De la liberté de mouvement des demandeurs d’asile
Interdire l’accès à une piscine ou à un parc public, imposer un périmètre limité, assigner à résidence la nuit… Autant d’entraves à la liberté de mouvement des requérants d’asile en Suisse. Elles sont souvent contraires au droit.
Par Aldo Brina, Centre social protestant Genève et Coordination asile.ge
À quelles conditions une atteinte à la liberté de mouvement des requérants d’asile est-elle admissible? Des interdictions de périmètres collectives sont-elles acceptables? Y a-t-il restriction de la liberté de mouvement s’il n’y a pas d’interdiction formelle, mais qu’on fait comprendre aux requérants d’asile que leur présence n’est pas souhaitée en certains lieux? Voilà quelques questions auxquelles répond un avis de droit du Centre de compétence pour les droits humains de l’Université de Zurich, réalisé sur mandat de la Commission fédérale contre le racisme[1].
Cet avis de droit se structure autour de l’analyse des règles de droit interne (loi sur les étrangers, règlements des centres, etc.), des dispositions constitutionnelles et du droit international. Le principe constitutionnel de base est rappelé d’emblée. La liberté de mouvement des demandeurs d’asile peut faire l’objet de limitations, mais, comme pour les restrictions faites aux autres droits fondamentaux, celles-ci doivent respecter quatre conditions: reposer sur une base légale, suivre un intérêt public, être proportionnées au but visé et ne pas toucher au noyau dur du droit en cause (art. 36 al. 1 à 4 de la Constitution).
S’appuyant sur ces pierres angulaires du droit, ainsi que sur une revue complète de la doctrine juridique, les auteures de l’avis de droit, les Prof. Dr. Regina Kiener et Dr. Gabriela Medici du Centre de compétence pour les droits humains de l’Université de Zurich, se montrent critiques vis-à-vis de la pratique actuelle et à venir. Elles notent par exemple que «dans la doctrine, les règles de fonctionnement appliquées dans les centres de la Confédération sont de plus en plus qualifiées de disproportionnées. On ne peut qu’être d’accord avec cette critique. Les couvre-feux pendant une longue durée (140 jours) restreignent considérablement tant l’organisation du quotidien que l’exercice des autres droits fondamentaux le cas échéant.» Par ailleurs, elles estiment que «les règles adoptées dans l’O-DFJP [l’ordonnance qui définit les règles de vie dans les centres] vont au-delà de ce qui est nécessaire au niveau personnel et temporel pour le bon fonctionnement de l’établissement et l’application de procédures d’asile effectives. Elles ne semblent donc ni nécessaires, ni acceptables.»
L’actuelle base juridique est donc incompatible avec la liberté de mouvement, telle que définie par notre Constitution, faute de proportionnalité. Les auteures enfoncent le clou : «Si les requérants d’asile connaissent des restrictions de sortie similaires dans les centres d’hébergement cantonaux, celles-ci sont déjà problématiques à la lumière de l’exigence d’une base légale au sens de l’article 36 alinéa 1 de la Constitution [mentionné plus haut].»
Concernant le caractère formel ou informel des limitations imposées, l’avis de droit souligne qu’il peut y avoir une atteinte à la liberté de mouvement même si la restriction n’est pas directe, mais qu’on fait comprendre aux requérants d’asile que leur présence n’est pas souhaitée en certains lieux.
Une base légale problématique
En se basant sur cette analyse juridique, la Commission fédérale contre le racisme (CFR) adresse plusieurs recommandations aux autorités compétentes. Elle dénonce notamment les interdictions de périmètre prononcées non pas via des décisions individuelles, mais collectives. On pense alors immédiatement à l’affaire de Bremgarten, qui avait fait grand bruit: les autorités de cette bourgade argovienne avaient interdit l’accès aux installations sportives, notamment à la piscine, aux demandeurs d’asile hébergés dans le centre fédéral situé à proximité. Selon l’avis de droit, les restrictions ne peuvent pas être collectives. Elles doivent au contraire répondre à des menaces concrètes dans des cas individuels.
Mais le contenu de l’avis juridique couvre bien d’autres pans de la politique d’asile.
Les centres d’enregistrement et de procédure et leurs régimes de sorties restrictifs sont clairement remis en question: l’intérêt public poursuivi par les autorités à disposer des demandeurs d’asile pour leur faire suivre des étapes de procédure d’asile justifie-t-il toutes les entraves à leur liberté de mouvement? Certainement pas. Pourtant la durée de séjour dans ces centres ne cesse d’être prolongée: de 60 jours en 2006 à 90 jours actuellement, elle passera à 140 jours après la restructuration de la procédure d’asile qui devrait entrer en vigueur en 2019… L’atteinte à la liberté de mouvement des demandeurs d’asile va donc croissant.
