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Plusieurs articles et ouvrages mis en perspective
Commentaire de Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
Depuis des années, nous assistons à l’émergence de grands donateurs individuels tels Bill Gates et Warren Buffett. Ils ont lancé en 2010 la charte The Giving Pledge et consacrent des milliards à des actions de développement. Ils ont été rejoints plus récemment par Jeff Bezos, d’Amazon, ou Mark Zuckerberg, de Facebook. Ce phénomène interpelle, y compris l’auteur de ces lignes, coopérant durant six ans dans les années 1970 et qui voyait l’aide au développement plutôt comme l’affaire des gouvernements ou d’associations « non personnalisées ».
Ce mouvement représente un vrai changement de paradigme. Compte tenu de la stagnation, voire la diminution, des engagements publics, il ne s’agit pas de s’y montrer hostile même si ces philanthropes décident des objectifs des programmes qu’ils financent, ce qui peut poser question. Dans un article étoffé à ce sujet (1), Julie Rambal relève que la finance nouvelle génération va dans le même sens : « Selon un sondage de U.S. Trust, trois quarts des millenials accordent la priorité aux objectifs sociaux dès qu’ils investissent. »
Dans son numéro du 28 mai 2018 consacré aux « Next Generation Leaders », le magazine Time cite Chris Long, 33 ans, star du football US qui a donné l’entier de son salaire de base 2017, un million de dollars, à des œuvres caritatives, tout en apportant son aide pour rassembler deux millions supplémentaires. Il a déclaré vouloir « tirer chaque goutte de mon potentiel pour améliorer les choses autour de moi ».
Une telle philanthropie privée n’a pas vocation à être seulement le fait de gens (très) riches. Selon Alexandre Mars, serial entrepreneur français quadragénaire qui a fait fortune en créant et revendant des entreprises aux Etats-Unis et se veut aujourd’hui « activiste du bien social », un mouvement large, sociétal se marque (2). « Il y a une évolution réelle, une quête de sens de plus en plus partagée. Pas chez un nombre limité de philanthropes mais de nombreuses personnes aimeraient en faire plus, qui auparavant avaient des barrières à le faire (…) Les générations précédentes s’intéressaient au moi, à toutes ces choses qui relevaient de notre nombril. Celle qui arrive veut clairement inscrire son histoire dans une optique plus large, elle exige de travailler dans une entreprise qui fait sens (…) Aujourd’hui, la deuxième question qu’un candidat pose dans un entretien d’embauche, ce n‘est plus la taille du bureau ou si le bureau donne sur le lac, c’est ‘Quelle est votre action sociale ?’ » (2)
« Cela est en rapport avec ce que nous voyons tous les jours, toutes ces inégalités que nous ne pouvons plus ignorer. » Mars vient de publier La révolution du partage (Flammarion, 2018). Afin de donner aux gens des pistes sur la façon de s’y prendre pratiquement, il a créé une start-up dénommée Fondation Epic.
Peter Singer, le philosophe australien qui enseigne l’éthique à Princeton et a souvent pris des positions décoiffantes, notamment sur les droits des animaux, s’intéresse aussi au sujet, sur un mode objectif, utilitariste : « L’altruisme efficace est à la fois une philosophie et un mouvement social consistant à utiliser une démarche scientifique pour trouver les moyens de faire le maximum de bien (…) C’est très bien de donner, mais il faut le faire intelligemment. » (3). Il cite le cas d’un de ses brillants étudiants qui, alors qu’il pouvait faire un doctorat de philo à Oxford, a choisi de se faire embaucher par un cabinet financier de Wall Street, après avoir calculé qu’il pourrait alors donner bien plus à des associations caritatives. Et de mentionner la création par des altruistes efficaces de meta-charities qui évaluent le travail d’autres organismes de bienfaisance. Ces méthodes « froides » sont toutefois, à mes yeux, exposées au risque de possibles dérives technocratiques.
Alors, est-ce réellement une «révolution du partage» ? Well… Beaucoup seront d’accord avec cette idée comme principe général mais il y aura plus de réticences lorsque certaines options de partage nous touchent directement, près de soi et de ses intérêts. C’est le syndrome connu du NIMBY, « Not in my backyard », pas dans mon jardin. Au vu de certaines discussions sur les revenus des médecins par exemple, un meilleur partage ne devrait-il pas être réalisé au sein de cette profession ? Les faits montrent que c’est loin d’être facile. Pour avancer dans le bon sens, peut-être avons-nous besoin d’une nouvelle éthique de la créativité, pour laquelle plaide Johan Rochel, jeune juriste et philosophe suisse qui se fait entendre (4) ? Ou encore de nous laisser convaincre que l’espèce humaine, plutôt que d’être fatalement marquée par la compétitivité, voire l’agressivité, est la plus coopérative du monde vivant, comme l’affirment Servigne et Chapelle dans un ouvrage qui retient l’attention (5).
Références :