L’érection à l’épreuve de la performance sociale
L’usage de stimulants sexuels par des hommes jeunes répondrait au besoin d’être performant dans la mise en scène de soi. Une étude montre que, au-delà d’assurer la prestation auprès du partenaire, il s’agit de gagner en «valeur» sociale.
Par Sabrina Ianniello, mémoire en Travail social et politiques sociales, Université de Fribourg
Le contrôle, la bonne gestion et la maîtrise par la standardisation des gestes et des postures sont les maîtres mots de nos sociétés contemporaines. La sexualité n’échappe pas à ce calque d’exigences intériorisées par chacun·e et notamment par les personnes interviewées ici pour cette recherche [1].
Médiatisé depuis plus de deux décennies, le Viagra est l’incarnation du processus de médicalisation où domine le culte de la performance et ce jusque dans les pans les plus intimes de notre vie privée : la sexualité. Si ce médicament était au début délivré sur prescription médicale dans le seul but de contrecarrer l’évolution physiologique due à l’âge, l’accessibilité et la finalité de son usage sont de toute autre nature aujourd’hui, de surcroît auprès d’une population fort inattendue. C’est ce que constate une étude [2] américaine réalisée en 2012 par le Journal of Sexual Medicine selon laquelle 8% des hommes âgés en moyenne de 22 ans consommeraient du Viagra.
Cette étude outre-Atlantique a été réalisée à partir d’un échantillon de 1'207 jeunes hommes sexuellement actifs. De même, une enquête canadienne en 2016 [3], construite sur des entretiens qualitatifs, a confirmé l’usage de stimulants de l’érection détournés auprès de catégories jeunes. C’est donc sur cet aspect que mon étude a reposé : comprendre ce que recouvre le recours à un médicament, habituellement prescrit en cas de diagnostic dysfonctionnel, chez des jeunes hommes n’étant pas sujets à des troubles avérés de l’érection.
Sans ordonnance sur internet
Rappelons d’abord que le médicament original a vu rapidement une multiplication de copies ou de produits (para)pharmaceutiques similaires assurant les mêmes finalités palliatives aux dysfonctionnements érectiles. Plateformes de vente en ligne, accès semi-légal dans des lieux interlopes, revente entre consommateurs, la barrière de la prescription n’existe plus, si tant est qu’elle n’ait jamais existé. Pour donner un exemple quantifiable de ce qui circule comme approvisionnement en Suisse, les importations illégales de stimulants de l’érection représentaient 26% de la consommation en 2012 ; ce chiffre a augmenté à 43% en 2013 et grimpé à 59% en 2017 [4]. Vendus sur internet et analysés par un laborataire mandaté par Swissmedic, les médicaments illégalement importés contenaient pour la moitié de «graves défauts de qualité», par exemple des dosages inexacts, l’absence de principe actif, la présence de substances non déclarées et des quantités élevées de métaux lourds toxiques. » [5]
C’est donc dans ce contexte que l’enquête qualitative a été menée auprès de douze jeunes hommes âgés de 22 à 33 ans, ayant une expérience continue de la consommation de stimulants érectiles, sans pour autant avoir une capacité érectile dysfonctionnelle.
L’immersion sur ce terrain d’enquête exclusivement masculin a notamment permis de saisir les définitions que ces jeunes hommes donnaient à l’usage du médicament, le sens qu’ils lui attribuaient et les finalités qu’ils attendaient du produit. Si les profils des personnes interviewées sont hérérogènes et les situations variées, des logiques communes sont pourtant à l’œuvre.
La valeur sociale ajoutée
Une pluralité de finalités motive la consommation de Viagra, avec une taxinomie des sens recherchés. Sont essentiellement repérés un usage tantôt récréatif par l’allongement du plaisir, la sécurisation de l’érection qui s’avère vulnérable à tout instant, l’usage palliatif par la nécessité de contrecarrer les effets délétères produits sur la capacité érectile par les drogues ou encore l’objectif de performance augmentée par une capacité érectile « artificiellement » maintenue et prolongée. Comme l’affirme Alexandre qui utilise du Viagra occasionnellement avec ses conquêtes féminines, il s’agit avant tout et surtout de démontrer son exploit et sa puissance à travers l’érection, et par extension le rapport sexuel, autrement dit « toujours montrer que t’es le meilleur, que tu peux boire plus que les autres, que tu peux durer plus longtemps que les autres. C’est un peu le monde actuel, c’est comme ça pour tout » [6].
Le souci d’apparence de soi se double régulièrement d’une quête anxiogène de devenir «valable» et désirable socialement. La performance sexuelle représente alors un moyen d’atteindre cet objectif tant convoité, la prestation corporelle étant soumise d’abord à l’épreuve du jugement interindividuel du partenaire éphémère ou durable et, par extension, au jugement plus général représenté par la «réputation sociale». La réputation construite à travers le jugement de l’Autre alimente par effets connexes sa propre image de soi et son autovalorisation.
La performance sexuelle n’est pas un impératif pour soi, mais s’inscrit dans des enjeux déterminants de « réputation » à travers l’Autre : il faut impérativement que le/la partenaire puisse qualifier la relation sexuelle d’« extra-ordinaire », de surcroît auprès de son entourage social. Loïc, âgé de 32 ans, précise que les milieux gays propices à la rencontre (applications de smartphone, bars ou discothèques gays) demeurent des lieux de fréquentation où la réputation se construit et circule rapidement : « Ça m’est déjà arrivé, t’es en soirée, t’es avec des potes, tu le connais lui ? Ah oui, oui, j’ai déjà niqué avec, super bien et tout, une bite comme ça [rires], c’est le genre de réflexions que tu peux faire. Ou… heu… ou le contraire. Ben non, lui c’était horrible ou je sais pas quoi… Oui, oui, ça discute. Ouais. C’est un microcosme.»
