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La HETSL fête cette année ses 60 ans. Créée par Claude Pahud, l’ex-EESP a été le témoin des changements sociaux qu’elle s’est toujours efforcée d’accompagner à travers la formation. Grand entretien avec son directeur Alessandro Pelizzari.
Propos recueillis par Céline Rochat
(REISO) Cette année 2024 marque 60 ans d’existence pour votre école. Un fil rouge émerge-t-il de ces six décennies d’enseignement de travail social ?
(Alessandro Pelizzari) Depuis la création de l’école, la constante a été de penser la formation en travail social non seulement comme la transmission d’un ensemble de compétences et d’outils, mais aussi en termes de soutien à la professionnalisation des métiers du social. Claude Pahud, son fondateur, avait compris que le développement économique de l’époque générait aussi des problèmes sociaux, dont la complexité nécessitait l’engagement de professionnel·les formé·es au niveau tertiaire. Pour lui, cette reconnaissance devait aussi se traduire par une meilleure valorisation sociale et salariale, ce qui l’a conduit à proposer la première Convention collective de travail, laquelle fût signée par les partenaires du secteur social vaudois. Soixante ans plus tard, on doit constater que ce chantier n’est pas encore terminé, que la reconnaissance des métiers du social reste insuffisante, ce qui explique en partie la pénurie de personnel qualifié que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette continuité, la HETSL œuvre avec les autorités et les partenaires sociaux, pour améliorer à la fois les conditions de formation et d’exercice des métiers du social.
Et en matière de changements ?
Comme la société, le travail social évolue constamment. Les problèmes sociaux et les formes de vulnérabilité changent, ainsi que les besoins des bénéficiaires. Nous sommes en échange permanent avec les institutions et organisations de terrain qui nous font remonter les défis auxquels elles sont confrontées, notamment grâce à notre Conseil professionnel et nos commissions d’études, et nous développons une importante activité de recherche pour mieux comprendre et anticiper les problèmes sociaux actuels. L’un de nos rôles est donc d’articuler ces différentes lectures du monde social et de les intégrer à notre réflexion constante sur l’adaptation du cursus et de son contenu. En parallèle, pour répondre à la pénurie de professionnel·les qualifié·es en travail social, les quatre Hautes écoles de travail social romandes s’engagent à augmenter leurs effectifs. Pour la HETSL, cela signifie, d’ici à 2028, de passer de 600 à 900 étudiant·es, ce qui est une évolution assez extraordinaire.
Une telle hausse du nombre d’élèves engendre des défis budgétaires et pédagogiques majeurs. Comment allez-vous gérer ces paramètres ?
Le défi budgétaire est effectivement important, tout comme le défi pédagogique : nous ne pouvons pas enseigner de la même manière face à des volées grandissantes. Nous réfléchissons actuellement à la meilleure façon de diversifier l’offre de formation tout en la rendant plus accessible et en garantissant la qualité d’encadrement. Cela nécessite bien sûr des ressources supplémentaires, tant du côté du personnel enseignant et administratif que du côté des infrastructures pour accueillir les nouvelles·aux étudiant·es en de bonnes conditions.
À quoi faites-vous référence quand vous parlez de rendre le cursus plus accessible ?
Nous menons une réflexion étendue sur la flexibilisation des études, afin de les rendre plus perméables à celles et ceux qui n’ont pas des parcours classiques. La situation de pénurie a notamment pour conséquence que de nombreuses institutions engagent du personnel pas ou insuffisamment formé. Notre mission est de faciliter l’accès de ces personnes à la formation continue, ainsi qu’à notre cursus de Bachelor. Nous sommes ainsi en train de mettre en place une passerelle pour les diplômé·es ES et souhaitons ouvrir sous peu une volée spécifique aux étudiant·es en emploi. Ces derniers·ères ont en effet des contraintes supplémentaires en termes de conciliation entre formation, emploi et famille que nous devons mieux prendre en compte.
La HETSL en dates
1964 Claude Pahud crée l'École d'études sociales et pédagogiques (EESP), issue de la fusion de la Fondation Gustave Curchod et du Centre de formation pour l’enfance inadaptée : l'école forme des éducateurs et éducatrices spécialisé·es, des assistant·es sociaux·ales, des éducatrices maternelles.
1965 Création de la section d'ergothérapie.
1968 L'EESP est reconnue d'utilité publique par le Canton de Vaud.
1988 Paola Richard-De Paolis succède à Claude Pahud, qui part à la retraite.
2002 L’EESP intègre la HES-SO, Haute école spécialisée de suisse occidentale.
2006 Début des volées Bachelor, selon le système de Bologne, pour la filière Travail social à orientations et pour la filière Ergothérapie.
