Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste
Les rumeurs et les fake news ne naissent pas de la prétendue crédulité de personnes adeptes de complots. Elles surgissent quand un rapport social est inégalitaire et quand la démocratie échoue à offrir un espace d’échanges libres.
Par Laurence Kaufmann, Dr en sciences sociales, professeure, Université de Lausanne [1]
Entre juillet et août 1789, des révoltes paysannes sans précédents sont suscitées par la rumeur d’un « complot des aristocrates ». Ils tenteraient de fuir hors de France avec tout l’or du royaume afin d’engager des mercenaires sanguinaires et de les envoyer raser les villages, démolir les récoltes « du tiers état » et rétablir la monarchie absolue (Lefebvre, [1988] 1932). En déclenchant les émeutes dites de « la Grande Peur » dans tout le pays, cette gigantesque « fausse nouvelle » incite les paysans à rejoindre le mouvement révolutionnaire plus « citadin » initié par la réunion des Etats Généraux.
Le pouvoir phénoménal de cette rumeur, qui va susciter le pillage et la destruction des châteaux, des abbayes ou des prieurés par des paysans apeurés munis de pelles et de fourches, nous incite à réfléchir à deux éléments trop souvent délaissés dans les réflexions sur les complots.
D’une part, les rumeurs de complot ne peuvent guère être expliquées par des traits de personnalités ou des déterminants cognitifs internes, en l’occurrence la violence archaïque des paysans. En effet, elles manifestent d’abord et avant tout un rapport social, celui de la soumission politique et de l’exploitation économique des “petits” par les “grands” dont ils attendent respect, protection et subsistance. C’est précisément parce que les rumeurs de complots manifestent non la vérité des faits mais la réalité d’un rapport social et de sa « trahison » qu’elles résistent aux démentis factuels et aux démonstrations de vérité qui leur sont opposés.
D’autre part, les rumeurs de complots expriment les émotions de peur ou de défiance que le Nous des petits, des travailleurs et des exploités nourrissent à l’égard de Eux, les riches et les nantis, qui multiplieraient les stratégies occultes, les mensonges et les manipulations pour Nous faire taire. En dotant les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont elles sont victimes d’une cause intentionnelle, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, celles et ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’action.
Les atours de l’enquête scientifique
Ce bref détour par le XVIIIe siècle nous permet de revenir avec un peu de distance sur les rumeurs de complot qui prédominent dans les espaces publics ou semi-publics contemporains. Leurs déclinaisons actuelles se caractérisent par leur systématicité, comme l’indique leur description en termes de « théories » du complot. Mais cette description, généralement imputée de l’extérieur par leurs adversaires, est trompeuse : elle valide les prétentions épistémiques d’une pratique qui ne revêt que superficiellement les atours d’une enquête scientifique.
En effet, la méthode de production de la vérité scientifique repose sur une activité d’enquête illimitée, basée sur l’administration de la preuve, la résistance à la falsification et la récolte publique des données, ainsi que sur une manière spécifique de se rapporter les uns aux autres, en l’occurrence celle, indéfiniment inclusive, de l’argumentation. Une telle enquête, ouverte et plurielle, ne se retrouve pas dans les rhétoriques conspirationnistes pour la bonne raison que leur moteur n’est pas épistémique mais politique. Les dites « théories du complot » ne sont pas des théories ; tout comme les rumeurs du XVIIIe siècle, elles sont plutôt des pratiques politiques qui ne manifestent pas la vérité d’un fait mais la vraisemblance d’un rapport social qui se joue et se rejoue sans cesse.
Aux sources de la défiance
De quel rapport social les accusations complotistes qui envahissent les arènes numériques sont-elles le symptôme ? Elles sont le symptôme de la déception et de la défiance que suscitent des institutions démocratiques qui sont censées agir au nom et au service du public et qui transgressent pourtant, dans les coulisses du pouvoir, les normes qu’elles affichent officiellement. Une telle déception ou défiance paraît justifiée à bien des égards. Dispersées et difficilement identifiables, les nouvelles instances de domination, essentiellement économiques et financières, esquivent le regard public et échappent ainsi à l’épreuve de publicité, au double sens de mise en visibilité et d’ouverture au jugement. Quant aux institutions politiques, elles comparaissent le plus souvent sur le devant de la scène publique pour invoquer les mécanismes opaques de la (dé)régulation économique et admettre leur impuissance – une impuissance que les rumeurs de complot, on l’a vu, visent précisément à surmonter.
