L’agriculture: une piste pour insérer des réfugiés?
Tant en Suisse qu’en France, le monde agricole manque de main-d’œuvre. Des projets d’insertion développés pour les réfugiés donnent des résultats probants dans les deux pays. Sur quelle échelle et selon quelles méthodes ?
Par Jordan Lahmar-Martins, travailleur social, Besançon
Concilier monde rural et insertion des réfugiés paraît de prime abord difficilement réalisable. De nombreux préconçus créent des obstacles au rapprochement de deux univers éloignés, avec des barrières linguistiques, culturelles ou encore mentales qui semblent parfois insurmontables.
Pourtant, depuis plusieurs années, de nombreux projets ont éclos un peu partout sur la planète. En Australie, au Canada, des projets contribuent à insérer via l’agriculture les personnes réfugiées. En 2016, un rapport pour le Rural Industries Research and Development Corporation [1] australien a mis en évidence l’impact des immigrants, dont les réfugiés, dans l’agriculture de l’île-continent. Au Canada, l’Etat de l’Alberta a collaboré à un projet d’insertion des réfugiés par le secteur agricole [2].
Quid de la Suisse et de la France ? Représentant respectivement 0.7% et 1.7% des PIB en 2017 selon le World Factbook de la CIA, le poids du monde agricole dans ces pays voisins est faible. Cependant des deux côtés du Jura, le secteur souffre d’un manque de main d’œuvre. En 2014, selon des responsables syndicaux suisses, seuls 10% des emplois agricoles ont été pourvus par la main d’œuvre locale. La nécessité de trouver un travail pour les personnes sous protection internationale peut apporter un début de réponse au manque de bras dans l’économie rurale. De plus, une partie de ces réfugiés exerçait un métier agricole dans leurs pays d’origine, ce qui présente un intérêt en matière de compétences pré-acquises.
Face à ce défi, divers programmes français et suisses se sont développés pour insérer les réfugiés par l’agriculture : des initiatives souvent locales et isolées en France ; structurées et territorialisés en Suisse. Ces projets doivent s’adapter au cadre normatif, par exemple se conformer, en Suisse, à l’initiative de 2014 « Contre l’immigration de masse » qui favorise l’emploi de la main-d’œuvre autochtone.
Projets nationaux et cantonaux en Suisse
Un projet liant le Secrétariat d’Etat aux migrations [3] et l’Union suisse des paysans a vu le jour afin de faciliter l’insertion des réfugiés. Intitulé « Se former chez le paysan » et né en 2015 pour une période de trois ans, il a été décliné dans plusieurs cantons avec des points communs comme le volontariat des acteurs ou encore l’objectif de développer des compétences.
Dans ce programme fédéral, une dizaine d’exploitations ont accompagné la démarche en employant les réfugiés et en recevant en échange un dédommagement financier. Le but du projet est bien de relier l’acquisition de compétences pour les salariés-réfugiés en comblant, en partie, la pénurie de main-d’œuvre du secteur agricole.
Dans le canton du Neuchâtel, le programme AGRIV a été piloté par la Chambre d’agriculture et de viticulture en lien avec le Service de cohésion multiculturelle et le Secrétariat d’Etat aux migrations. Il assure une formation théorique comprenant des cours de français et une formation pratique en exploitation. Après un mois et demi de formation, les réfugiés sont inscrits sur une bourse à l’emploi où les chefs d’entreprise agricoles disposent ainsi d’un vivier de salariés potentiels, en partie formés.
Un autre exemple d’insertion par l’agriculture a été expérimenté dans le canton du Jura. En 2016, l’Association jurassienne d’aide aux migrants [4] a développé un projet en lien avec la chambre d’agriculture Agrijura. Ce dispositif vise en priorité l’intégration sociale avec la création de liens et l’amélioration des relations entre univers rural et univers de la migration. Il a aussi pour objectif de favoriser l’agriculture biologique. Afin de ne pas perturber le marché du travail, ce programme n’a pas pour objectif de créer des emplois.
