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Les aléas liés au cycle menstruel restent peu pris en considération dans les milieux professionnels. Trois questions à Aline Boeuf, autrice et doctorante à l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève.
[1]. Vous êtes donc partie du principe que de nos jours, ce thème est encore peu ou pas abordé en public ?
(REISO) Aline Bœuf, votre livre s’intitule « Briser le tabou des règles »(Aline Boeuf) Lorsque j’ai commencé mes recherches, en 2019, j’avais en effet cet a priori, du moins en ce qui concerne le monde du travail. Mon livre s’intéresse aux menstruations comme un fait social et à la façon dont il est perçu dans le milieu professionnel. J’ai alors constaté que l’on peut parler des règles au travail soit sous forme de blague entre collègues, soit avec son ou sa responsable si la femme connaît un problème de santé lié à cette période du mois. En revanche, les menstruations ne sont jamais abordées comme un fait qui doit être pris en considération par les dirigeant·es et pour lequel des mesures devraient être mises en place.
Des mesures comme le congé menstruel que l’Espagne a adopté en 2023, ou, plus récemment, les villes de Fribourg et d’Yverdon-les-Bains ?
Pas uniquement. Le congé menstruel ne devrait être qu’une solution parmi d’autres. Avant même de penser au monde professionnel, il faudrait améliorer l’éducation dans les écoles et dans les milieux de la formation. Ensuite, il est important également d’effectuer des démarches de sensibilisation auprès des entreprises et de la société. Lorsqu’un directeur ne sait pas ce qu’est l’endométriose et ses conséquences sur la santé d’une employée touchée, comment peut-il comprendre ses difficultés et mettre en place des mesures adaptées ? La répartition des informations sur le cycle menstruel est encore trop genrée. Les hommes devraient aussi être informés et ainsi mieux comprendre ce que vivent les femmes autour d’eux.
En proposant des congés spéciaux ou des assouplissements aux employées dont les règles sont particulièrement handicapantes, existe-t-il un risque supplémentaire de stigmatisation des femmes actives ?
Les effets négatifs pour le corps et l’esprit des variations hormonales auxquelles les femmes sont sujettes, et donc également la période des règles, sont clairement influencés par l’environnement. En permettant à celles qui en ont besoin de réduire leur stress, de leur allouer des moments de repos, voire une salle pour pouvoir s’allonger un moment, les entreprises auraient des employées en meilleure santé. D’un point de vue strictement économique, cela augmenterait leur productivité.
(Propos recueillis par Yseult Théraulaz)
Six pistes d'actions pour faire évoluer les mentalités
Issu d’une enquête menée durant trois ans, Briser le tabou des règles explore de manière étendue la question des menstruations, que chaque femme « connaît en moyenne pendant plus de six années, en temps cumulé », comme le rappellent Zoé Marsaly et Gisou van der Goot dans la préface de l’ouvrage.
Explorant les règles comme un « fait social », puis s’interrogeant plus particulièrement sur la relation entre règles et monde professionnel, Aline Bœuf enrichit son analyse de nombreux témoignages. Avant de plonger dans le chapitre « Vivre ses règles au travail », l’autrice lit le « corps féminin » à travers le prisme des menstruations, puis consacre quelques pages aux premières années du cycle menstruel, de l’avant des ménarches au vécu d’une adolescence rythmée par l’écoulement mensuel de sang.
La question du congé menstruel est notamment discutée dans le chapitre sur les règles dans le milieu professionnel, puis réabordée dans une optique de déconstruction d’un tabou. Dans ses entretiens, Aline Bœuf a interrogé ses témoins sur les remarques ou « blagues » sexistes qu’elles auraient pu rencontrer, à l’image de la fameuse et tristement sexiste question « Qu’est-ce que t’as ? t’as tes règles ? ». Et à ce sujet, l’autrice indique que, de manière générale, les menstruations, douleurs et syndromes prémenstruels « ne sont plus la cible de moqueries, mais des événements pouvant être vécus, si ce n’est sans, en tout cas avec moins d’appréhension. Les remarques ou blagues sexistes ont donc tendance à se faire plus rare dans l’espace professionnel » (p. 112). Cependant, dans les paragraphes intitulés « Un tabou qui persiste », la doctorante relève que : « Il est encore admis aujourd’hui que les menstruations ne devraient pas être évoquées ouvertement, notamment avec des hommes. » (p.104)
L’autrice consacre un chapitre entier à cette nécessité de « Déconstruire le tabou », qui passe selon elle et comme elle le mentionne dans l’interview donnée à REISO, par une meilleure éducation à la santé sexuelle. Elle cite aussi la lutte contre la précarité menstruelle, la libération de la parole en ligne et dans les librairies, ainsi qu’une nécessaire posture bienveillante des professionnel·les de la santé aux mesures visant à ouvrir les esprits. Elle insiste encore sur le fait que casser ce tabou passe également par une autre implication des hommes, qui doivent être inclus dans les conversations portant sur les règles « et plus largement sur la santé sexuelle et la contraception. (...) Ces représentations (notamment dans les films et les séries où les hommes ne sont jamais impliqués dans ces sujets, ndlr) ont des effets néfastes : elles perpétuent l’idée qu’il est normal de considérer que la santé des femmes ne concerne pas les hommes et que ces derniers n’ont donc pas à s’impliquer dans ces questions » (p. 157) Et Aline Bœuf d’interpeler directement les hommes, pour les inviter à se questionner et s’informer sur les enjeux liés au cycle menstruel.
En conclusion du résultat de son enquête, la chercheuse énonce six actions à relever « pour briser le tabou des règles », dont le congé menstruel, qui « est bien plus qu’une mesure socialement et médicalement efficace. Il est également symbolique et politique (...) ». Des mesures qui, en réalité, portent sur de plus larges enjeux liés à la place des femmes, aujourd’hui, dans la société occidentale.
(Céline Rochat)
[1] « Briser le tabou des règles », Aline Bœuf, Lausanne, EPFL press, septembre 2023, 192 pages