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Par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
Nous vivons une période compliquée. L’incertitude a fait irruption dans notre quotidien et ni les scientifiques, ni les politiques ni les influenceurs divers ne peuvent garantir le retour à la vie « habituelle ». Des propos récents de trois personnalités ont retenu mon attention.
Pour le directeur de Médecine et Hygiène, Bertrand Kiefer, « la pandémie devient une maladie chronique de civilisation » (1). Avec le Covid mais aussi le dérèglement climatique, le terme de maladie de civilisation apparait vraiment pertinent. Kiefer poursuit : « Partout, on mélange le doute rationnel de la démarche scientifique avec le déni anxiolytique distribué par les réseaux. » Et malgré les élections américaines, on n’en a pas fini avec les désinformations, fake news et complotismes divers.
Jour après jour, la violence est au premier plan, multiforme et multifactorielle. 2020 nous a rappelé la persistance du racisme et du sexisme, dans des sociétés qui se disent éclairées. Ces situations semblent des fatalités tant elles sont systémiques. Homme à la peau blanche, on a toujours un avantage. « Depuis longtemps, des phénomènes de brutalisation sont à l’œuvre dans la société. Humains et non-humains sont toujours plus fracassés par une compétition généralisée. Si bien que l’incertitude actuelle porte au-delà de la pandémie : nous ne savons pas jusqu’à quelle profondeur le monde est en train de changer. Et c’est peut-être ça le plus angoissant. » (1).
Jusqu’à récemment, à part très à gauche, rares étaient ceux assez téméraires pour douter de la prééminence du modèle libéral, prometteur de progrès à l’infini… Kiefer : « Classique vision néolibérale, managériale. Selon cette vision, la grande finalité de la société se résume à la maîtrise technique et politique du cours des choses. Mais tout indique que cette maîtrise est un leurre, une dystopie. Notre époque (…) ne sait pas où trouver la force morale et les valeurs pour faire face à ce futur qu’elle est désormais capable d’annoncer. » Rappelons ici qu’une conséquence ubiquitaire du modèle néolibéral, ce sont les inégalités sociales, économiques et de santé qui ne font que s’aggraver, à l’intérieur des pays et entre les pays.
On est informé sur des développements absolument majeurs pour l’avenir de la planète, mais on n’agit pas, pas du tout assez. Parce qu’on n’arrive pas à croire ce que l’on sait, demande le Prix Nobel de chimie Jacques Dubochet (2) ?
Pour le banquier Patrick Odier, « notre dépendance à l’égard de la nature et de ce que nous devons considérer comme du capital naturel et les vulnérabilités qui y sont associées ont été révélées de manière flagrante cette année avec la pandémie de Covid-19. Le saut des agents pathogènes de la faune vers l’homme est probablement une conséquence du déplacement des espèces ou de la perte de leur habitat. Aujourd’hui, nous nous rappelons à nos dépens que la santé humaine, le bétail, la faune sauvage, notre alimentation et l’environnement sont tous interconnectés. » (3) On croirait lire un leader écologiste ou un responsable de santé publique.
Et de rappeler que le 22 août 2020 la planète atteignait le «jour du dépassement», celui où les ressources naturelles de la planète allouées pour toute l’année ont été épuisées. Cela vaut pour le monde. Pour des pays gros consommateurs/gaspilleurs comme la Suisse, ce jour était dans le courant du printemps !
Odier toujours : « Etendard des indicateurs économiques, le produit intérieur brut (PIB), développé en 1937, fait toujours foi pour mesurer la croissance économique d’un pays. Or il est inutile face aux enjeux de la durabilité, car le capital naturel n’y est pas intégré (…) Alors qu’une grande partie de notre économie dépend directement du capital naturel, bon nombre des industries qui en dépendent se comportent comme s’il s’agissait d’une ressource gratuite et illimitée. »
Le changement climatique a des répercussions directes et indirectes sur les activités et les infrastructures humaines. Odier : « Des modèles d’affaires appropriés pour préserver et régénérer le capital naturel sont essentiels. Donner un juste prix à la valeur de la nature permet d’utiliser les instruments économiques pour la protéger.» Ainsi, il faut que tous, secteurs publics comme privés, se mobilisent pour la transition d’un modèle basé sur le gaspillage des ressources et les déchets « vers une économie circulaire, efficiente, inclusive et propre ». Difficile de dire mieux.