2016 Elisabeth Baume-Schneider est nommée directrice.
2020 L’EESP devient la HETSL. Alessandro Pelizzari prend la tête de l’école.
(Source : HETSL)
Vous évoquiez la recherche précédemment, qui est un élément central de votre mission et qui est également nourrie par les liens avec les pratiques de terrain...
Nous menons en effet beaucoup de recherches mandatées, en co-construction avec nos partenaires de terrain. Ces mandats leur permettent de trouver des réponses à des problématiques souvent très immédiates et dictées par l’urgence. Mais les HES ont aussi développé, depuis leur création, une compétence reconnue en matière de recherche plus fondamentale, qui vise à étudier les évolutions à long terme et à fournir des orientations précieuses à la mise en place de nouvelles politiques sociales par les autorités politiques. Une des particularités du secteur social réside dans l’énorme diversité des acteurs qui le composent. Nous essayons de répondre aussi à des sollicitations d’associations ou de groupes qui ne disposent pas forcément de moyens financiers suffisants pour se payer une étude scientifique. La création de l’Observatoire des précarités, qui fonctionne sur un modèle participatif, contribue en partie à répondre à cette exigence. De manière générale, nous avons le souci permanent de répondre aux besoins des populations les plus vulnérables avec nos recherches.
La HETSL se place plus particulièrement sur des terrains tels que la précarité, la vieillesse, le genre, les occupations, le marché du travail et les troubles neurodéveloppementaux. Démultiplier ces réseaux thématiques constitue-t-il un objectif à court terme ?
Nous essayons effectivement de concentrer nos champs d’expertise autour de réseaux de compétences qui positionnent l’école sur des thématiques spécifiques. Mais nous n’avons pas l’ambition de nous positionner sur l’ensemble des expertises relatives au champ social, car j’estime qu’il s’agit surtout d’apprendre à travailler davantage en réseau et en bonne intelligence avec les autres HETS. Ainsi, si l’on est sollicité pour une recherche thématique située hors de notre expertise, il vaut mieux recommander de se tourner vers la HETS romande qui dispose de connaissances spécifiques. Les quatre HETS renforcent cette complémentarité, même si le système de financement de la recherche nous pousse malheureusement aussi à la concurrence. C’est à nous de nous montrer plus intelligents et d’essayer de mutualiser nos expertises.
Nous pouvons effectivement mettre à disposition divers accompagnements, mais nous ne pouvons pas nous substituer à d’autres institutions ni agir sur les causes de ces vulnérabilités
Si les défis auxquels font face les bénéficiaires du travail social ont évolué avec la société, qu’en est-il du corps étudiant : les besoins des jeunes qui rejoignent la HETSL ont-ils évolué en parallèle ?
Ce que je constate depuis mon arrivée il y a quatre ans, c’est que les étudiant·es se montrent extrêmement sensibles aux questions d’inclusion et de diversité. Cette sensibilité nous force à réfléchir à l’articulation des questions d’inégalités sociales « classiques » avec d’autres types de discrimination. En même temps, on se trouve face à une génération fragilisée, sous deux points de vue. D’un côté, la pandémie a renforcé les situations de précarité parfois dramatiques dans lesquelles se trouvent des élèves. Cela nous pousse à renforcer l’accompagnement social et économique de nos étudiant·es. De l’autre, nous constatons une situation de santé préoccupante des jeunes. Une enquête interne sur l’état de santé et le bien-être social de nos étudiant·es confirme la même tendance à une fragilisation psychologique que l’on retrouve dans les statistiques nationales. Les soucis que rencontrent nos élèves en dehors de l’école ont des conséquences sur la capacité à suivre les études. Là aussi, nous essayons de développer des mesures internes et des collaborations avec des partenaires externes pour proposer du soutien.
Justement, on peut imaginer que pour une école qui forme de futur·es professionnel·les à accompagner des publics en situation de précarisation, de marginalisation, le défi de diplômer des personnes en bonne santé mentale est grand...
C’est un double défi. Si nous voulons aménager le plus possible les parcours d’étude pour répondre aux besoins particuliers de nos étudiant·es, nous devons également garantir que le niveau de qualification est identique pour tout le monde lors de la diplomation. Mais cela pose aussi la question des frontières de la responsabilité d’une école. Nous pouvons effectivement mettre à disposition divers accompagnements, mais nous ne pouvons pas nous substituer à d’autres institutions ni agir sur les causes de ces vulnérabilités.
La pénurie dans certains champs n’est pas due à une projection négative, mais aux expériences réelles qui font que les professionnel·les ne restent pas longtemps en institution.
Pensez-vous que les conditions de travail ardues dans le domaine social représentent une menace pour augmenter le nombre de professionnel·les formé·es ?
