Recourir aux médecines complémentaires : un luxe ?
D’abord remboursées, ensuite non-remboursées, puis à nouveau remboursées… Les médecines complémentaires reflètent la complexité du système suisse d’assurance maladie. Dans une étude, les patient·e·s décrivent l’opacité des règles. Par Hélène Martin.
Par Hélène Martin, sociologue, professeure à la Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne
De 2012 à 2017, cinq « médecines complémentaires » sont intégrées à l’essai à l’assurance maladie obligatoire (AOS) [1]. Durant cette période, la médecine anthroposophique, l’homéopathie, la phytothérapie, la thérapie neurale [2] et la médecine traditionnelle chinoise sont ainsi remboursées par l’assurance de base pour autant qu’elles soient dispensées par un médecin FMH et soumises à une évaluation selon les critères EAE (efficacité, adéquation et économicité). Cette intégration provisoire fait suite à une première période d’essai qui a couru de 1999 à 2005 et qui s’est soldée par le rejet de ces médecines du catalogue de prestations de l’AOS. Une récente recherche s’est intéressée aux motivations de patient·e·s ayant eu recours à la médecine biomédicale et aux « médecines complémentaires » durant cette première phase et à leur manière de se situer dans le système suisse d’assurance maladie [3].
L’analyse des discours montre que les médecines « complémentaires » sont moins définies en fonction de qualités propres que par opposition à la médecine biomédicale. Considérée comme chimique, (ne) soignant (que) les symptômes en fonction d’une approche fragmentée du corps, la médecine biomédicale est caractérisée par sa nécessité, son caractère peu maîtrisable par les patient·e·s, sa force et son action ciblée, de sorte qu’elle est utilisée en cas de maladie grave ou aiguë. Par contraste, les médecines complémentaires sont décrites comme douces, naturelles, permettant d’identifier et de prendre activement en compte les « causes profondes » du mal en engageant la « personne entière », si bien qu’elles sont utilisées de manière préventive, en tant que soutien aux traitements biomédicaux (dans l’objectif d’en atténuer les « effets secondaires ») ou à défaut de succès de ces derniers.
Définies dans et par leur opposition, ces médecines font donc système : chimie vs nature, dangerosité vs douceur, symptôme vs personne entière, court terme vs long terme, crise vs prévention, etc. Bien que décriée, ou plus précisément en raison de sa dangerosité/efficacité supposées, la médecine biomédicale demeure la référence centrale et le recours aux médecines complémentaires vient soutenir son usage :
- « On fait confiance à ces médecines complémentaires parce qu’on se dit que c’est plus proche d’une autoguérison. Plutôt que de prendre tout de suite un tas de médicaments qui ont souvent un effet secondaire. On le sait. Alors dans ce sens-là, je suis assez nature. Mais il faut quand même dire que s’il y a un sérieux problème […] alors là, on va chez le médecin. »
La volonté de mener une vie saine
Loin d’être opportunistes, les personnes rencontrées [4] présentent un profil conforme aux injonctions en matière de santé : elles disent prévenir les maladies par un mode de vie plutôt sain et, lorsqu’elles sont malades, elles ont tendance à se sentir responsables tant des maux qui les affectent que de mettre en œuvre un processus leur permettant de recouvrer la santé. Or, le système d’assurance maladie suisse ne répond pas à cette rationalité.
Rappelons que la LaMal est entrée en vigueur le 1er janvier 1996 et a été révisée en 2000 [5]. Les caisses proposent également des assurances complémentaires de soins à des conditions et à des taux variables et en fonction de listes de thérapeutes remboursés qui ne sont pas toujours jointes au contrat et qui sont régulièrement remises à jour. En Suisse, l’assurance maladie est donc mise en œuvre dans le cadre de l’économie de marché, censée faire jouer la concurrence entre caisses – bien que l’importance de la concurrence doive être relativisée dans les cas où les caisses d’assurance maladie sont organisées en cartels. Ce principe de concurrence est également invoqué à propos des assuré·e·s, dont on attend qu’ils se « responsabilisent » en s’affiliant aux caisses qui leur offrent la meilleure relation qualité/prix.
