L’alcool et les populations migrantes
Les migrants consommeraient moins d’alcool que la population suisse. Les données font toutefois défaut et le risque d’addiction semble bel et bien exister. Une étude exploratoire fait le point sur cet enjeu sanitaire méconnu.
Par Régis Blanc, consultant en migration, sur mandat de la Fondation vaudoise contre l’alcoolisme, Lausanne
La Suisse est devenue au cours du XXe siècle un « grand pays d’immigration » avec un tiers de sa population, directement ou par l’un de ses deux parents, issu de la migration et un quart né à l’étranger[1]. Ces dynamiques migratoires s’expliquent en particulier par l’attractivité économique et l’important besoin de main d’œuvre extérieure, par la position géographique centrale en Europe et, dans une moindre mesure, par des motifs humanitaires.
Depuis les années 1990, la santé des populations migrantes en Suisse[2] a donné lieu à de nombreuses études et débats. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a développé une stratégie « santé et migration » ; partant du postulat que des liens étroits existent entre la santé et la capacité à s’intégrer. Un programme national a été mis en place afin de promouvoir la santé de la population migrante en Suisse et de contribuer ainsi à assurer l’équité dans le domaine de la santé et de garantir le droit à la santé pour chacun.
Les problématiques liées à la consommation d’alcool[3] de ces populations n’ont pas fait l’objet du même traitement. Au niveau politique, les documents d’orientations nationales, à l’instar de la Stratégie nationale addictions 2017 – 2024, adoptent une approche plutôt « universaliste »[4] tout en soulignant toutefois l’importance d’identifier de manière précoce les groupes exposés au risque d’addiction. Une attention particulière devrait ainsi être portée, entre autres, aux migrants. Au niveau de la recherche, l’état de la littérature en Suisse est particulièrement lacunaire. Il existe bien plusieurs études qui consacrent une partie de leur recherche aux questions d’alcool chez ces populations[5], mais toutes mettent en exergue les lacunes en termes de données tant quantitatives que qualitatives. En dépit de ces limites, et a contrario de quelques recherches datant des années 1990, leurs observations sont unanimes : les migrants consomment moins d’alcool que la population suisse.
Le processus d’acculturation
Les rares données épidémiologiques révèlent cependant d’autres informations intéressantes. En premier lieu, le rapport à l’alcool des populations migrantes est marqué par une forte hétérogénéité ; illustrant bien la diversité qui caractérise ces populations. Une grande partie ne serait pas du tout concernée par des comportements à risque alors qu’un nombre plus restreint présenterait de tels comportements. Deuxièmement, il existe un très grand nombre de facteurs qui impacteraient le comportement des populations migrantes face à l’alcool: pays d’origine, langue, sexe, expérience migratoire, religion, etc. Une étude américaine[6] argue que, selon la perspective du multiculturalisme, les migrants arrivent avec leurs habitudes de consommation, mais surtout que la société d’accueil façonne également les pratiques liées à la consommation d’alcool des nouveaux arrivants par un processus d’« acculturation ». Selon cette étude, de nombreuses recherches soulignent le lien entre l’acculturation et les mesures d’assimilation, à l’instar de la durée de résidence, avec l’accroissement de la consommation d’alcool[7].
Les observations des études réalisées au niveau suisse vont partiellement dans le sens de ces hypothèses : les comportements en matière d’alcool pour les groupes italiens, portugais, français ou allemands – qui sont par ailleurs les groupes majoritaires et « historiques » – sont assez proches de la population suisse. Alors que les « nouvelles » populations migrantes, issues notamment de l’asile à partir des années 1990, telles que les groupes du Sri Lanka, de Somalie ou d’Ex-Yougoslavie, auraient une consommation nettement inférieure aux Suisses et un taux d’abstinence très élevé.
