Le travail salarié comme au temps de Marx?
Les ressources humaines utilisent de nouvelles recettes dans de vieilles casseroles. Les mécanismes de subordination des employé·e·s à l’œuvre aujourd’hui sont subtils, efficaces et rôdés. Mais tout espoir n’est pas perdu !
Par Viviane Gonik, ergonome, spécialiste de la santé au travail, Genève
[1] Dans les années 80, une chanson italienne disait : « La crise est structurelle et Marx ne s’est pas trompé». Un récent colloque [2] a dit à peu près la même chose : la lecture du capitalisme par Marx reste pertinente. En ce qui concerne les évolutions du travail et de son organisation, elles sont en effet toujours et encore orientées vers la subordination et le pouvoir sur le travail : contrôler et dominer le travail, c’est contrôler la production de richesse.
Pour Marx, selon Emanuel Renault [3], le terme de « domination » serait toujours référé à une relation de subordination, une relation marquée par la contrainte dans laquelle les personnes sont soumises, directement ou indirectement, à la volonté de ceux qui les commandent. Cependant, ni la simple hiérarchie, ni la seule contrainte, ni même la combinaison des deux ne suffisent à définir la domination. Il faut que s’y ajoute soit le commandement des uns par les autres (la relation salariale), soit la soumission de la volonté des uns aux finalités des autres car les individus sont obligés d’entrer dans la relation salariale pour survivre.
Les nouvelles formes de domination
Avec les mutations du travail et de son organisation, les formes de domination ont évolué. Les entreprises demandent à l’encadrement de savoir mobiliser les ressources (le service du personnel est devenu celui des ressources humaines). Il s’agit de motiver les employé·e·s à répondre aux aléas des situations, à être réactifs aux demandes des clients et, finalement, à s’impliquer et à s’appliquer. L’engagement au projet de l’entreprise doit être total. Il faut y mettre son corps, sa force, son intelligence, sa créativité, même son émotion ! Et y trouver là l’ultime accomplissement.
Au fil des siècles, la «discipline du travail salarié» a passé par des violences extrêmes: les «lois sanglantes» britanniques contre les vagabonds, le travail forcé dans les workhouses, les déportations, les galères, etc. Aujourd’hui, cette «discipline du travail salarié» est acceptée comme naturelle. La subordination se cache derrière une servitude volontaire et appréciée.
Pour assurer leur pouvoir, les entreprises doivent casser toutes les formes de contre-pouvoir des salariés. L’individualisation empêche la constitution d’un collectif qui serait à même de mettre en avant son objectif propre. Dans son livre « L’établi », Robert Linhart [4] décrit la chaîne de montage où l’on place des ouvriers ne parlant pas la même langue pour rendre la communication difficile. Aujourd’hui les techniques ont changé, mais le but reste le même. Les grandes entreprises sont fragmentées en unités semi-autonomes placées dans des relations commerciales: l’atelier de réparation offre des prestations au service de la production qui elle-même en demande au marketing, etc. Ainsi, les exigences de la concurrence avancées par les entreprises pour justifier leur réorganisation mettent finalement en concurrence les services internes entre eux ainsi que chaque employé·e avec ses collègues. Chacun est considéré comme un autoentrepreneur à l’intérieur de son entreprise, responsable d’atteindre des objectifs fixés, de comptabiliser l’argent qu’il rapporte et qu’il coûte. Il faut alors vendre plus, gérer plus de dossiers, prendre en charge plus d’usagers que son collègue, sous peine d’être mis sur la touche ou même licencié.
Comme l’écrit Danièle Linhart [5], l’expropriation des savoir-faire des salarié·e·s a été, dès le début de l’industrialisation, un objectif pour maintenir le pouvoir du capital sur le travail. Etre maître de son métier et de son travail constitue une forme de pouvoir. Comme l’exprimait Taylor cité par Linhart : « Tout savoir est du pouvoir et il faut impérativement transférer le savoir des ateliers vers les bureaux et les ingénieurs. » Cette conviction a abouti à la fragmentation du travail en une succession de gestes exécutés par des personnes différentes et à la mise en place du Bureau des temps et méthodes élaborées par Taylor et mises en pratique par Ford.
Le climat d’incertitude et la déstabilisation
Aujourd’hui, la situation a changé mais les métiers sont mis à mal par un climat permanent d’incertitude : incertitude sur son avenir professionnel, sur sa propre expérience, sur l’avenir du métier. La précarité, la multiplication des formes de contrats en sont un des outils efficaces. Il est possible de renforcer la précarisation par des pratiques de déstabilisation : changements incessants qui traversent toutes les grandes entreprises, et même les services publics comme l’enseignement. S’y produisent les restructurations, les redéfinitions de services, de départements, les recompositions de métiers, la mobilité systématique, les déménagements géographiques, les changements de logiciels, la reconfiguration des espaces.
