Renoncement aux soins et petits arrangements
Autonomisés et responsabilisés dans leurs choix de santé, les individus sont parfois contraints à renoncer à des soins. Ce phénomène prend de l’ampleur dans le canton de Vaud [1] et nécessite une prise de conscience politique.
Par Blaise Guinchard, Mélanie Schmittler, Cindy Gerber, Institut et Haute Ecole de la Santé La Source, Lausanne
Cet article propose d’aborder les facteurs conduisant au renoncement aux soins en mobilisant la littérature existante sur le sujet et des résultats de deux récentes études menées dans le canton de Vaud. La première étude (RENO) a investigué le renoncement aux soins des jeunes retraités modestes au travers d’un questionnaire (N=666) et d’entretiens compréhensifs auprès de 22 personnes volontaires [2]. La seconde encore en cours (RENO-PARR) [1], porte sur les « petits arrangements » entre thérapeutes (N=15) et personnes entre 45 et 65 ans (N=25) qui renoncent aux soins. Les résultats présentés mettront en lumière les aspects-clés des parcours de vie des personnes amenées à renoncer à des soins et les facteurs décisifs dans la précarisation de leurs situations ainsi que quelques-unes des solutions adoptées par nombre des personnes pour palier au renoncement. Il sera aussi fait état de leur ambivalence par rapport aux institutions, notamment illustrée par la colère qui habite un certain nombre de participants.
Accès et renoncement aux soins
Retenons ici par renoncement aux soins l’expression d’un besoin subjectif en soins non satisfait dans l’année. A l’instar de Merçay [3], nous avons observé que les soins dentaires font l’objet du renoncement le plus fréquent, suivis de l’optique ainsi que des consultations chez le médecin généraliste ou spécialiste. Le renoncement porte bien souvent sur des consultations ou traitements qui permettraient de prévenir la détérioration des problèmes de santé ou de les éviter, et ne concerne que rarement les soins d’urgence.
L’Observatoire suisse de la santé indique une augmentation notable du renoncement à des soins, à des traitements ou à des contrôles médicaux pour des raisons financières passant en Suisse de 10.3% à 22.5% entre 2010 et 2016 [3]. Le pourcentage de renonçants parmi les répondants de RENO s’élevait à 17.6%.
A Genève, il a été observé en 2012 une variation du taux de renoncement de 3.7% pour le groupe ayant le revenu le plus élevé à 30.9% pour les plus bas revenus [4]. Si le lien entre difficultés financières et renoncement aux soins est fréquemment relevé, les approches qualitatives mettent en évidence la dimension multifactorielle du renoncement [2][5]. Ainsi, la décision de renoncer aux soins peut être motivée entre autres par des contraintes financières, géographiques, une perte de confiance vis-à-vis du thérapeute ou encore une intention de recourir à une alternative en dehors du système des soins socialisés. Si les personnes à revenus moyens ou inférieurs sont particulièrement sujettes au renoncement, celui-ci touche également des personnes avec un revenu supérieur : une procédure de divorce de longue durée, des pensions élevées à verser au conjoint∙e parfois gravement atteint∙e dans sa propre santé, des enfants à charge ou des problèmes de santé divers réduisent parfois un revenu confortable à sa portion congrue et obligent à limiter, entre autres, la consommation de soins, à l’image de Benoit [2], bénéficiant d’une formation supérieure et d’un travail stable :
« J’ai été jusqu’à m’adresser au Point d’Eau, à Lausanne […] alors ça fait bizarre, parce que j’ai un salaire qui est confortable, […], ben ça dépasse les cinq chiffres, mais dans le salaire net, et dans ce qui reste à la fin du mois, ben ils sont plus là les 5 chiffres […]. »
A ce stade, l’étude RENO-PARR met en évidence le rôle souvent conjoint des divorces, des situations professionnelles difficiles (licenciement, faillite, épuisement, reconversion professionnelle) et de la péjoration de la santé mentale comme des éléments favorisant la précarisation des conditions de vie menant à la plupart des situations de renoncement. Carolina, la cinquantaine, divorcée et fraîchement licenciée en témoigne :
« Moi, j'ai une situation très complexe, simplement déjà parce que j'ai quatre enfants, parce que j'ai perdu mon emploi, parce que... pour plein de raisons. Maintenant je pense que […] rien que l'âge et d'être licenciée font que d'un coup [la] situation change, et donc aussi [la] situation par rapport aux soins change. »
Les petits arrangements
Les entretiens de RENO et de RENO-PARR ont mis en lumière différents ajustements adoptés par les personnes interrogées. La plupart des personnes adoptent des stratégies compensatoires afin de pallier leur état de vulnérabilité financière : elles mettent en balance différents domaines de la vie quotidienne, travaillent après l’âge de la retraite, mobilisent leur réseau ou s’exilent hors de Suisse. Ces stratégies dénotent la capacité des personnes à réagir face à des situations difficiles, bien que les réponses adoptées restent précaires et fragilisent souvent leur situation.
D’autres stratégies nommées « petits arrangements », directement en lien avec la recherche de satisfaction des besoins en soins sont adoptées par la majorité des participants des deux études afin d’accéder à des soins malgré une situation financière difficile : négocier des arrangements financiers avec le thérapeute, changer de thérapeute, consommer des soins à l’étranger ou, à l’instar de Serge [3], mobiliser le réseau de soutien primaire.
