Les échanges de savoirs pour s’intégrer
Les personnes migrantes peuvent-elles prendre le pouvoir sur leur propre parcours d’intégration sociale ? Depuis plus de vingt ans, un réseau interculturel d’échanges de savoirs à Genève le démontre. Participantes et formatrices témoignent.
Par Chokoufeh Samii, responsable du Réseau interculturel d’échanges de savoirs pour les femmes, F-Information, Genève
Les personnes migrantes sont porteuses de savoirs non reconnus par la société d’accueil, la famille, le monde de l’emploi. Leur donner un espace pour transmettre ces savoirs les place dans une position valorisante, par la prise de conscience de leurs capacités et la perception de leur « utilité » sociale par elles-mêmes et par leur entourage. Quant aux bénéficiaires des échanges, le contexte égalitaire et de confiance réciproque serait un facteur favorable à leur intégration sociale.
Les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs[1] ont vu le jour en France dans les années 70. Ils reposent sur l’idée que toute personne possède un savoir qu’elle peut transmettre. C’est une perspective qui vise à valoriser les savoirs et compétences. Les principes de base sont le volontariat, la réciprocité et la gratuité et nécessitent une médiation pour être mis en place. Rapidement, ces réseaux sont devenus un vecteur d’intégration sociale en France et ailleurs.
L’adhésion à l’esprit du réseau
C’est avec l’objectif de renforcer des liens sociaux et interculturels, par l’échange et la valorisation des compétences, et avec pour principe l’égalité, que le Réseau interculturel d’échanges de savoirs pour les femmes[2] s’est constitué en 1994, suite à une soirée de témoignages sur le thème: « Femmes et exilées. Ce qu’elles vivent à Genève ». Depuis lors, un jeudi par mois, des femmes suisses et étrangères se retrouvent pour partager dans un esprit de solidarité et d’ouverture leurs expériences et opinions, s’ouvrir à des cultures différentes, mais aussi échanger des savoirs. Des échanges en duo ou en groupe se sont mis en place, coordonnés par une médiatrice.
La particularité de ce réseau, c’est que la réciprocité n’est pas requise, certaines personnes sont essentiellement offreuses, d’autres bénéficiaires, parfois les deux. Si au départ, le souhait était d’avoir autant de femmes suisses que migrantes, assez rapidement les femmes exilées sont devenues plus nombreuses et sont plus souvent demandeuses.
Les rencontres mensuelles sont un passage obligé pour accéder aux offres d’activités. L’adhésion à l’esprit du réseau est importante : gratuité, solidarité, partage, respect de la différence… « Les rencontres mensuelles m’ont beaucoup aidée, j’ai la chance de rencontrer des personnes que je ne connaissais pas. Vous nous ouvrez les yeux pour voir plus loin » (N., burundaise). Faisant référence à l’ambiance de partage et de convivialité de la rencontre, E., albanaise, dit : « Je suis ici pour la première fois et je me sens déjà intégrée ».
Les types de savoirs partagés sont de deux ordres : des cours de langue et d’informatique, prisés pour leur lien direct avec des compétences demandées sur le marché du travail ou dans un processus d’acquisition de permis de séjour ou de naturalisation ; des activités physiques, artisanales ou de développement personnel (zumba, relaxation, recyclage, couture, cuisine, bijouterie, etc.).
La confiance et l’absence de hiérarchie
Pour les bénéficiaires des échanges de savoirs, la reconnaissance de leurs besoins et la confiance que les formatrices ont en leur capacité de progression dans les domaines enseignés participent de leur inclusion sociale. Les enseignantes, elles-mêmes migrantes, transmettent leur confiance dans la capacité d’acquisition de nouveaux savoirs en se prenant comme exemple. « Je suis passée par là, vous aussi vous en êtes capables » est le message que plusieurs disent vouloir transmettre. « Le réseau leur donne le courage de franchir le premier pas. Je me mets à leur place. Je leur dis que je suis comme elles, que je ne connaissais rien avant en informatique, je suis passée par là. Cela les met à l’aise » (S., formatrice en informatique). « Il y a la confiance en soi et la découverte personnelle, se dire “j’ai réussi” donne du courage. La femme participe pour elle-même, elle est prise en considération. Elle voit que d’autres, qui sont comme elle, ont réussi, alors elle se dit qu’elle peut aussi. » (C., anime l’atelier recyclage).
