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Recension par Jean Martin, médecin de santé publique et bioéthicien
La consommation de tabac est une dimension sociétale majeure, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Son usage participe d’une culture du quotidien et représente the essential habit of the age », dit le préfacier Eric Godeau. Durant les Trentes Glorieuses, « la banalisation de l’usage de la cigarette accompagne le triomphe de la société de consommation. » Les liens entre tabagisme et cancer sont démontrés dès 1950 par les épidémiologistes mais les cigarettiers, quoiqu’au courant des dangers, vont déployer d’énormes efforts pour rassurer les fumeurs et orienter leurs goûts. Tout en passant des messages séducteurs ineptes… Ainsi, je me souviens bien dans mon enfance de la publicité sous de multiples formes pour la « Marocaine, la cigarette des sportifs ». Et personne ne se disait choqué.
Le Docteur Jacques Olivier, médecin et historien, a consacré son mémoire de maîtrise à l’étude de cette publicité en Suisse, dans une perspective de santé publique. Il en fait un ouvrage imposant de grand format, richement illustré. Par l’étude des affiches de sept manufactures de tabac au cours d’une trentaine d’années, il décrypte la manière dont on a cherché à influencer les fumeurs, pratiquants ou potentiels, en associant le fait de fumer, et de fumer telle cigarette, avec diverses qualités et divers plaisirs. A noter que, au début, il s’agissait quasi exclusivement des hommes, l’augmentation du tabagisme féminin est contemporain de mai 1968.
L’introduction plante le décor, montrant la très rapide augmentation de la consommation de cigarettes en Suisse. S’agissant des goûts, on passe du tabac noir « populaire » (Maryland) aux goûts « American blend » (blondes) qui rencontrent un très grand succès. Plus chers et distingués, les tabacs d’Orient. Une partie plus technique présente la filière du produit, décrivant l’histoire de quelques grandes familles manufacturières. Est discuté le rôle des associations faîtières de la branche : un lobby très efficace, dans la durée, avant que le mot lobby ne devienne courant. Dès 1954, le « Tobacco Industry Research Committee » des Etats-Unis écrit un « Frank Statement to Cigarette Smokers », bel exercice tendant à « noyer le poisson » de la nocivité. Suit l’histoire du combat-conspiration constant de l’industrie pour décrédibiliser les données scientifiques.
Le travail est structuré selon quatre grands axes : la promotion des divers goûts de tabac ; les suggestions de la sécurité de la cigarette ; la place de la femme ; la création d’un contexte de consommation propice. Sur les affiches, la figure féminine oscille entre deux pôles : la « femme-sujet » qui sert de modèle et encourage ses congénères à fumer, et la « femme-objet » dont les attributs (beauté, style, caractère sexy) sont mis au service du produit. S’agissant des contextes, la publicité va mettre en valeur trois thèmes : celui de la détente et de la relaxation ; le tabac comme stimulant des performances ; le troisième veut faire rêver le fumeur avec de l’exotisme et du «rêve américain».
Dans la troisième partie, l’analyse thématique en fonction des quatre axes de cet ensemble d’affiches tiré de multiples sources retient vivement l‘attention. Les mécanismes de la publicité sont étudiés, « disséqués », à propos d’affiches « paradigmatiques ». Intéressant de voir comment, durant toute la période considérée, l’emploi de mots et de phrases en anglais est déjà fréquent.
Le corpus iconographique reproduit les 253 affiches étudiées plus haut et fait réaliser de façon synthétique l’imagination et la créativité que leurs concepteurs ont déployé au cours du temps.
On peut parler pour ces trois décennies d’un âge d’or de l’industrie du tabac, de sa croissance économique, de sa présence dans la société, de son influence politique. Malgré quelques réactions au nom de la santé publique. Ainsi, en 1954, la firme Vautier est condamnée à une amende de Fr. 20.- (!) par le Département de la santé de la Ville de Zurich pour avoir fait paraître dans la presse « Fumer plus sain, Marocaine sans filtre, la cigarette qui ne provoque pas la toux ». A noter aussi que, dès 1964, la publicité pour les produits du tabac est interdite à la radio et la télévision. Plus de cinquante ans après, beaucoup reste à faire pour la limiter ailleurs, idéalement l’interdire. Elle reste possible dans les cinémas, sur différents articles, dans les points de vente ainsi que par promotion directe et publipostages.