Au niveau cantonal, les exemples ne manquent pas. Ainsi de la consigne donnée aux demandeurs d’asile hébergés dans l’abri de protection civile d’Annevelle, à Genève, de ne pas se rendre dans le parc à proximité «afin que les voisins n’appellent pas la police». Ou l’interdiction faite aux acteurs du mouvement No bunkers d’accéder à tous les foyers de l’Hospice général… Autant d’entraves à la liberté pour lesquelles cet avis de droit donne des arguments aux demandeurs d’asile et à leurs défenseurs.
Si les recommandations non contraignantes de la CFR ont pour mérite de poser des jalons essentiels, il reste cependant à les promouvoir publiquement et à les invoquer dans des procédures pour qu’elles puissent déployer un effet concret.
Les formes variées de la dissuasion
C’est pour faire connaître ses recommandations et discuter de leur impact qu’une formation, des ateliers et une table-ronde ont été organisés le 3 octobre dernier par la Coordination asile.ge[2]. Ce colloque a aussi permis de faire le point sur les nouvelles restrictions en matière de liberté de mouvement engendrées par la restructuration de l’asile prévue pour 2019 et offert l’occasion d’échanger les expériences de terrain actuelles entre défenseurs du droit d’asile actifs dans différents cantons.
Ainsi à Zurich, les assignations à résidence sont de plus en plus souvent utilisées à l’encontre des demandeurs d’asile déboutés. Ceux-ci ne peuvent plus quitter le territoire de la commune à laquelle ils ont été assignés, sous peine d’être poursuivis pénalement. Ce qui pose problème quand les demandeurs d’asile veulent rendre visite à des membres de leur famille, aller à une permanence juridique, etc. L’objectif affiché par l’autorité compétente est d’exécuter plus facilement les renvois, mais cette pratique a aussi pour but implicite de réduire le nombre de personnes à l’aide d’urgence par la dissuasion, c’est-à-dire en compliquant la vie des personnes concernées au point de provoquer leur départ dans la clandestinité.
Dans le canton de Vaud, les assignations à résidence en vue du renvoi sont fréquentes. L’assignation est généralement effective entre 22h et 7h. L’adoption de cette pratique pourrait selon certains être une « contre-offensive » des autorités menée contre le refuge mis en place par le Collectif R, car les assignations empêchent les personnes concernées de participer à cette action collective.
À Genève, les assignations à résidence sont peu utilisées. Pour les renvois, les autorités recourent davantage à la détention administrative. Des interdictions de périmètre sont émises, mais plutôt dans l’objectif de lutter contre le trafic de drogue lorsque la personne a commis des infractions y relatives.
Quelles actions pour faire face ?
Lorsque des restrictions à la liberté de mouvement sont formulées, il est nécessaire de demander des décisions écrites et motivées. Les pratiques actuelles sont généralement floues et les incertitudes sont extrêmement courantes. Une décision écrite permet non seulement de connaître la base légale sur laquelle repose la décision, mais aussi d’interroger la compétence de l’autorité ordonnant la restriction. Sur cette base, des démarches juridiques pourront être entreprises si nécessaires.
Elles ne pourront pas systématiquement être engagées car le dépassement de la durée de séjour dans un centre fédéral ou les régimes restrictifs appliqués ici et là ne font pas toujours l’objet d’une décision formelle indiquant des voies de recours, loin s’en faut ! Autre obstacle : si le recours est possible, qui le rédige? Pour défendre ces droits, les demandeurs d’asile s’adressent à des permanences qui ont déjà fort à faire avec des ressources limitées. Les juristes relèvent par ailleurs la difficulté de faire reconnaître sur le fond des violations à la liberté de mouvement devant les juridictions suisses. Quant au recours à la Cour européenne des droits de l’homme, la démarche est complexe, peut durer plusieurs années, et exige une forte détermination de la part des demandeurs d’asile lésés pour entamer ces démarches sur la liberté de mouvement en parallèle à leur demande d’asile proprement dite.
Enfin de nombreux participants ont souligné l’importance de l’implication de la société civile. Des contacts réguliers entre résidents et demandeurs d’asile hébergés dans les centres et potentiellement restreints dans leur liberté de mouvement permettent d’une part un soutien moral et des échanges absolument cruciaux. D’autre part, ils poussent les résidents suisses, qui ont souvent plus de ressources et sont plus au fait des enjeux juridiques et politiques, à entreprendre eux-mêmes différentes démarches : lettres de soutien, pétitions, recours, diffusion de témoignages, rédaction d’articles, etc. Ces actions sont indispensables tant pour défendre individuellement les demandeurs d’asile que pour rendre visible la réalité souvent cachée des conditions de vie des demandeurs d’asile et des entraves à leurs droits fondamentaux.
[1] Commission fédérale contre le racisme, «Requérants d’asile dans l’espace public», Avis de droit et recommandations, Berne, février 2017, 44 pages, en format pdf
[2] Coordination asile-ge, site internet
Cet article appartient au dossier Inclure les étrangers
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Aldo Brina, «De la liberté de mouvement des demandeurs d’asile», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 21 décembre 2017, https://www.reiso.org/document/2506