LIVES : le pôle de recherche en sciences sociales
Aux sources de la vulnérabilité: tel est le thème du pôle de recherche national qui va impliquer plus de soixante chercheur-e-s de toute la Suisse, dans 14 projets, sur douze ans. Une première pour les sciences humaines dans notre pays.
Par Vincent Monnet, journaliste, article paru dans Campus, le magazine de l’Université de Genève, et repris ici avec leur autorisation
Comment les individus font-ils face à un monde qui change? Synonyme d’allongement de la durée de vie et d’augmentation du confort matériel, le développement des sociétés post-industrielles est également source de nouvelles menaces entravant l’épanouissement de nombreuses personnes. Confrontés aux altérations des repères familiaux, religieux ou identitaires, fragilisés par les mutations qui caractérisent l’activité économique sur une planète mondialisée, nombreux sont ceux qui se sentent ou qui se trouvent réellement en situation de vulnérabilité.
Ainsi, selon le Secrétariat d’Etat à l’économie, le stress affecterait actuellement 82% de la population suisse, dont 12% de façon sévère. Cela pour un coût évalué à 8 milliards de francs, soit 2,3% du PIB. Premier projet dans le domaine des sciences sociales qui soit passé en compétition ouverte avec les sciences «dures» depuis la création des pôles de recherche nationaux en 2001, le projet «Surmonter la vulnérabilité: études des trajectoires biographiques» (LIVES) vise précisément à comprendre pourquoi et comment certains parviennent à s’en tirer mieux que d’autres. Destiné à contribuer au renouvellement des politiques sociales en Suisse, le projet dirigé par Dario Spini, professeur à l’Université de Lausanne (en collaboration avec Laura Bernardi, professeure à l’UNIL, et Michel Oris, professeur à l’Université de Genève) se distingue par une démarche novatrice qui consiste à considérer et à analyser l’intégralité du parcours de vie d’un individu en le replaçant dans son contexte social, historique et institutionnel.
Concentrés soit sur des observations à court terme, soit sur des domaines partiels de l’existence (travail et famille, santé) ou des phases déterminées de l’existence, les différents travaux menés jusqu’ici sur ce type de problématique n’apportent en effet qu’une connaissance partielle des processus qui rendent certains individus plus vulnérables que d’autres. Ainsi, on comprend encore mal pourquoi des personnes aisées ou possédant un bon capital santé peuvent se retrouver fragilisées, tandis que d’autres issus de milieux plus modestes ou exerçant des métiers mettant leur santé à rude épreuve parviennent à tirer leur épingle du jeu.
Fiche technique
- Pôle de recherche national «LIVES»: Vulnérabilités au cours du parcours de vie, →site internet
- Directeur: Dario Spini, professeur à l’Institut interdisciplinaire d’études des parcours de vie, Université de Lausanne
- Vice-directrice: Laura Bernardi, professeure à l’Institut interdisciplinaire d’études des parcours de vie, Université de Lausanne
- Co-directeur: Michel Oris, directeur du Centre interfacultaire de gérontologie et professeur à la Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève
- 14 équipes de recherche dans toute la Suisse. Financement du Fonds national pour la recherche scientifique: 14,5 millions de francs pour quatre ans.
Ouvrir la boîte noire
«Notre ambition est d’ouvrir la boîte noire de l’acteur social», résume Michel Oris, codirecteur du Pôle. Pour y parvenir, les 14 équipes du pôle auront besoin d’obtenir une image détaillée des individus afin de pouvoir identifier les différents facteurs qui font que deux personnes disposant à peu près des mêmes ressources vont connaître des destins différents.
«Toute la difficulté de l’exercice réside dans le fait que, pour comprendre où et comment se creusent les écarts, il faut dépasser les grilles de lecture traditionnelles et replacer les trajectoires individuelles dans un contexte global, poursuit Michel Oris. Pour ne citer qu’un exemple, le fait de subir un chef tyrannique au travail peut très bien conduire au divorce, même si en apparence rien ne lie les deux. Afin de saisir ce type d’interactions, il est indispensable que toutes les équipes qui réalisent un suivi sur une population particulière posent également des questions qui vont servir à d’autres membres du PRN. Cela implique un important travail de coordination, mais c’est un aspect qui a beaucoup séduit les experts internationaux chargés d’évaluer le projet pour la Confédération.»