Le problème que soulèvent les rhétoriques conspirationnistes n’est donc pas la défiance en tant que telle, mais sa transformation en une forme morbide de paranoïa qui rapporte les inégalités et les injustices structurelles à des causalités intentionnelles, qu’elles soient personnelles (par exemple, Soros, Hilary Clinton, etc.) ou catégorielles (par exemple, les juifs, les migrants, etc.). Prises dans une opposition entre eux et nous qui revêt la forme mortifère d’un combat entre le bien et le mal, les accusations complotistes refusent d’entrer dans les circuits officiels du droit. Au cœur de l’imaginaire complotiste repose ainsi la « déjuridicisation » et la privatisation de l’acte d’accusation et donc le rejet de toute régulation ouverte des conflits, la révocation de toute médiation institutionnelle.
L’efficacité « à éclipses » des rumeurs de complot dépend des conspirations dont il se fait le porte-voix. En effet, l’invocation récurrente, notamment parmi les jeunes générations, du complot des reptiliens qui envahiraient la terre – par ailleurs plate, contrairement à ce que prétendent tous ceux qui affirment que l’homme a été sur la lune – reste relativement inoffensive : elle tient largement à la sociabilité que génère le partage, entre pairs, d’une connaissance initiatique, d’un ensemble de secrets dont la valeur principale est celle de l’exclusivité.
Il en est tout autrement quand les incriminations complotistes stigmatisent et essentialisent des catégories entières de personnes en leur imputant une « causalité diabolique », tel le terrible « Protocole des Sages de Sion » qui accuse les Juifs et les francs-maçons de fomenter la conquête du monde.
La rhétorique populiste de l’«ennemi»
Si le parcours ascendant, « bottom-up », de la rhétorique conspirationniste informelle qui envahit les arènes numériques est inquiétant, l’inflation « top-down » des discours paranoïaques au niveau des institutions, notamment étatiques, l’est bien plus encore. En effet, les nouvelles rhétoriques populistes qui envahissent l’espace public, que ce soit en Europe (V. Orban, M. Salvini), en Amérique du Sud (J. Bolsonaro) ou aux Etats-Unis (D. Trump), privilégient un « style de pensée paranoïaque » qui se construit à l’encontre d’un ennemi commun (Hofstadter [1964] 2012).
On le sait, le recours à la figure de « l’ennemi », intérieur ou extérieur, est une stratégie redoutablement efficace. En faisant de la survie « culturelle », « religieuse » ou « ethnique » de la communauté un enjeu majeur, il suspend les discordances ou les dissonances internes que sont susceptibles de générer les injustices sociales et économiques. Le corps politique doit oublier ses dissenssions et réunir ses forces contre un adversaire hostile et sans pitié, tapi dans les profondeurs – y compris dans les profondeurs de l’Etat (le fameux « deep state »). Transformée en politique d’Etat, la rhétorique conspirationniste devient ainsi un jeu de désagrégation morale et épistémique que vient parachever la poursuite, éminemment complotiste et top-down, des « fake news ».
La vérité des faits et l’opinion
Idéalement, c’est l’échange et la confrontation des opinions plurielles dans un espace public ouvert à tous les citoyens qui permettent à la société démocratique de réfléchir, au double sens de « représenter » et de « discuter », les orientations de la vie en commun (Lefort, 1978). Cette réflexion conjointe est néanmoins limitée : la politique et le débat d’opinions s’arrêtent là où la vérité commence, qu’elle soit historique (par exemple, le Watergate, le génocide arménien, la Shoah) ou scientifique (par exemple, l’efficacité de la vaccination, les microbes, le changement climatique) (Arendt, 1972 [1954]). La politique ne peut avoir lieu que dans un monde commun où le débat et la discussion explorent les différentes interprétations possibles d’un événement sans nier la vérité des faits. Sans une telle unanimité, la vérité – y compris celle, perceptuelle, de la taille de la foule venue acclamer son président – est rabattue à un simple avis subjectif, à une pure opinion politique dont la validité est assurée par la toute-puissance performative de son énonciateur et certifiée par la loyauté aveugle de ses destinataires. La toute-puissance que met ainsi en scène la surenchère des « fake news » nous fait basculer « de l’autre côté du miroir », au sens de Humpty Dumpty dans Alice au pays des merveilles (Carrol, 1871).
« Lorsque j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait - ni plus ni moins.
- Mais le problème, dit Alice, c’est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes.