Pour l’instant, nous ne constatons pas ce type d’effet. Chaque année, les quatre HETS refusent des centaines de candidat·es, ce qui montre que l’attractivité du métier reste intacte. Le problème ne se situe pas tellement à l’entrée de la formation ni à l’entrée sur le marché du travail d’ailleurs. Dans une enquête menée récemment par la HETS-FR sur la trajectoire de nos diplômé·es, nous avons pu remarquer que, contrairement à ce que l’on pensait, les champs considérés les plus difficiles — parce que les situations sont lourdes, les conditions de travail pénibles — comme le handicap ou la protection de l’enfance ne sont pas désertés par les diplômé·es. Ils et elles y choisissent très volontiers leur premier emploi, mais n’y restent pas longtemps. La pénurie dans certains champs n’est pas due à une projection négative, mais aux expériences réelles qui font que les professionnel·les ne restent pas longtemps en institution.
La pénurie, ce n’est donc plus l’affaire de l’école ?
L’école contribue à lutter contre la pénurie en formant davantage de personnel hautement qualifié et en contribuant à valoriser le statut professionnel. À la demande de nos partenaires, nous mettons aussi en place un accompagnement durant la première année d’emploi. Mais en effet, une école n’est pas responsable des conditions de travail des professionnel·les qu’elle forme. Leur fidélisation est l’affaire des employeurs et de l’État qui finance les institutions. C’est à eux que revient le devoir de garantir des conditions de travail permettant aux diplômé·es de trouver leur place et d’y rester. C’est justement ces questions qui ont été débattues lors des Assises du social, et les seize mesures qui en ont découlé s’adressent avant tout aux institutions. Une première réponse a été donnée par le Conseil d’État en octroyant une enveloppe vouée à augmenter les salaires du domaine social, largement inférieurs dans le canton de Vaud. Pour garder les professionnel·les dans leur champ, c’est une première étape importante, mais elle ne suffit pas. D’autres mesures seront nécessaires pour fidéliser les collaboratrices·teurs, par exemple en termes d’aménagements du temps de travail, de compensations pour travail pénible, ou de formations continues. Les négociations avec le Conseil d’État continuent sur ces thématiques.
Les professionnel·les du social exercent des pratiques dites complexes, qui se basent sur de connaissances fines dans le domaine juridique, politique ou psychologique, une grande variété d’instruments d’intervention, et la capacité d’analyser des situations complexes et de travailler en réseau. Toutes ces aptitudes ne tombent pas du ciel.
La question de valorisation de la profession, déjà importante pour Claude Pahud, demeure donc un aspect politique en faveur de la reconnaissance du travail social. Et soixante ans après la création de l’école, cet enjeu n’est pas réglé...
La valorisation comporte plusieurs aspects. La valorisation financière est évidemment importante, parce qu’une différence salariale de plusieurs milliers de francs avec d’autres diplômes de type HES ne se justifie pas pour des métiers aussi essentiels à la société. Ensuite, il y a une part symbolique non négligeable. Beaucoup de discours politiques véhiculent encore l’image de métiers qui ne nécessitent pas de formation de niveau tertiaire, comme c’est le cas aussi pour d’autres métiers à prédominance féminine, où l’on considère qu’il s’agit de compétences « innées ». Or, il s’agit d’expliquer que les professionnel·les du social exercent des pratiques dites complexes, comparables à celles des psychologues ou des ingénieur·es, qui se basent sur de connaissances fines dans le domaine juridique, politique ou psychologique, une grande variété d’instruments d’intervention, et la capacité d’analyser des situations complexes et de travailler en réseau. Toutes ces aptitudes ne tombent pas du ciel.
Mais aujourd’hui encore, chacun·e peut se déclarer travailleur ou travailleuse sociale. N’est-ce pas là un élément essentiel à faire évoluer ?
En effet, on touche ici à la valorisation institutionnelle. Le diplôme de travailleur·e social·e est pratiquement un des seuls diplômes du niveau tertiaire A professionnalisant qui n’est pas protégé en Suisse. Il faut ouvrir ce débat, et on peut s’inspirer de l’Autriche qui vient de protéger le diplôme de travail social. Cette reconnaissance passe par une vraie discussion sur les spécificités et l’articulation des différents diplômes qui existent, aux niveaux HES, ES et CFC. Dans les institutions, il règne encore une très grande confusion du niveau de qualification de chacun de ces diplômes et de leur correspondance avec les profils de poste. De ce fait, la complémentarité n’est pas suffisamment exploitée. Chaque niveau de formation recèle ses forces qui doivent être valorisées, sans quoi le travail peut devenir source de frustration et motif pour quitter le domaine. Il n’y a rien de plus démotivant pour un·e professionnel·le que de devoir exécuter des tâches pour lesquelles elle·il n’a pas été formé·e. Les institutions ont une vraie responsabilité de clarifier leurs besoins et d’y faire correspondre les profils des postes et les engagements.