L’ancrage dans le nouvel environnement socio-culturel se fait de manière active, dans un contexte rassurant basé sur l’entraide et la reconnaissance. Une formatrice dit : « C’est un espace de reconnaissance pour toute personne, y compris lorsqu’on est adulte avec des difficultés ». Les propos des participantes aux échanges de savoirs permettent d’identifier quelques conditions favorables à l’intégration.
Ambiance chaleureuse, familiale, liens d’amitié, plaisir de la relation sont leurs premiers mots. « C’est comme à la maison, c’est confortable ». « On est comme dans une famille, ça met en confiance ». « Ici, c’est comme si on venait visiter des amies, ailleurs, je suis timide ».
L’égalité et l’absence de hiérarchie entre enseignante et apprenante ainsi qu’avec les représentantes de l’association sont valorisées: « Ici, il n’y a pas de différence de nationalité, pas de racisme ». « On peut parler directement, à égalité ». « Il n’y a pas de règles sévères, pas de sanction, ça nous donne la motivation pour venir chaque mercredi». Le fait de n’avoir pas peur est souvent évoqué : « Ici je n’ai pas peur de faire des fautes, on ne se moque pas de nous ». « Je viens ici pour parler sans peur ». Pas de stress lié à la compétition ou à un examen. La disposition des tables en rond est relevée : « on se voit toutes, on forme un groupe solidaire ».
La dimension temporelle est très présente. L’intégration est un processus qui exige qu’on prenne le temps, les rythmes sont différents. La confiance se construit au travers des échanges et des interactions sans date d’échéance. Parlant du cours de français, une participante dit : « On a à peu près les mêmes âges et les mêmes niveaux. Dans d’autres cours, il y a des jeunes qui apprennent plus vite et parlent vite, ça nous stresse. Ici, on a le contact, on peut lentement comprendre, se souvenir. » Cette perception est intéressante, car dans les faits, elles ont des âges et des niveaux assez différents.
Un élément essentiel est la relation « positive » qui est expérimentée dans le cadre sécurisant qu’offre l’institution et l’esprit insufflé lors des rencontres mensuelles. La manière dont on vit sa différence (positive vs négative) dépend du contexte dans lequel on évolue (reconnaissance, légitimité, inclusion vs méfiance et exclusion). « Lorsque les gens ne répondent pas quand je leur dis bonjour, alors je ne dis plus bonjour ». L’attitude de fermeture des autochtones ou des autres personnes vues comme appartenant à la société d’accueil suscite le repli. Aux rencontres du réseau, l’ouverture à l’autre, la bienveillance, le respect et l’égalité sont valorisés et permettent une relation positive aux autres.
Ne plus avoir peur et oser les échanges
A la question de savoir si les activités organisées les aide à « se sentir intégrées », les participantes répondent : « J’ai moins peur dans la rue, ça me permet de casser la peur ». « Oui, cela permet de s’intégrer en Suisse car ici c’est comme dans une petite société et on peut poser des questions sur la société, la culture et on nous explique des choses qu’on ne comprend pas, on peut en parler ». « On apprend comment faire, on comprend comment ça marche dans la société ». C’est un lieu d’entraînement qui prépare à la confrontation avec la société, le monde « réel ». « Ça aide, ça donne confiance pour ensuite parler à l’extérieur. On a le sentiment qu’on n’est pas seules et cela aide ».
