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Normes de genre trompeuses, commentaire de René Levy

Vendredi 29.12.2017

Ce texte est inspiré par un article rédigé dans le cadre du Pôle de recherche LIVES: Eric D. Widmer & Dario Spini, Misleading norms and vulnerability in the life course: definition and illustration. Research in Human Development 2017, 14(1): 52-67.

Commentaire de René Levy, sociologue, Lausanne


Les normes sociales prescrivent des comportements exigés et valorisés par le groupe ou la société qui les maintient. On peut donc penser que les personnes qui respectent ces normes s'en trouvent valorisées et n'encourent pas de conséquences négatives. Or, dans certaines situations, il n’en est rien. C’est ce que rappellent Widmer et Spini dans leur article. Eclairage.

En pratique, toutes les normes valables dans un contexte donné ne sont pas automatiquement compatibles entre elles, ne serait-ce que par le fait que la plupart des personnes appartiennent à plusieurs milieux de référence dont les normes ne sont pas identiques. Le respect des unes entraîne alors quasi automatiquement le non-respect des autres. Pensons à une adolescente qui vit avec ses parents et fréquente un groupe de jeunes de son âge; facile d'imaginer que certaines normes du groupe de jeunes contredisent des normes chères aux parents, par exemple concernant la consommation d'alcool.

Un cas plus pernicieux est celui de normes qui induisent en erreur, c'est-à-dire qui exigent des conduites menant en fin de compte à des désavantages pour ceux qui s'y conforment. Cette situation peut être fréquente lors de changements sociaux.

Cas emblématique: la norme largement en vigueur qui veut que les parents d'enfants en bas âge se répartissent le travail nécessaire pour la survie de la famille selon la tradition sexuée, le père pourvoyant principalement aux besoins financiers de la famille alors que la mère se charge essentiellement du travail familial à proprement parler. Certains économistes, encore souvent cités, considèrent qu'il s'agit là pour le moins d'un choix rationnel, peut-être même d'un optimum en raison du gain de la femme dans le couple qui est très souvent moindre que celui de son partenaire (ils parlent pudiquement de la «discrimination statistique des femmes»). Ce tableau idyllique change brutalement au moment - pas rare comme on sait - où les femmes qui suivent cette norme vivent une séparation ou un divorce, surtout si cette bifurcation biographique intervient avec des enfants encore jeunes. S'étant conformées à la norme, elles ont réduit ou même interrompu leur engagement professionnel pendant plusieurs années. Au moment de la dissolution de la complémentarité dans le couple ainsi créée, elles se rendent compte qu'elles en sortent perdantes sans possibilité de retour, car leur dépendance financière se transforme alors en difficulté renforcée de trouver un emploi à salaire suffisant. Les voilà donc punies pour avoir respecté une norme majeure et communément acceptée concernant la prise en charge des enfants. La pénalité est même multiple: elles auront de la peine à trouver un emploi ou à augmenter son taux si elles l'ont réduit; elles se trouveront souvent dans un emploi typé «féminin», plutôt mal rémunéré et sans perspectives d'amélioration. Qui plus est, après la retraite elles toucheront une AVS proche du minimum et une pension faible ou carrément inexistante car en raison d'interruptions et de taux d'emploi bas, près de la moitié des femmes n'ont même pas droit à un deuxième pilier.

Reste à ajouter que cette situation injuste ne résulte pas seulement des normes mentionnées, ni des femmes ou des couples qui les ont respectées, mais aussi des institutions dont le fonctionnement continue à reproduire les inégalités de genre. Ceci dans le non-respect frontal de la Constitution qui interdit expressément toute discrimination, y compris celle du genre.

Summa summarum: La conformité aux stéréotypes de genre prépare mal aux vicissitudes des parcours de vie contemporains, étant donné la probabilité augmentée de bouleversements: le divorce, le chômage, d'autres accidents de parcours impliquant l'arrêt inattendu et non préparé d’une participation sociale. Pour réduire les risques de cette conformité mal rémunérée à des normes traditionnelles, il s'impose de permettre aux individus de développer des capacités pour plusieurs domaines sociaux, notamment pour la vie familiale et la vie professionnelle. Il y a donc tout intérêt de se prémunir contre les spécialisations de genre conformes au modèle traditionnel.

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