De nombreux éléments doivent cependant amener à nuancer cette deuxième série d’observations. Outre l’état lacunaire de la recherche et le fait qu’aucune étude ne se consacre aux récents mouvements migratoires et à ses populations (Erythrée, Syrie, Irak, Afrique du Nord et de l’Ouest), il semble exister un important biais de désirabilité sociale car ces enquêtes « se fondent sur l’appréciation subjective des personnes interrogées. La consommation indiquée et les schémas de consommation doivent être interprétés avec prudence en raison des tabous liés à la problématique de la dépendance »[8]. En effet, plusieurs études, hors de la problématique sanitaire, consacrées aux nouvelles populations mentionnées rapportent de nombreuses situations d’abus d’alcool ; ce dernier étant utilisé comme dérivatif aux soucis et expliqué notamment par l’isolement social et les traumatismes du passé[9]. L’étude américaine met également en avant ce phénomène en soulignant la corrélation entre l’abus de substance et le « stress acculturatif ».
L’effet cumulatif des facteurs de risque
Concernant les facteurs influençant les comportements sanitaires en général et face à l’alcool en particulier, ce qu’il importe surtout de retenir, comme l’indique l’OFSP[10], c’est la nécessité de considérer l’effet cumulatif des facteurs qui peut aboutir à une vulnérabilité accrue. Les personnes issues du domaine de l’asile, et notamment celles dont le séjour est précaire, sont particulièrement sujettes au cumul de ces facteurs et figurent ainsi parmi les plus vulnérables. A fortiori, en sachant que c’est une catégorie de population difficilement atteignable, notamment par les messages de prévention. Par ailleurs, pour la grande majorité des personnes concernées, la problématique de l’alcool n’est souvent qu’une partie d’une problématique plus globale[11]; ce qui ne signifie pas pour autant que la prise en charge en matière d’alcool soit secondaire[12]. La perception du risque par ces personnes semblerait aussi tendre à prioriser des aspects comme le statut administratif au détriment d’un diagnostic et d’une prise en charge adaptée[13].
Au regard de ces enjeux méconnus et a priori sous-estimés, du manque de données tant quantitatives que qualitatives et de l’accroissement attendu de la population migrante[14], une véritable réflexion relative aux problématiques d’alcool des populations migrantes, accompagnée d’actions concrètes, paraît aussi justifiée que pertinente. La récente recherche exploratoire menée par la FVA a effectué un état des lieux de cette problématique et proposé plusieurs pistes d’actions[15]. Parmi les pistes : une meilleure coordination et collaboration entre les acteurs vaudois – malgré la densité du réseau intervenant dans ces domaines –, le développement d’interventions de spécialistes en alcoologie dans le milieu associatif ou en entreprise – davantage ici pour les « anciennes » populations migrantes – afin de réduire le nombre de populations difficilement atteignables, etc.[16]
Le récent rapport sur la politique de santé publique du canton de Vaud 2018-2022 apparaît comme une porte d’entrée des plus profitables dans cet objectif. Ce document cible en effet les populations vulnérables (champ d’action 4) ; dont font partie nombre de migrants. En plaidant pour une approche d’« universalisme proportionné »[17], le canton de Vaud vise un « accès à des soins universels et adaptés : [en] développant la capacité du système de soins à aborder et [à] s’adapter aux problématiques de santé des personnes vulnérables et en situation de santé particulière ».
Dans ce but, les acteurs concernés par la problématique de cet article pourront s’inspirer des mesures proposées par le Service de la santé publique et se devront de favoriser la collaboration et l’échange, tout en installant des dynamiques innovatrices, mais surtout audacieuses – en raison notamment du difficile contexte politique relatif aux problématiques migratoires.
[1] Piguet, Etienne (2013). L'immigration en Suisse. Soixante ans d'entrouverture. PPUR, Collection Savoir suisse (3e édition en 2017)
[2] « On entend par personne d’origine migrante l’ensemble des personnes résidant en Suisse qui étaient de nationalité étrangère à leur naissance, indépendamment du lieu de naissance, que ce soit en Suisse ou à l’étranger. Ce terme englobe donc la première et la deuxième génération de la population étrangère résidant en Suisse ainsi que les personnes naturalisées » (OFSP, 2007)
[3] La Fondation Vaudoise contre l’Alcoolisme (FVA) appréhende la consommation d’alcool comme un « problème » en distinguant trois comportements à risque : l’ivresse ponctuelle, la consommation inadaptée à la situation et la consommation chronique.
