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Depuis 40 ans, le sida est majoritairement associé, en Europe, à une population masculine et homosexuelle. Vanessa Fargnoli prend le contre-pied et donne la parole à trente femmes séropositives hétérosexuelles. Des témoignages poignants.
« Que signifie « vivre avec le VIH » à long terme, quand on est une femme qui n’appartient pas à un groupe cible et dont l’expérience n’a pas été problématisée dans l’histoire du sida ? » C’est autour de cette question principale que Vanessa Fargnoli a orienté sa thèse de doctorat, effectuée en sciences de la société à l'Université de Genève. Le résultat de ses travaux figure dans l'ouvrage InVIHsibles : trajectoires de femmes séropositives, paru aux éditions Antipodes.
Pour trouver des réponses à sa question, l’autrice a interrogé, entre 2013 et 2016, trente femmes infectées par le VIH et n’appartenant pas à des groupes cibles tels que définis par l’OFSP [1]. Si les parcours de ces « femmes hétérosexuelles et blanches » s'avèrent complètement différents, un point commun les lie : « toutes se pensaient hors d’atteinte de la menace du VIH/sida », rapporte Vanessa Fargnoli.
Ces témoignages révèlent la violence de l’annonce d’un diagnostic de VIH, qui implique un changement d’identité : ces femmes acquièrent soudain « une identité médicale de « séropositive ». Une fois passé le choc de l’annonce, elles font face à la colère et à la révolte, ainsi qu’à d’autres événements traumatisants : solitude, perte d’un emploi, couple et rêves brisés, angoisses à affronter, perspectives de la mort à apprivoiser. Toutes se sont également retrouvées face au choix de dire ou de taire la maladie. Certaines, comme Ingrid, contaminée par son conjoint qui se savait séropositif mais ne le lui a pas dit, choisissent de se battre devant les tribunaux pour être « reconnues » comme « personne abusée ».
Petit à petit, le processus de « redéfinition de soi » a permis à certaines de transformer le VIH en une « ressource ». Les propos de ces femmes, chargés de résilience et d'abnégation, viennent alors frapper au coeur. « Si c’est juste pour subir, ça ne vaut pas la peine, donc il faut essayer d’en faire quelque chose ! », témoigne en effet Coralie. Zoé voit l’infection au VIH comme un « cadeau » qui lui a permis de vivre différemment : « Je n’aurais jamais eu la vie que j’ai eue. (...) Surtout ça m’a fait me dépasser, ça m’a fait sublimer tout ça d’une belle manière ! Je ne sais pas si j’aurais réussi à faire aussi bien sans ! » Pour Charlotte, le virus lui a « plus offert que pris ».
En Suisse, un quart des 20'000 personnes vivant avec le VIH sont des femmes. Pourtant, celles-ci sont longtemps restées absentes des statistiques et des recherches. Cette invisibilité engendre « trois conséquences », selon la sociologue genevoise. « La première est que la plupart des femmes auraient intériorisé le message « ce n’est pas notre épidémie », leur donnant un faux sentiment de sécurité ». Ensuite, elles subissent de la discrimination au sujet de leur comportement, catégorisé comme « léger » et de « mauvaise vie » puisque, dans les catégories à risque figurent les prostituées. Enfin, les spécificités féminines n’ayant pas été prises en compte dans les essais cliniques, leur santé générale « en a pâti ».
Ainsi, en liant des intérêts scientifiques et sociaux, Vanessa Fargnoli permet de donner une voix à ces femmes restées jusqu’alors invisibles. En outre, l’angle critique féministe adopté par l’autrice contribue à une lecture différente de cette maladie mondiale. Enfin, dans la préface, la professeure Claudine Burton-Jeangros tire une parallèle avec la situation sanitaire actuelle : « Les constats présentés dans cet ouvrage plaident pour la nécessaire mobilisation des sciences sociales dans la gestion, collective et individuelle, des maladies infectieuses. Quels que soient les moyens médicaux et techniques disponibles, les virus et les maladies s’inscrivent au cœur des rapports sociaux. Les maladies ne doivent donc pas seulement être pensées sous l’angle des réponses médicales, mais bien comme des crises qui marquent des trajectoires individuelles, mais aussi exacerbent les rapports de force préexistants au sein de la société. »
(Céline Rochat)
[1] Vanessa Fargnoli rapporte, en page 14, que l’OFSP définit ainsi les groupes cibles : « Les hommes gays et les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HSH) ; les personnes orginiaires de pays à prévalence de VIH élevée, notamment les régions subsahariennes ; les consommateurs et consommatrices de drogue par injection ; les travailleurs et travailleuses du sexe. »