Certes, les directions allèguent la nécessité de s’ajuster à un environnement fluctuant et présentent le changement comme une vertu en soi. L’objectif de désapproprier les salariés de toute maîtrise de leur travail est cependant aussi présent. «Il nous faut produire de l’amnésie», expliquait dans les années 90, un manager de France Télécom, cité par Danièle Linhart. L’activité est dominée par le rythme du travail imposé, par un savoir technique et par une multitude de prescriptions et de travail administratif dont l’employé·e a perdu la possession et la compréhension et qui l’éloigne toujours plus du cœur de son métier comme des soignants remplissant des fiches à la place d’être auprès des malades.
La notion de précarité implique donc clairement un rapport social de domination dans lequel le devenir d’un individu est soumis à la décision d’autrui. De même que le travailleur se voit pratiquement dépossédé du contrôle de son activité, de même, les rapports de domination tendent à se soustraire à la critique en prenant l’apparence mystifiée d’une nécessité opaque.
Le rôle de la division sexuelle du travail
A la division en classe sociale se joint une division sexuelle du travail, toujours présente. On l’observe par la ségrégation des emplois, par la non prise en compte des risques inhérents au travail « féminin », par la déqualification des savoirs des femmes considérés comme des compétences innées et même par le harcèlement sexuel au travail [6].
Les femmes ne sont pas considérées comme des travailleuses professionnelles, mais avant tout comme des ménagères et mères de famille. Leur légitimité trouve sa place dans l’espace domestique et non dans l’espace professionnel, et cela même si elles ont, de fait, toujours travaillé pour la production.
Pour Silvia Federici [7], cette division sexuelle du travail s’installe comme un élément fondamental dans le passage du féodalisme au capitalisme. Les relations de genre sont alors remodelées en profondeur, la lente exclusion des femmes du domaine public accompagnant l’émergence des rapports de production capitalistes.
Une équation et une touche d’optimisme
Ce constat de la reproduction des rapports de domination au travail peut laisser un goût amer. On remarque cependant que, de tout temps et aujourd’hui encore, il a existé des formes de travail et de production tendant à s'éloigner des normes capitalistes. Elles relèvent de pratiques de coopération sociale et couvrent toutes les formes de production en commun et de biens communs. En anglais, cette forme d'activité sociale est identifiée comme du «commoning». Pour Massimo de Angelis [8], depuis Marx, le mode de production capitaliste peut être symbolisé par M – C – M’, c’est-à-dire comme la transformation d’argent-Money en marchandises-Commodities puis de marchandises en argent où le M’ signifie une plus-value. Le but de la production est ainsi une reproduction «élargie» du capital. De son côté, la production des communs peut être représentée dans l’équation C – M – C. Le but n'est pas forcément la valeur marchande ni une accumulation de capital, mais la production et la consommation de valeurs d'usage et de style de vie avec des pratiques opposées à celles du capitalisme.
Comme de Angelis le définit, le commun n’est pas un bien « abstrait » appartenant à une humanité non définie. Il est géré par une communauté qui en fixe l’utilisation et les règles. C’est le cas depuis des siècles, en Valais par exemple, des alpages ou des vignes des bourgeoisies villageoises.
Il ne s'agit pas que d'anachronismes marginaux. A bien regarder, du commoning plus ou moins pur persiste. Il resurgit même en amont, à côté, et à l'intérieur de l'Etat et des entreprises capitalistes. On peut citer les logiciels libres, internet (du moins au début), les coopératives agricoles mettant ensemble producteurs et consommateurs, les échanges de services. Et même à l’intérieur des entreprises, le travail réel se fonde encore, pour une large part, sur des échanges coopératifs de savoirs et de coups de mains.
Certes, ces espaces d’autonomie doivent affronter de nouvelles tentatives d'enclosures d'un capital sans cesse à la recherche de nouveaux champs de valorisation. On est ainsi passé du « carsharing » pour partager une voiture à l’ère des chauffeurs Uber, du « couchsurfing » gratuit à la déferlante Airbnb. Les organisations de types « bien communs » survivent pourtant.
Une discipline du travail imposée à des générations, un formatage idéologique intensif n'ont donc pas suffi à faire disparaître ces autres formes de production. La coopération serait-elle finalement mieux enracinée dans notre «nature» que les instincts de domination et l'égoïsme de l’homo economicus?
[1] Cet article a été écrit pour Le Courrier et REISO.
[2] Cet article reprend les grandes lignes de la conférence tenue lors du colloque de mai 2018 « Penser avec et après Marx » organisé par le Groupe vaudois de philosophie.
[3] Emmanuel Renault, Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination?, Actuel Marx, 2011/1 (n°49)
[4] Robert Linhart, L’Établi, Éditions de Minuit, 1978.
[5] Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Paris, Erès, coll. « Sociologie clinique », 2015, 158 p., ISBN : 978-2-7492-4632-1. Présenté sur cette page de REISO
[6] Lire aussi: Viviane Gonik, Travail : du sexisme au harcèlement, REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 janvier 2018
[7] Sylvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive, Ed. Entremonde, 2017.
[8] M. De Angelis, Omnia sunt communia: On the commons and the transformation to postcapitalism, Zed Books Ltd., 2017.
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Viviane Gonik, «Le travail salarié comme au temps de Marx?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 novembre 2018, https://www.reiso.org/document/3752