Cette partie du travail ne devrait pas poser de problèmes insurmontables aux chercheurs du PRN qui, pour la plupart, collaborent régulièrement depuis une dizaine d’années dans le cadre du Centre Pavie. Cet espace interdisciplinaire dédié à l’étude des parcours et des modes de vie humains a été créé en 2001, à l’issue du premier appel d’offres pour les pôles de recherche nationaux. A l’époque, le projet piloté par Christian Lalive d’Epinay, alors professeur au Centre interfacultaire de gérontologie de l’UNIGE, s’est retrouvé en phase finale avant d’être finalement écarté. Grâce à son intégration au programme lémanique IRIS (un pôle de sciences humaines et sociales lémanique regroupant l’EPFL, l’UNIL et l’UNIGE), il a néanmoins été sauvé. Au sein du réseau Pavie, dont l’existence est informelle, mais dont les travaux, eux, sont bien réels, on retrouve non seulement Michel Oris, mais également Dario Spini, ancien chef de projet de Christian Lalive d’Epinay, avec lequel il a notamment signé l’ouvrage Les Années fragiles. La vie au-delà de quatre-vingts ans. Autre membre du groupe, Eric Widmer a, pour sa part, été professeur assistant à Lausanne avant de rejoindre le Département de sociologie de l’UNIGE et de participer au Pôle.
Concrètement, la première tâche qui attend les chercheurs du PRN est de définir avec précision la notion de vulnérabilité. Cette dernière peut en effet être objective pour des personnes qui manquent de ressources, qui ont des difficultés de santé ou qui cumulent les désavantages. Mais elle peut également être latente. «Une femme qui ne travaille pas pour élever ses enfants ne prend guère de risque si elle reste en couple, explique Michel Oris. C’est un choix qui est peut-être discutable, mais qui ne la rend pas forcément vulnérable. En revanche, en cas de divorce, si elle souhaite retrouver du travail, elle se trouvera avec un handicap sur le marché du travail dans la mesure où ses connaissances ne sont plus à jour, son «employabilité» s’est réduite. Avant de pouvoir aller plus loin, il nous faudra identifier ce type de situation de façon aussi complète que possible.»
Maître de sa vie, mais pas du monde
Franchi ce premier écueil, il s’agira ensuite de passer à la collecte des données. Un des objectifs principaux du PRN est en effet de refonder le «Panel suisse des ménages». Cet échantillon permet un suivi des individus qui le composent année après année. Cependant, sa durée de vie n’est pas infinie. Avec le temps, de nombreuses personnes ne donnent en effet plus de réponse, sans compter ceux qui ont quitté le pays ou qui sont décédés. Ce précieux outil sera donc remis sur pied et agrémenté d’un certain nombre de nouveaux modules destinés à explorer la vulnérabilité de manière plus précise. «Avec douze ans de profondeur, on va voir des gens tomber, d’autres non, certains se relever, d’autres pas, commente Michel Oris. Cela va nous permettre de réellement commencer à comprendre ce qui se passe.»
En parallèle, une grande attention sera accordée à la relation existant entre les aspirations et désirs des individus et ce qui constitue leur «champ des possibles». L’être humain étant maître de son existence, mais pas du monde qui l’entoure, sa capacité à évaluer correctement ses possibilités n’est en effet pas sans conséquences sur son parcours de vie. Ainsi, comme l’a montré Claudio Bolzman dans une étude sur les «secondos», lorsque l’on compare les enfants italiens ou espagnols aux enfants des ouvriers suisses, les premiers affichent une plus grande réussite scolaire. «Une des raisons qui explique cela, c’est que les immigrés sont venus en Suisse pour donner une meilleure vie à leurs enfants, commente Michel Oris. Ils donnent donc explicitement à ces derniers la permission d’être meilleurs qu’eux. Sans que l’on sache pourquoi, c’est une tendance que l’on ne retrouve pas chez les Portugais, dont les enfants connaissent globalement un fort taux d’échec scolaire en Suisse. Nos travaux permettront sans doute d’y voir plus clair sur ce point aussi.»