Le travail social ne peut pas se faire sans remettre en question les fondements de la société
Le 24 novembre 2023, vous avez accueilli les Assises du social, qui se sont justement penchées sur la question de la revalorisation salariale. Êtes-vous satisfaits de l’issue de cette journée ?
Je pense que les partenaires qui ont organisé les Assises du social ont effectué un vrai travail pour que l’importance de soutenir le secteur social soit mise à l’agenda politique. Dans le canton de Vaud, on peut affirmer que l’urgence d’agir a été reconnue par le Conseil d’État, au moins partiellement. En témoigne sa décision d’allouer des moyens financiers supplémentaires pour augmenter les salaires du secteur social subventionné et pour nous permettre d’augmenter le nombre d’étudiant·es. C’est remarquable dans un contexte d’austérité budgétaire, même si l’enveloppe accordée ne permet pas de combler entièrement la différence salariale qui existe avec les cantons et que tous les métiers n’en bénéficient pas de la même manière. Il faudra donc veiller à ce que le thème reste à l’agenda et que les négociations sur les autres mesures issues des Assises, qui concernent les conditions de travail et de formation, puissent aboutir à leur mise en œuvre sans que les institutions sociales et les écoles soient mises en concurrence. Et les Assises ne couvrent que les institutions soumises à la CCT ; il reste tout le secteur non conventionné qui ne doit pas être oublié.
Dans les rangs d’une majorité politique pour qui le social n’est pas en tête des priorités, les messages sont parfois critiques envers votre école. Comment les appéhendez-vous ?
Comme Claude Pahud — qui était par ailleurs un politicien du Parti libéral — l’avait expliqué en 1968 déjà à une commission du Grand Conseil s’émouvant des mobilisations estudiantines qui avaient lieu à l’EESP, la mission même du travail social est de donner aux bénéficiaires les capacités d’améliorer leurs conditions de vie. Cela peut potentiellement entrer en conflit avec des institutions de l’État, ou avec des politiques qui peuvent être à l’origine d’inégalités ou d’injustices. Il rappelait ainsi que le travail social ne peut pas se faire sans remettre en question les fondements de la société et était convaincu que travail social et engagement civique allaient de pair. En ce qui me concerne, je me place dans cette continuité, et j’estime que face à des étudiant·es qui se mobilisent pour une cause qu’ils et elles jugent juste, une Haute école doit leur ouvrir un espace d’expression. Si une telle institution ne permet pas le débat, elle ne joue pas son rôle de formation de futur·es citoyen·es.
Se faire entendre pour améliorer les conditions de vie : est-ce qu’aujourd’hui le travail social doit forcément être militant ?
Il y a plusieurs formes d’engagement et de militantisme. Le travail social est une profession engagée qui œuvre pour le changement social. Je dis souvent qu’un·e bon·ne professionnel·le est un·e militant·e du travail social, dans le sens que s’engager pour des conditions correctes d’exercice du métier, c’est s’engager pour la professionnalisation du travail social et pour le meilleur accompagnement possible des bénéficiaires. Cela étant, je pense que chacun·e doit être libre de choisir sa forme d’engagement.
À vos yeux, un engagement militant justifie-t-il des actes de désobéissance civile ?
Je ne peux pas répondre à cette question sans me référer à mes quinze ans d’expérience professionnelle de syndicaliste. On sait que le progrès social provient souvent d’une remise en cause des règles en vigueur qui, soit bloquent le progrès, soit créent des inégalités ou des injustices. Mais pour qu’une action soit légitime aux yeux d’une majorité, il est impératif qu’elle soit portée collectivement et qu’elle soit comprise. Je pense donc que la désobéissance civile comprise comme faire bouger des frontières en faveur du progrès social fait partie du jeu de la démocratie.
Il y a 60 ans, Claude Pahud a créé cette école dont vous êtes à la tête aujourd’hui. Que retenez-vous du parcours de cet homme ?
Claude Pahud a été un personnage surprenant. Il était libéral, a fondé une école de travail social autonome, le premier syndicat vaudois du travail social, et il a toujours réfléchi à comment articuler les contenus des formations et les conditions de travail. Il a réussi à fédérer les partenaires sociaux et l’État autour de l’enjeu de la reconnaissance et la professionnalisation du travail social, dans un contexte de transformations radicales qui étaient en cours dans la société au début des années 60. Face aux transformations sociales qui sont tout aussi radicales aujourd’hui, il est encourageant de constater qu’on retrouve aujourd’hui un début de cet élan conjoint. Pour ma part, je suis fier de continuer cet engagement « au cœur de la société », selon l’heureuse signature que nous devons à Elisabeth Baume-Schneider, ancienne directrice de la HETSL.