Des femmes migrantes, en recherche d’une meilleure intégration sociale et parfois professionnelle, témoignent du fait qu’elles ont acquis des savoirs grâce à une autre femme d’origine étrangère, « non experte » du domaine enseigné (langue, informatique, artisanat). Z., polonaise dit : « J’ai fait différents cours de français, mais j’avais de la peine à apprendre ». Dans le cadre des échanges, elle a trouvé M. (une Iranienne qui, elle-même, ne s’exprime pas bien en français) avec laquelle elle a créé des liens : « nous partageons nos expériences de vie et avec elle j’ai pris confiance et je parle mieux ».
Transmettre pour que d’autres transmettent
Du côté des formatrices et animatrices, elles ne considèrent pas leurs activités comme facteur d’intégration en tant que tel. Le mot qu’elles utilisent le plus souvent est celui de «reconnaissance.
C., chilienne, cours de recyclage-bricolage : « Pour moi, la reconnaissance, c’est d’avoir ma place ici et de pouvoir donner quelque chose aux femmes. C’est comme si j’étais payée, grâce à leurs sourires. Je veux transmettre pour que les autres puissent transmettre. »
G., colombienne : « Il y a quelques années, j’ai donné un cours d’espagnol, lorsqu’on partage, on reçoit beaucoup. C’était un plaisir de savoir que j’ai apporté quelque chose à d’autres, d’avoir donné un cours m’a permis de me sentir bien, d’être mieux intégrée. J’ai aussi donné un cours de français débutant à des hispanophones, cela m’a permis de mieux comprendre le français ».
S., marocaine, cours d’informatique et d’utilisation des smartphones : « Le bénévolat m’a donné confiance en moi et un bien-être extraordinaire. C’est pas seulement pour les autres, mais pour soi-même. On monte sur une échelle et au sommet c’est l’intégration totale, comme si on est chez nous. Je ne suis pas suisse mais je suis chez moi. »
Les rencontres du réseau ouvrent des portes au sens propre. Ainsi, l’atelier de cuisine se passe chez une Suissesse, « on va chez l’habitant ! » et il n’est pas rare que des échanges se prolongent au domicile de l’une ou de l’autre. Elles ouvrent aussi des portes au sens figuré : certaines ont osé se lancer dans une formation ou ont trouvé un emploi en se faisant connaître par leur activité au sein du réseau.
[1] Réseaux d’échanges réciproques de savoirs ou RERS, voir notamment l’article de Jacques Trémintin dans la revue Lien social, en ligne. Voir aussi :
- Hébert-Suffrin Claire et Marc, (1993) Le cercle des savoirs reconnus ; (1998) Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer.
- Joly Nathalie, Dir. (Janvier 2002) Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs. Logiques d’échange et formes de sociabilité. Etablissement National d’Enseignement Supérieur Agronomique de Dijon. Rapport de recherche. En ligne
[2] Ou RESI-F, une activité de F-Information, Espace d’accueil et d’orientation pour femmes et familles, site internet. Voir aussi:
- Armbruster El Atifi Ulrike, Cirilli Laura, El Atifi Jalal-Eddine (mars 1997) Réseau interculturel d’échanges de savoirs pour les femmes, RESI-F. Travail de séminaire Formation de base des adultes, prof. Morand-Aymon B., Néri P.-A., Stroumza J., FAPSE, Genève. (Disponible à F-Information pour consultation)
- Budry Maryelle et Guisan Isabelle (juin 1997), Elles sont étrangères et suissesses, membres du RESI-F à Genève et elles se mettent à écrire … Le groupe « Récits de vie » nous fait partager son expérience. (Disponible à F-Information pour consultation)
- Oechsli Béatrice, Renner Heide (janvier 1998) Réseau interculturel d’échanges de savoirs pour les femmes, RESI-F. Faculté des Sciences économiques et sociales, Département de sociologie, Travaux pratiques I, prof. Windish U. (Disponible à F-Information pour consultation)
- Sanvee Joséphine, Samii Chokoufeh (2009), Le Rési-f fête ses 15 ans, Journal édité par F-Information, Genève. (Disponible à F-Information pour consultation)