Il serait erroné de réduire les enjeux de réputation sociale exclusivement à l’univers gay. Ce phénomène concerne également les hommes dans des rapports d’hétérosexualité du moment probablement qu’ils vivent dans une petite localité, partagent des centres d’intérêt dans des endroits communs les amenant à se rencontrer souvent (saunas mixtes, travail, salles de sport, discothèques, bistrots, etc.).
Rocco, un des participants de l’étude âgé de 29 ans, précise que la ville dans laquelle il a grandi et vit actuellement, qualifiée de « petit bled », exemplifie parfaitement les enjeux d’une réputation sexuelle construite qui peut orienter positivement (réputation progressive) ou négativement (réputation régressive) l’image de soi : « Ben voilà, c’est une belle ville mais c’est une ville qui papote beaucoup. Dans la seule boîte qui subsiste ici, c’est tous les gens qui s’y retrouvent. Donc forcément, tu peux vite être pointé du doigt là. Pis… tout va se savoir, d’où l’importance que ce soit positif. Même si c’est un coup d’un soir, ben voilà, si elle te fait de la mauvaise pub, ça peut vite te griller un ‘secteur d’activité’ j’ai envie de dire.»
Il ne s’agit donc plus seulement de « capital sexuel », mais de ce que l’on pourrait nommer, par analogie avec la logique bourdieusienne transposable ici, d’un capital « érectile ». Il ne concerne pas directement la relation sexuelle mais déteint par des dires et des rumeurs colportés par autrui sur la durée de l’érection, l’endurance physique, la taille de la verge. Le recours au Viagra, visant le crédit social, caractérise alors ce transfert direct. Il apparaît que, si une relation sexuelle induit une intimité stricte par définition entre les partenaires, paradoxalement, il est attendu une forte diffusion sous-jacente à l’usage de la pilule produisant cette valeur sociale. Le capital « érectile » a ansi pour utilité de faire que ces utilisateurs soient connus et reconnus comme détenteur d’un pouvoir viril auprès d’un public élargi.
L’homme mis à mâle
Notons ici que plusieurs questions restent sans réponse. Si l’usage du Viagra conduit à une « garantie » du résultat, ne se situe-t-on pas dans une forme de duperie tant vers l’autre que vers soi-même ? Est-on en droit de qualifier cette consommation de dopage, voire d’addiction ?
Il ressort finalement de cette étude que l’augmentation de la performance n’est paradoxalement pas induite par une augmentation du plaisir mais par un besoin d’agrandissement social représentant le sacre de « l’excellence ». Le plaisir, bien que souvent confondu avec la performance sexuelle, est alors déconnecté de la jouissance physique ; il se trouve in fine dans la performance de la mise en scène de soi, dans sa capacité physique à « assurer » la prestation scénique sexuelle à travers la durée et la fréquence, la certitude-garantie d’y arriver à chaque relation ou encore la neutralisation des peurs d’une panne sexuelle.
En d’autres mots, il semble important d’être perçu comme un « performeur » et d’obtenir l’assurance que cela se sache. Ces motivations demeurent au cœur de ces consommations atypiques. Et ce, peu importe les risques sanitaires reconnus et avérés. Le risque est ailleurs : dans l’échec de la mise en scène de soi à travers la performance érectile « totale » et dans la réputation véhiculée par les partenaires.
Ainsi, la quête de l’excellence semble mettre ces hommes à « mâle » et les prendre au piège de cette « hyperconformité » hautement prescriptive, dans une société tendanciellement marquée par un refus de la faillibilité.
[1] «L’érection à l’épreuve de la performance sociale : le « mâle » du siècle ?», Sabrina Ianniello, sous la direction de Dr Sophie Le Garrec, Chaire francophone du Domaine travail social & politiques sociales, Université de Fribourg, 2018, lien Internet https://doc.rero.ch/record/323691
[2] Harte C.B & Meston C.M, « Recreational Use of Erectile Dysfunction Medications and Its Adverse Effects on Erectile Function in Young Healthy Men : The Mediating Role of Confidence in Erectile Ability » in The Journal of Sexual Medicine, Vol. 9, Issue 7, July 2012, pp. 1852 à 1859, consulté en ligne, DOI, le 13 juillet 2015
[3] Sirois-Marcil J., L’érection sans prescription, mémoire de Maîtrise en service social, Université Laval, Québec, Canada, 2016
[4] « Importations illégales de médicaments en 2017 : prudence avec les médicaments soumis à ordonnance », consulté en ligne, site officiel de Swissmedic – Institut suisse des produits thérapeutiques, publié le 8 février 2018, consulté le 28 avril 2018.
[5] « Contrebande et contrefaçon des médicaments. La sécurité des patients exige la tolérance zéro » in Dossier thématique. Politique de santé – Faits relatifs à des questions de politique de santé et position de l’industrie pharmaceutique, Bâle : éditeur Interpharma, 2012, p.3
[6] Les citations sont légèrement adaptées par REISO pour leur transcription écrite.
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Sabrina Ianniello, «L’érection à l’épreuve de la performance sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 5 août 2019, https://www.reiso.org/document/4748