Le devoir de réussir
Les équipes du PRN s’attacheront par ailleurs à comprendre comment s’échafaudent les représentations sociales des vulnérabilités. Un nombre croissant d’individus est en effet persuadé de vivre dans une société de plus en plus incertaine et de plus en plus oppressante. Mais jusqu’à quel point est-ce vrai? «Certaines analyses effectuées sur le Panel suisse des ménages par Gilbert Ritschard et Eric Widmer montrent qu’il n’est pas évident que les trajectoires biographiques familiales des personnes questionnées soient plus tourmentées que par le passé, constate Michel Oris. Il est certain que la société a changé, que de nouveaux facteurs d’inégalités liés aux réseaux personnels ou à la maîtrise du verbe sont apparus. Mais la grande nouveauté, c’est surtout que nous vivons dans un monde dans lequel nous avons tous le devoir de nous réaliser et de réussir notre vie. Et c’est une charge qui, pour certains, peut être terriblement lourde à porter.»
Ces questions méritent d’autant plus d’être étudiées que les représentations collectives se trouvent souvent en totale distorsion avec la réalité. On considère ainsi généralement que le «burn out» est une maladie de cadres, alors que, dans les faits, ce phénomène frappe d’avantage au bas de l’échelle sociale, dans les rangs des ouvriers et des petits employés.
«Notre domaine reste la recherche fondamentale, conclut Michel Oris. Mais deux groupes s’attacheront à une réflexion sur la refonte des politiques sociales. Il n’est pas question de proposer des recettes miracles applicables du jour au lendemain, mais plutôt de dessiner des pistes. L’Etat social fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est un Etat réparateur. Vous êtes au chômage, il vous aide à retrouver un emploi. Vous êtes malade, il vous soigne. Mais dans tous les cas, il intervient après la chute. Ce serait sans doute mieux pour tout le monde, si nous parvenions à l’anticiper.»
Sinergia plonge dans le grand âge
Vivre plus longtemps ne signifie pas forcément vivre mieux. Longtemps perçue comme un long fleuve tranquille, la vieillesse est au contraire une période de l’existence exigeant une grande capacité d’adaptation et durant laquelle les disparités ont tendance à se renforcer: il faut endosser de nouveaux rôles, devenir grands-parents, affronter des pertes dans la vie sociale dues au fait de ne plus travailler ou de voir disparaître ses proches. Or, cette faculté d’adaptation n’est pas la même chez tout le monde.
Afin de mieux cerner les conditions de vie des personnes âgées, le Fonds national de la recherche scientifique a accordé ce printemps à Michel Oris, directeur du Centre interfacultaire de gérontologie et codirecteur du PRN LIVES, un fonds Sinergia de 2,1 millions de francs sur trois ans. Ces moyens, qui complètent ceux du Pôle, permettront de réaliser le troisième volet d’une enquête longitudinale sur le vieillissement déjà conduite en 1979 et 1994 dans les cantons de Genève et du Valais. Enrichie de quelques nouveaux modules, cette troisième récolte de données sera élargie à deux régions alémaniques ainsi qu’au Tessin.
«Au final, nous disposerons d’un échantillon représentatif sur le plan national, mais surtout de données sur une période de trente ans, ce qui est exceptionnel», explique Michel Oris. Analysés selon une approche interdisciplinaire engageant les sciences médicales, psychologiques et sociales, ces résultats offriront aux chercheurs une image précise non seulement des facteurs de vulnérabilité qui touchent le grand âge, mais aussi des phénomènes de compensation qui permettent à certains individus de compenser leurs pertes en optimisant les ressources qu’ils ont encore à disposition.