Cadrer le partage favorise l’émergence de l’intime
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Livrer des confidences authentiques nécessite, pour la personne, de se sentir en sécurité et en confiance. En posant un cadre clair, les récits intimes se dénouent, permettant alors à chacun·e d’être accueilli·e dans sa vérité.
Par Camille Béziane, Association les Klamydia’s, Lausanne
Depuis 2008, l’association Les Klamydia’s crée des échanges, ainsi que des supports d’éducation autour des sexualités. Pour susciter des partages consentis et plein d’humour, une approche « sexe positive » est défendue. Différents mediums sont utilisés pour entrer en lien, par exemple des ateliers articulés sur le principe de la co-construction, un jeu sur les sexualités (Lez Game), des entretiens individuels ou encore le théâtre forum. L’échange peut aussi avoir lieu par courriel, où il est répondu à différentes sollicitations. Qu’il s’agisse de santé sexuelle, de plaisir ou de prévention des violences, nous parlons de quelque chose de sensible qui concerne toutes et tous : l’intime.
Cet article vise à partager quelques réflexions issues de cette pratique et le cadre élaboré pour disposer d’un espace sécurisé lors des interventions. Ce cadre ne saurait avoir la prétention d’être exhaustif ou normatif. Il est un palimpseste en perpétuelle évolution et s’adapte aux besoins identifiés sur le terrain, afin d’être le plus adapté possible au moment où surgissent des récits de l’intime.
Un cadre extérieur pour parler de l’intérieur
L’intime se définit étymologiquement par ce qui est le plus à l’intérieur et donc au plus profond de chaque être humain. L’intime est, avant d’être partagé, un mouvement de dialectique intérieure entre soi et soi-même. Cet intime nomme quelque chose, le conscientise parfois et crée une troisième instance détachée de soi : le récit. Ce récit, situé entre l’autobiographie et l’autofiction, peut en révéler long sur soi. Il peut renseigner sur des émotions enfouies, sur les vulnérabilités mais aussi sur les forces et les ressources.
Créer un cadre pour partager des récits de l’intime constitue dès lors un exercice délicat. Il s’agit d’offrir un espace dans lequel chacun·e puisse déposer, à loisir, une narration (très) personnel·le, voire intime. Il est important que la personne puisse disposer de place pour son histoire, et qu’elle sente la disponibilité de celui ou celle qui l’écoute. Le cadre, une fois proposé, peut être porté collectivement, de façon à partager la responsabilité.
Le partage permet aussi de renforcer le cadre. Il sera en effet plus difficile d’en sortir ou de s’en éloigner s’il implique toutes les personnes présentes. Ensemble, celles-ci peuvent aussi décider collectivement de mettre le cadre en suspens pour des raisons particulières.
Les pluralités du cadre
Un aspect fondamental de ces limites semble être la bienveillance empathique, sincère et incarnée. Comme la bienveillance devient parfois une valeur « fourre-tout », il est fait le pari de la questionner continuellement, de la faire vivre et d’offrir un climat authentique et sûr. Cette bienveillance n’empêche pas la critique ou le débat. Elle leur donne au contraire la possibilité d’exister, de nommer ou de dire, avec comme seule condition de ne pas heurter l’autre. Dans la pratique, la bienveillance à elle seule ne saurait par ailleurs pas garantir que les propos énoncés ne blesseront personne, qu’il n’y a pas eu d’intention de nuire. Mais cas échéant, il est toujours possible de s’excuser.
La bienveillance peut aller de pair avec l’inclusivité, c’est-à-dire le fait d’inclure tous·tes les participant·es ,quel·le·s qu’ils·elles soient, et de les accepter dans leur entière singularité. Cela ne signifie pas les réduire à leur particularité, mais les appréhender dans l’ensemble de la diversité de leur parcours et de leur personnalité, au-delà du besoin de compréhension.
Il est nécessaire que la personne ne soit pas exposée ou mise en danger, lorsqu’elle se confie sur le moment, mais aussi ultérieurement. C’est la raison pour laquelle l’anonymat et la confidentialité sont des fondements importants des interventions. L’association traduit la confidentialité en situant le récit dans l’ici (entre les murs physiques) et le maintenant (entre le début et la clôture qui sont explicites).
Le fait de restreindre la mixité des participant·es peut contribuer à augmenter le confort lors de partages collectifs d’intimités. Le cercle s’adresse alors aux personnes appartenant à une même ou aux mêmes minorités, par exemple les femmes afro-descendantes.
Le consentement s’inscrit au centre du partage. Cela signifie que la personne qui souhaite se confier peut changer d’avis et décider de ne finalement pas le faire. Elle peut interrompre son récit et éventuellement le reprendre plus tard.
Il est important qu’elle se sente soutenue, et si elle le souhaite, portée par le groupe. Cet appui peut passer par les remerciements pour la confiance, exprimés par celles et ceux qui écoutent. Cette reconnaissance symbolise notamment l’accueil du récit, qui se détache alors de la personne qui se confie. Témoigner de l’empathie, de façon verbale ou non verbale, aide à montrer que les faits, mais également les émotions ressenties, sont partagées.