Coordonné par un civiliste, les volontaires se rendent dans les exploitations partenaires et y mènent un certain nombre de missions comme l’enlèvement de plantes indésirables. En trois saisons, selon les deux associations organisatrices, un peu plus de deux milles journées ont été réalisées. L’édition 2018 a accueilli près de soixante participants pour un programme conçu sans la participation du Secrétariat d’Etat aux migrations.
Les bilans sont encourageants. Ainsi, le Secrétariat d’Etat aux migrations indique que sur les trente participants au programme « Se former chez le paysan », plus de la moitié ont trouvé un emploi après trois ans de formation. D’ici 2022, la Confédération envisage de participer au financement de la formation de 800 à 1000 personnes réfugiées. Plusieurs cantons, dont Fribourg et Neuchâtel, ont mis en place des préapprentissages dans leurs écoles d’agriculture afin de favoriser ce rapprochement avec le secteur agricole.
Démarches locales en France
La France ne mène pas de politique nationale pour rapprocher les bénéficiaires de l’asile du secteur agricole. Des initiatives majoritairement privées et d’autres menées par des acteurs publics régionaux apparaissent néanmoins. Elles visent souvent un public plus varié et non seulement réfugiés.
En 2018, un des plus grands acteurs du secteur social français, le Groupe SOS, a développé un programme d’insertion agricole pour le public réfugié. Le projet est mené par l’association « Fermes d’Avenir » et vise à développer l’agriculture biologique et à former des maraîchers bios. Des travailleurs sociaux coordonnent l’activité d’une douzaine de réfugiés, eux-mêmes accompagnés au quotidien par un référent-binôme.
Vers Besançon, à Chalezeule, depuis 1991 déjà, l’association « Les jardins de Cocagne » [5], réalise, l’insertion dans les métiers agricoles de centaines de personnes parmi lesquelles des réfugiés. Une cinquantaine de stagiaires sont encadrés par une soixantaine de formateurs de travailleurs sociaux qui agissent de concert avec les partenaires locaux. L’intervention inclut les problématiques spécifiques, par exemple l’apprentissage de la langue pour les réfugiés, les repères légaux sur le droit d’asile pour les employeurs.
A côté des acteurs privés, des régions rurales développent des politiques publiques qui ciblent les réfugiés avec des méthodes innovantes. Dans le département de l’Ain, les services de la Direction départementale de la cohésion sociale [6] se coordonnent depuis quelques mois avec des associations et des collectivités locales. Acteurs publics et privés se rassemblent dès la conception du processus. A l’arrivée, les expériences des réfugiés, mises en avant et diffusées dans le monde agricole, favorisent leur embauche dans ce marché de l’emploi.
Quel bilan tirer de ces actions ? Des deux côtés du Jura, l’insertion des réfugiés par l’agriculture a démontré des effets positifs en matière d’emplois, mais pas seulement. L’arrivée des réfugiés dans le monde agricole est un moyen de rapprocher ces deux mondes qui se regardaient sans se côtoyer et apprennent peu à peu à se connaître.
Ces expériences encourageront-elles des projets à plus grande échelle dans les deux pays ? Déboucheront-elles un jour sur une politique européenne commune?
[1] Jock COLLINS , Devani MONAKI, New Immigrants Improving Productivity in Australian Agriculture, Rural Industries Research and Development Corporation, Camberra, 2016
[2] Présentation en ligne - consulté le 12 mai 2019. Témoignages en ligne - consulté le 12 mai 2019
[4] Présentation en ligne - consulté le 12 mai 2019.
[6] Echange avec personnel DDCS de l’Ain
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Jordan Lahmar-Martins, «L’agriculture: une piste pour insérer des réfugiés?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 27 mai 2019, https://www.reiso.org/document/4483