permis de séjour s’éteint dès qu’elles sollicitent des prestations d’aide sociale.

… INEXISTANT. L’ordonnance sur l’introduction progressive de la libre circulation des personnes a d’ailleurs été modifiée en 2015 pour préciser que l’autorisation de séjour de courte durée UE/AELE n’est possible que pour autant que les personnes « disposent des moyens financiers nécessaires à leur entretien » (art. 18). L’art. 29a de la Loi sur les étrangers introduit le 16 décembre 2016 est d’ailleurs explicite : « Lorsqu’un étranger ne séjourne en Suisse qu’à des fins de recherche d’emploi, ni lui ni les membres de sa famille n’ont droit à l’aide sociale. » Cela signifie que l’aide sociale ordinaire n’est pas disponible pour les personnes qui mendient. Le « filet social » helvétique ne les concerne donc pas, sauf si elles ont la nationalité suisse. Si ce n’est pas le cas, la demande d’aide a pour conséquence l’expulsion du territoire.

LA LOI DE L’IGNORANCE. La représentation de la mendicité des cinq juges du TF fait immanquablement penser à une phrase du chanteur Asaf Avidan : Rich men can’t imagine poor (Les riches ne peuvent imaginer la pauvreté[5]. En parlant de « revenu d’appoint », ces cinq juges montrent qu’ils n’ont aucune idée de ce que signifie mendier.

 

Références

  • Ansermet, Claire & Tabin, Jean-Pierre: Misère de la gestion de la misère. Le Sociographe, 48, 45-55, 2014.
  • Bourdieu, Pierre: Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992). Paris: Seuil, 2012.
  • Fassin, Eric, Fouteau, Carine, Guichard, Serge & Windels, Aurélie: Roms & riverains. Une politique municipale de la race. Paris: La Fabrique, 2014
  • Tabin, Jean-Pierre, Knüsel, René & Ansermet, Claire: Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud. Lausanne: Editions d’en Bas, 2016.

Article écrit pour le journal «Services publics» du SSP-VPOD et REISO.

[1] Arrêt 1C_443/2017.

[2] Thomas Merkli (Verts, Président de la première Cour de droit public), Peter Karlen (UDC), Ivo Eusebio (PDC), François Chaix (PLR) et Lorenz Kneubühler (PS).

[3] La circulaire de l’Office fédéral des migrations en ligne

[4] L’avis du Conseil fédéral en ligne

[5] «Reckoning Song».

Comment citer cet article ?

Jean-Pierre Tabin, «Les riches ne peuvent imaginer la pauvreté», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 23 novembre 2018, https://www.reiso.org/document/3748

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