[4] Voir ci-après la définition d’« universalisme proportionné ».
[5] cf. par ex. : Meystre-Agustoni, G. & Lociciro, S. & Bodenmann, P. & Dubois-Arber, F. (2011). Migration et santé. Analyse des besoins dans le canton de Vaud. Institut universitaire de médecine sociale et préventive ; Cordey, M. & Gil, M. & Efionayi-Mäder, D. (2012). Analyse des besoins en matière de promotion de la santé et de prévention pour la population issue de la migration. Etat des lieux pour les cantons de Fribourg, de Neuchâtel et du Jura. Etudes du SFM 61.
[6] Szaflarski, M. & Cubbins, L.A. & Ying, J. J (2011), « Epidemiology of Alcohol Abuse Among US Immigrant Populations ». Immigrant Minority Health 13(4): 647–658.
[7] cf. aussi Hjern, A. & Allebeck, P. (2004). « Alcohol-related disorders in first- and second generation immigrants in Sweden: a national cohort study », Society for the Study of Addiction, Addiction (99): 229–236.
[8] Pfluger, T. & Biedermann, A. & Salis Gross, C. (2008). Prévention et promotion de la santé transculturelles en Suisse : informations de base et recommandations. Herzogenbuchsee: Public Health Services. p. 39.
[9] cf. par ex. Efionayi-Mäder, D. & Schönenberger, S. & Steiner, I. (éd.) (2010). Visage des sans-papiers en Suisse. Evolution 2000-2010 ; Moret, J. & Efionayi, D. & Stants, F. (2007). Diaspora sri lankaise en Suisse. Etude du Swiss Forum for Migration and population studies (SFM) sur mandat de l’Office fédéral des migrations (ODM).
[10] OFSP & Promotion Santé Suisse (2008). Population migrante : prévention et promotion de la santé. Guide pour la planification et la mise en œuvre de projets.
[11] La FVA mentionne que « dans le cas de l’alcool, les études montrent que 50 à 70% des personnes souffrant de dépendance à l’alcool souffrent en même temps de troubles psychiatriques majeurs » (Concept d’intervention du Secteur d’accompagnement socio-thérapeutique -SAT- de la FVA, 2017).
[12] La FVA indique que « dans l’évaluation d’une personne dépendante à l’alcool présentant une comorbidité psychiatrique, il est important de déterminer si le trouble est primaire, c’est-à-dire s’il précède le développement de la dépendance à l’alcool ou s’il est secondaire. Cette distinction a des implications thérapeutiques majeures […]. » (Ibid).
[13] Entretien avec une médecin du service de médecine des addictions (Unisanté).
[14] Office fédéral de la statistique (2015). « Les scénarios de l'évolution de la population de la Suisse 2015 – 2045 ». Au vu de ce phénomène croissant, l’étude américaine mobilisée appelle à cet égard à une meilleure compréhension des défis sanitaires des populations migrantes, et notamment leurs besoins liés à l’abus d’alcool.
[15] Régis Blanc (2018). L’alcool : un enjeu sanitaire pour les populations migrantes, recherche exploratoire sur mandat de la FVA. En format pdf. Présentation sur cette page de REISO.
[16] Voir le chapitre 5.2. ‘Pistes’ de cette étude pour plus d’informations.
[17] Soit : « une offre de prestations pour tous, avec des modalités et une intensité qui varient selon les besoins. Les interventions passent par la mise en œuvre d’actions de préventions/promotion de la santé à l’ensemble de la population (universalisme) en agissant sur chaque catégorie de la population selon ses besoins (proportionnalité) » (DSAS, 2018, p. 17). Présentation sur cette page de REISO.
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Régis Blanc, «L’alcool et les populations migrantes», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 mai 2019, https://www.reiso.org/document/4452