Du nouveau dans l’histoire du travail des femmes
Dans les usines horlogères, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1975, le travail des ouvrières révèle les articulations entre l’emploi et la famille, entre les classes sociales et entre les nationalités.
Recension par Anne-Françoise Praz, historienne, professeure associée, Université de Fribourg
Concilier le travail professionnel avec les tâches familiales et domestiques, cela a toujours été l’affaire des femmes. Cette évidence reste encore aujourd’hui bien ancrée, même si les nouvelles générations de couples et de parents se révèlent plus créatifs et plus engagés dans le partage des tâches.
Dans sa thèse de doctorat récemment publiée [1], Stéphanie Lachat, questionne cette évidence de l’assignation aux femmes de l’articulation famillle-emploi et reconstitue sa généalogie. Pour explorer cette question, elle se concentre sur un exemple révélateur, analysé sur une très longue période : les ouvrières de la fabrique d’horlogerie de Saint-Imier, de la fin du XIXe siècle, moment du passage de l’atelier à la fabrique, jusqu’aux années 1975, à la veille de la grande crise horlogère.
Comment le travail ouvrier des mères était-il perçu par les élites, les syndicats, les patrons, et par les ouvrières elles-mêmes ? Comment les femmes s’organisaient-elles pour remplir leur double rôle d’ouvrière et de mère ? Le contexte socio-économique a-t-il modifé les conditions de cette articulation ?
Pour répondre à ces questions, les archives officielles sont silencieuses. La recherche s’est ainsi concentré sur les archives de l’entreprise, ses journaux internes et sur des entretiens avec d’anciennes ouvrières. Un travail considérable de documentation a permis de réunir les données, souvent éparses, pour rendre visible le travail des mères. Stéphanie Lachat met ainsi en évidence les pratiques quotidiennes des ouvrières, les pratiques des employeurs à travers les arrangements internes de l’entreprise, leurs confrontations et négociations, et enfin les représentations que les unes et les autres se font de l’emploi des femmes. Au final, loin d’être une monographie sur la fabrique Longines, cette étude dégage des mécanismes généraux qui éclairent cette articulation famille-emploi.
La valorisation du travail des mères ouvrières
Stéphanie Lachat remet en question certaines conclusions de l’historiographie du travail féminin, trop hâtivement généralisées. Dans le Jura horloger, elle ne retrouve en effet pas du tout, même pour le XIXe siècle, la stigmatisation du travail des mères, la prégnance du modèle bourgeois de la femme au foyer, ou encore l’utilisation de la main-d’œuvre féminine comme armée de réserve. Bien au contraire, les élites valorisent le travail des mères comme un élément positif dans la lutte contre la misère ouvrière ; dans les années cinquante, les mères ouvrières elles-mêmes légitiment leur travail par le souhait de permettre à la famille d’entrer dans la nouvelle culture de consommation. Les travailleuses de l’horlogerie constituent une main-d’œuvre recherchée par les employeurs. La photographie de couverture, montrant les élégants manteaux et chapeaux dans un vestiaire d’ouvrières, illustre cette conscience, de la part des travailleuses, d’appartenir à une aristocratie ouvrière.
En articulant systématiquement le genre et la classe, l’analyse aboutit au résultat central de la thèse. Le modèle de la femme au foyer n’est pas le seul modèle féminin qui existe dans la période étudiée ; il coexiste avec un autre modèle, celui de la double tâche des femmes, et la ligne de partage entre les deux passe justement par la distinction de classe. L’hypothèse avancée en conclusion est particulièrement stimulante : la circulation des modèles ne s’effectue pas seulement des classes bourgeoises vers les classes populaires, mais aussi dans l’autre sens. Le « modèle de la double tâche », élaboré par les mères ouvrières et les classes populaires, remonte en effet l’échelle sociale à mesure que les femmes des catégories moyennes et supérieures revendiqueront le droit à l’emploi au-delà des justifications financières.
Le travail à domicile autorisé pour les ouvrières suisses
L’articulation genre et nationalité fournit aussi des résultats originaux. Ainsi, les ouvrières italiennes ne remplacent les ouvrières suisses, mais plutôt les ouvriers suisses. Le travail à domicile, modalité d’emploi volontiers perçue comme déqualifiée, est en fait un travail qualifié autorisé aux ouvrières suisses uniquement, et non aux Italiennes. Tout le chapitre sur l’analyse du travail à domicile est un modèle du genre : on voit cette modalité d’emploi séparer les hommes des femmes, puis les ouvrières suisses des italiennes, tout cela en fonction des contraintes historiques spécifiques, des stratégies des employeurs, et des stratégies des mères, qui obligent les employeurs à recourir à cette forme d’emploi pour attirer la main-d’œuvre féminine.
Cette idée pose des questions intéressantes, en particulier pour la Suisse des années 1950-60. Ainsi, on pourrait se demander s’il existe une continuité entre la légitimité du travail des femmes pour améliorer le bien-être familial, et la légitimité du travail des femmes dans le sens de l’autonomie et de l’accomplissement personnels ? Dans les deux cas, on est au-delà de la nécessité financière, et au-delà de l’opposition entre travailler par nécessité / travailler par plaisir. Ainsi, la volonté d’autonomie financière des femmes des années 1970 aurait été préparée par la volonté d’autonomie de leurs mères dans les décisions de consommation pour la famille et les enfants.
[1] Stéphanie Lachat (2015), Les pionnières du temps. Vies professionnelles et familiales des ouvrières de l’industrie horlogère suisse (1870-1970), Neuchâtel, Editions Alphil.