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Les classiques du soin
Céline Lefève, Lazare Benaroyo, Frédéric Worms (dir. publ.), Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2015, 228 pages.
Recension par Jean Martin, médecin de santé publique
Sous une forme ramassée et agréable à lire, c’est une anthologie choisie de dix-huit textes traitant de la relation soigné-soignant. «Ces textes ne traitent pas de la médecine comme d’un champ technique particulier mais du soin comme nécessité indissociablement vitale et morale (…) Ils disent les expériences vécues de la maladie ainsi que l’imbrication des sciences et des pratiques, des faits et des valeurs.» Au-delà des soins de santé, les éclairages sont donc philosophiques, socio-anthropologiques et littéraires. L’émergence, depuis les années 1990, de la médecine narrative et du retour des humanités dans les études de médecine est également traitée.
Dans la première partie, «Le soin chez les classiques», les auteurs étudiés vont de Hippocrate et Aristote à Montaigne et John Locke puis à Tolstoï, entre autres. La deuxième, «Les réflexions fondatrices», présente des grands incontournables: Balint, Canguilhem, Levinas, Ricoeur et Jonas, ainsi que Fritz Zorn, le Zurichois de bonne famille qui a décrit son cancer dans le livre «Mars». Dans la troisième, «Classiques d’aujourd’hui», sont discutés les travaux de Michel Foucault, de l’anthropologue hollandaise Annemarie Mol et de quatre auteurs anglo-saxons (Goffman, Strauss, Sacks et Sontag).
Citons d’abord Georges Canguilhem: «La prise en charge d’un malade ne relève pas de la même responsabilité que la lutte rationnelle contre la maladie.» A ce propos, Céline Lefève souligne que «la conscience que les malades ont de leur situation n’est jamais nue, sauvage». Elle est construite par l’histoire et la société. Elle prend aujourd’hui des formes contradictoires: la confiance dans l’efficacité thérapeutique coexiste avec la critique des effets iatrogènes, l’exigence croissante de santé et de sécurité publiques coexiste avec la revendication d’autonomie.
Didier Sicard, discutant l’apport de Paul Ricoeur: «Du côté du médecin, le pacte de soins repose sur l’engagement à diagnostiquer, à agir selon les données actualisées et à ne pas abandonner son malade. Or le pacte de soins est actuellement en voie d’éclatement, brisé parce que la méfiance est encouragée au détriment de la confiance». Il fait là référence notamment à la présence croissante d’internet dans la relation, source avec laquelle il s’agit de composer afin de limiter les risques tout en optimisant les possibles bénéfices.
Goffman, sociologue américain qui s’est intéressé aux populations hébergées ou enfermées dans des institutions (hôpitaux, internats, prisons, casernes), constate une destinée semblable pour l’ensemble des reclus – un «caractère commun au remodelage que subissent les personnes une fois admises à l’hôpital, remodelage social qui peut affecter les humains les plus irréductiblement hétéroclites.» Les travaux de Annemarie Mol, d’Amsterdam, la plus contemporaine des auteurs présentés, retiennent particulièrement l’attention en niant la pertinence, dans les soins, de l’homo economicus - à savoir du modèle du patient rationnel qui se détermine en fonction d’éléments objectifs. Elle souligne l’importance de l’échange: «Dans la pratique, les décisions ne correspondent pas simplement à une direction donnée aux patients par les soignants, ni l’inverse, mais à un bricolage partagé.»
On notera que, dans la partie «Réflexions fondatrices», les apports discutés sont d’Europe continentale alors que la troisième présente surtout des auteurs anglo-saxons. Cette dernière a le mérite d’apporter un regard plus étendu, dans un sens de santé publique et sociologique; élargissant l’angle de vue auparavant focalisé sur le colloque singulier. On y relève, de façon à mon sens nécessaire, une dimension de contingence, de relativité des circonstances, des choses et des gens. En conclusion, la pertinente formulation des directeurs de publication: «On n’apprend pas les classiques, on les ouvre, on les comprend, on les critique aussi. Ce volume ne vise pas à dégager un sens univoque du soin, ni un accord entre ces textes, mais à éclairer les discussions les plus actuelles.»
Jean Martin