La personne qui se livre exprime le récit de sa propre vérité, des perceptions qu’elle a ressenties en tant que sujet. C’est donc sa subjectivité qui surgit. La vérité humaine ne peut jamais se targuer d’être objective, parce qu’elle dépend des circonstances attenantes aux faits. En tant qu’écoutant·e, faire corps avec la narration et ce qu’exprime la personne, dans le verbal et le non verbal, facilite la mise en lien et la compréhension de la façon dont elle a vécu sa situation. C’est aussi un moyen de réappropriation de soi, de résilience et de reconnaissance.
Accueillir le récit et non pas le subir
Recevoir un récit, particulièrement quand il relève de l’intime et spécifiquement dans des situations de violences, peut s’avérer déstabilisant, voire difficile pour l’écoutant·e. Cet acte peut heurter, pour des raisons intrinsèques au récit ou des motifs propres à chacun·e. Là encore, la bienveillance est de rigueur : elle vaut également pour celles et ceux qui écoutent. Prendre soin de soi est important, tant au moment du partage qu’après. C’est ce qui permet d’être disponible pour les autres. Les ressources personnelles peuvent ainsi être mobilisées, notamment pour exprimer ses ressentis auprès d’autres individus. Ce travail dit de « self care » suppose d’être à l’écoute de soi et de ses co-intervenant·e·s.
Il est à relever enfin que le consentement va lui aussi dans les deux sens. A ce titre, il est possible de reporter l’écoute d’un récit en signifiant ses besoins, tout en prenant soin de la personne venue se confier. Dans ce cas, le récit sera valorisé en parallèle de l’expression de nos propres limites.
Encadrer puis décadrer
Le cadre est un premier pas qui favorise le partage, le développement d’une confiance mutuelle et une mise en lien sécurisante. Il n’est pas figé et peut changer au fil du temps. Il constitue un support, si l’écoutant·e parvient à se l’approprier et à le porter en lui ou elle, tout en conservant le détachement nécessaire pour le modifier ou s’en séparer au moment où il ne semblera plus approprié.
Le cadre n’est ni un mur, ni une forteresse. Il peut être perçu comme une bulle, à la fois solide et malléable, qui englobe son intime et celui de la personne en face de soi. En tous les cas, et quel qu’il soit, il favorise et sécurise. Pour de magnifiques partages de l’intime, quels qu’en soient le cadre.
Exemple de cadre pour co-créer un espace safe et bienveillant ensemble
Créer un espace où chacun·e puisse se sentir à l’aise et accueilli est un effort collectif, une responsabilité que nous partageons tous·tes pendant le temps de la rencontre. Voici quelques propositions pour un cadre porté par l’ensemble des participant-es :
1. Bienveillance envers soi et les autres : personne n’est parfait·e, s’exprime toujours parfaitement et avec les bons mots, a tout compris. Nous avons tous·tes encore des choses à apprendre — et c’est tant mieux. Ne pas hésiter à poser des questions et à exprimer ses ressentis de façon bienveillante et respectueuse.
Si des propos nous ont heurté·es, nous pouvons en parler bilatéralement avec la personne concernée après la discussion et ne pas le signifier de manière humiliante devant tout le monde. De même, rester ouvert·es et à l’écoute des autres, également lorsqu’une personne nous fait savoir que nos propos l’ont heurtée.
Si la situation implique d’agir sans attendre (propos discriminants, accusations), nous pouvons le faire, dans la mesure du possible avec bienveillance et respect, sous la forme d’une critique constructive.
2. Non jugement : nous jugeons tous·tes, il est vraiment difficile de s’en empêcher. Lorsque nous nous exprimons, nous évitons de juger la personne (« tu es bête », « tu es une personne discriminante ») et nous nous basons sur notre ressenti tout en visant les propos et/ou le comportement problématique et non la personne dans son ensemble.
3. Confidentialité et anonymat : les milieux professionnels/associatifs/communautaires sont souvent de petits cercles où les personnes se connaissent entre elles. Les rumeurs vont vite et certaines personnes sont plus facilement identifiables que d’autres. Afin que chacun·e puisse s’exprimer librement et en confiance, il est important de ne pas rapporter les propos tenus par des personnes à l’extérieur, ou de le faire — si cela nous semble absolument nécessaire — sans donner d’éléments permettant d’identifier la personne concernée.
4. Respect des limites de soi et de chacun·e : parler de certains sujets peut être difficile. Il n’y a aucune obligation de parler de son vécu personnel. De même, nous respectons le choix des personnes présentes de ne pas répondre à des questions et/ou de ne pas vouloir aborder un sujet. En cas de malaise ou de gêne, il est possible de sortir de la pièce et/ou d’accompagner une personne dans une telle situation.
5. Respect et partage de la parole : éviter de couper la parole et/ou de la monopoliser.
Tutoiement : nous proposons que nous nous tutoyons tous·tes. Si une personne souhaite être vouvoyée, elle peut évidemment le demander.
Les propos et comportements malveillants, intentionnellement blessants, discriminants et/ou oppressifs n’ont pas leur place dans cet espace.
© Les Klamydia’s
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Camille Béziane, «Cadrer le partage favorise l’émergence de l’intime», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 juin 2022, https://www.reiso.org/document/9170