- Non, répond Humpty Dumpty, le problème est de savoir qui commande, c’est tout ! »
Le problème de la « post-vérité » est bien celui-ci. En l’absence d’un monde commun à propos duquel les opinions politiques et les positions morales peuvent s’affronter, sans accord sur le format de la dispute, et sans consensus quant aux repères fondamentaux du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, la victoire est à celui ou à celle « qui commande » [2]. Symboliquement, son autorité n’est soumise à aucune épreuve de réalité, à aucune épreuve juridique ou morale ; elle repose uniquement sur la reconnaissance, le soutien et la loyauté indéfectibles de ses disciples ou « followers ».
Synonyme d’immunité morale et d’infaillibilité politique, la loyauté du peuple dont il se réclame confère au « commandeur en chef » le pouvoir de disqualifier toute critique en la ramenant à une intentionnalité malveillante et destructrice. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’adepte du « bullshit », indifférente en tant que telles à la distinction entre le vrai et le faux, que la nouvelle rhétorique des Etats conspirationnistes est dangereuse (Frankfurt, 2005 [1986]). Elle est surtout dangereuse parce qu’elle trace les contours d’un nouveau tribalisme moral, inconditionnel et imperméable à toute critique. « J’ai les gens les plus loyaux», dit Trump. « Je pourrais me mettre au milieu de la 5e avenue et tuer quelqu’un et je ne perdrais aucun vote » [3].
L’espace public désaffecté
Aux rhétoriques conspirationnistes qui essaiment dans les espaces numériques répond, dans une sorte de miroir inversé, les jeux d’ombres que le pouvoir d’Etat impute à ses opposants. Dans un cas comme dans l’autre, l’espace public en tant que lieu pacifié de délibération et de confrontation des opinions se trouve littéralement désaffecté pendant que les coulisses, elles, sont rééinvesties d’un pouvoir occulte et extraordinairement incivil. Une telle incivilité, d’abord et avant tout politique, ne peut guère être désamorcée, à mon sens, par une argumentation qui vise à réhabiliter la vérité et la raison envers et contre les « crédules » (Bronner, 2013). La réponse ne peut être que relationnelle.
Il faudrait tout d’abord en finir avec le mépris social et épistémique qui conduit à expliquer le conspirationnisme par des traits de personnalité faibles et peu critiques. Le conspirationnisme n’est pas le symptôme des biais cognitifs et des origines socio-économiques qui conduiraient certains individus à être plus crédules que d’autres et à s’immerger dans une réalité parallèle, rigide et imperméable au doute. Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques (Kaufmann, 2018).
Plutôt que d’invoquer sans cesse la démocratie comme une forme politique froide et squelettique, celle de l’élection des représentants, il faudrait donc revenir à l’idée sociale de la démocratie comme un registre d’expérience, notamment celui de l’échange libre et symétrique.
Bibliographie sélective
- Arendt, H. ([1954] 1972). La crise de la culture. Paris : Gallimard.
- Bronner, G. (2013) La démocratie des crédules, Paris, PUF.
- Carrol, L. ([1871] 2017). De l’autre côté du miroir. Paris : Librio.
- Frankfurt, H.G. (2005 [1986]). On Bullshit. Princeton University Press, Princeton.
- Hofstadter, R. ([1964] 2012). Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique. Paris : François Bourin Éditeur.
- Kaufmann L. (2018). Debunking deference: the delusions of unmediated reality in the contemporary public sphere. Javnost, The Public, 25 (1/2), pp.11-19.
- Lefebvre, G. (1988 [1932]), La grande Peur de 1789. Paris : Armand Colin.
- Lefort, C. (1978). Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique. Paris : Gallimard.
- Poliakov, L (1980), La Causalité diabolique. Paris : Calmann-Lévy.
[1] Ndlr Dans le cadre du cycle de conférences de Connaissance 3, l’université des seniors du canton de Vaud, l’auteure a donné une conférence sur ce thème le 30 octobre 2019 à Payerne.
[2] Comme le dit Trump , dans un entretien avec le Time en mars 2017: « Je suppose que je ne me débrouille pas si mal ; la preuve ? je suis le Président et vous ne l’êtes pas. »
[3] « I have the most loyal people. I could stand in the middle of Fifth Avenue and shoot somebody and I wouldn’t lose any voters.» Sioux City, Iowa, 23 Janvier 2016, sur Youtube
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Laurence Kaufmann, «Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 octobre 2019, https://www.reiso.org/document/5141