« Le dentiste, c’est marqué interdit depuis cinq ou six ans. Et pourtant un de mes meilleurs copains est dentiste et je vais chez lui et il ne me fait pas payer. […] j’ai cette chance, mais il a 75 ans alors il va arrêter aussi une fois peut-être. »
Dans RENO-PARR, nous explorons ces « petits arrangements » entre thérapeutes et patients dans les situations de difficultés d’accès aux soins. Parmi les stratégies utilisées par les patients et leurs thérapeutes pour leur permettre un accès aux soins, nous avons déjà pu identifier des paiements échelonnés, l’octroi d’ordonnances sans rendez-vous, la remise d’échantillons de médicaments gratuits.
Un rapport ambivalent aux institutions
Souvent considérés comme des alliés lors de petits arrangements, les thérapeutes sont aussi parfois identifiés comme source du disfonctionnement du système, à l’instar des assureurs ou des entreprises pharmaceutiques. Dans RENO-PARR, certaines personnes rencontrées mettent en avant des sentiments d’injustice et de désillusion particulièrement prégnants. Elles partagent l’impression de s’être engagées et d’avoir beaucoup « donné » à un système qui, lorsqu’elles se retrouvent dans le besoin, leur demande encore plus de sacrifices : des procédures de divorce aux frais exorbitants, des prestations toujours plus difficiles à obtenir et toujours plus réduites. Certains mettent en cause un système de santé dont l’organisation est toujours plus bureaucratisée. La confiance dans le système sanitaire s’érode et s’accompagne d’un sentiment de révolte, d’amertume et de colère. Alors le risque de ne plus faire appel au système de santé augmente avec les conséquences délétères pour la santé que l’on connait. A ce titre, le témoignage de Jawad [4] est emblématique :
« C'est quand même les médecins et les assurances qui tiennent les couteaux par le manche. Maintenant, on ne peut rien faire. […] J'en connais d'autres, ils n’attendent qu'une chose, c'est de crever tranquillement avec leur bouteille de rouge. Ça coûte moins cher en tout cas que les médicaments, les médecins, et tout le reste. »
Une nécessaire prise de conscience politique
S’intéresser au renoncement aux soins, c’est porter attention à un phénomène en émergence dans notre pays. C’est démontrer que cette problématique est révélatrice de situations de vie difficiles et complexes, sources de précarisation, de désinsertion sociale et d’amertume. C’est aussi montrer les prises de position critiques de la part des bénéficiaires dans un système qui échoue en partie à tenir ses promesses d’équité en matière d’accès aux soins. Les petits arrangements sont à comprendre comme des tentatives créatives de la part des différents acteurs du système pour dépasser ces imperfections. Sans une connaissance précise de ces pratiques, toute analyse du système serait incomplète. Une prise de conscience de la difficulté d’accès aux prestations de santé tant par les acteurs sanitaires que par l’autorité politique est nécessaire pour maintenir un accès équitable aux soins dans le canton de Vaud.
Bibliographie
- [1] Regamey C. Assurance-maladie : un système victime de sa complexité qui pénalise les assuré-e-s. Dossier du mois de l’ARTIAS. 2011 mai ; 14.
- [2] Guinchard B, Schmittler M, Gally M-L, Amiguet M, Barry A. Imperfections du système d’assurances sociales : l’exemple de l’accès aux soins des jeunes retraité∙e∙s à revenu modeste. Revue suisse de sociologie. 2015 ; 41(3) : 359‑375.
- [3] Merçay C. Expérience de la population âgée de 18 ans et plus avec le système de santé – Situation en Suisse et comparaison internationale : Analyse de l’International Health Policy Survey 2016 du Commonwealth Fund sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Obsan Dossier 2016. (56) :186. Neuchâtel : Observatoire suisse de la santé ; 2016. Présentation dans les actualités de REISO
- [4] Guessous I, Gaspoz J-M, Theler J M, Wolff H. High prevalence of forgoing healthcare for economic reasons in Switzerland: a population-based study in a region with universal health insurance coverage. Preventive medicine. 2012 ; 55(5) : 521-527.
- [5] Després C, Dourgnon P, Fantin R, Jusot F. Le renoncement aux soins : une approche socio-anthropologique. Questions d’économie de la santé. 2011 ; 169 : 1-7.
[1] Nous cherchons encore des participant×e×s ! Vous avez entre 45 et 65 ans et renoncé à des soins dans le canton de Vaud durant l’année écoulée ? Vous êtes professionnel×le de la santé et êtes confronté×e à des patients ayant des difficultés pour accéder à des prestations de soins nécessaires ? Votre témoignage nous intéresse ! Merci de nous contacter :
[2] Prénom fictif, participant∙e de RENO-PARR. Les citations orales sont légèrement adaptées par REISO pour leur transcription en langage écrit.
[3] Prénom fictif, participant∙e de RENO
[4] Prénom fictif.
Cet article appartient au dossier Le prix de la santé
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Blaise Guinchard, Mélanie Schmittler, Cindy Gerber, «Renoncement aux soins et petits arrangements», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 mars 2019, https://www.reiso.org/document/4230