Du côté des patient·e·s pourtant, « se responsabiliser » ne signifie pas faire des choix de recours en fonction d’une rationalité économique du moindre coût mais recourir aux différentes médecines à partir d’une évaluation circonstanciée de leurs besoins et ceci en fonction des caractéristiques contrastées qui leur sont prêtées. Le débat économique concernant le remboursement de médecines complémentaires par l’AOS de 1999 à 2005 est d’ailleurs demeuré secondaire pour les assuré·e·s rencontré·e·s lors de l’étude. Ils et elles témoignent généralement de perplexité face à l’opacité du système suisse d’assurance maladie :
- « Alors disons, là maintenant je ne sais pas quelle cuisine ils font pour savoir où est la complémentaire où est la médecine traditionnelle, LaMal. […] Alors mes factures je les garde une année et puis au bout d’une année je les envoie à l’assurance et puis là ils me remboursent la partie qu’ils trouvent qu’ils peuvent me rembourser. »
Les raisons de la fidélité aux assureurs
Les assuré·e·s ont tendance à garder les mêmes affiliations aux caisses d’assurance (pour l’assurance de base et pour la complémentaire de soins). Cette fidélité oscille entre des usages anciens (par exemple inexistence du droit de libre passage, assurances contractées dans l’enfance, prime à la fidélité, etc.), des raisons pratiques (envoyer toutes ses factures à la même caisse qui classe et rembourse ce qui peut l’être) et la peur de perdre sa condition d’assuré·e. Lorsque les assuré·e·s se livrent à des stratégies de moindre coût, c’est le plus souvent à l’intérieur d’une même caisse d’assurance, en portant leur attention sur les primes et les franchises. C’est ainsi que certaines personnes choisissent une franchise très élevée sur l’assurance de base dans l’idée que les soins préférentiels sont ceux remboursés par la complémentaire. Que d’autres, craignant de ne pas pouvoir assumer des frais sur l’assurance de base, misent sur une « bonne » complémentaire tout en prenant sur l’assurance obligatoire une franchise intermédiaire, calculée en fonction de la somme maximale que leur budget leur permettrait d’engager en cas de maladie.
Ces stratégies répondent de manière déviante à la figure de l’assuré·e rationnel·le d’un point de vue économique. Et, surtout, elles ne sont généralement pas à l’avantage des assuré·e·s : en se livrant à des calculs au sein même de leur caisse, ils ne bénéficient pas des contrats optimaux par rapport à leurs usages ; de plus, ils se restreignent dans les soins de base, tout en courant le risque d’assumer des frais élevés au cas où le recours à la médecine biomédicale s’avérait nécessaire. Ces personnes semblent toutefois être la clientèle idéale pour les caisses d’assurance maladie puisqu’elles demeurent fidèles à des contrats qui ne leur sont souvent pas favorables et se contentent de ce qui leur est remboursé.
Les personnes que nous avons rencontrées présentaient un profil correspondant à celui des usagers et usagères des médecines complémentaires mis au jour par la littérature : plutôt des femmes (en raison de leur assignation aux tâches de soins dans le cadre familial), positionnées sur le milieu et le haut de la hiérarchie sociale, dont la moitié se disait souffrir d’une maladie chronique. Ces personnes nourrissaient un intérêt pour les questions de santé et véhiculaient des normes dominantes comme celle de la « responsabilisation » ; la plupart d’entre elles bénéficiait d’une assurance complémentaire de soins (en fonction de contrats divers et dont elles étaient plus ou moins satisfaites). Nous avons vu qu’elles sont toutefois mal servies par le système suisse d’assurance.
Les subtils mécanismes discriminatoires
Qu’en est-il des personnes malades ou appartenant aux couches les moins favorisées de la population ? La recherche laisse penser que le système suisse de santé peut occasionner de fortes discriminations liées à la division entre assurance sociale pour la seule médecine biomédicale et assurances privées complémentaires de soins pour certaines médecines complémentaires.
D’une part, si certains soins ne demeurent remboursables que par les contrats d’assurances complémentaires de soins, leur remboursement (partiel et conditionné) n’est pas accessible aux personnes qui sont en mauvaise santé ou dont les risques sanitaires évalués par les caisses impliquent un refus de contractualisation. Ces personnes constituent en effet des « mauvais risques » pour les assurances privées, qui sont libres de refuser ou de résilier un contrat en tout temps. C’est ainsi que l’une des personnes que nous avons rencontrées, souffrant d’une maladie chronique et qui n’est pas parvenue à obtenir une assurance complémentaire de soins, constate :
- « C’est vrai que je me prive de me soigner comme il le faut. Je crois vraiment que si j’avais les moyens de le faire différemment, je ferais beaucoup plus de choses. […] Parce que je crois que toutes les choses que je sais qui ne sont pas remboursées, je les ai mises dans un coin de ma tête et je n’y pense plus. Parce que je me dis que si j’y pensais trop, je risquerais finalement de me faire envie. »
D’autre part, au vu des conditions souvent très restrictives de remboursement, si les médecines complémentaires demeurent aux mains des assurances privées ou si, même intégrées à l’assurance obligatoire, le système de franchise décourage certain·e·s assuré·e·s d’y avoir recours, ces médecines vont demeurer difficilement accessibles aux personnes qui manquent de moyens financiers, y compris lorsque ces personnes bénéficient d’une assurance complémentaire de soins. La recherche a montré que ce problème est en partie atténué par les médecins qui exercent une médecine non conventionnelle et adaptent leurs modes de facturation aux situations particulières de leurs patient·e·s. Mais est-ce aux médecins, ou à l’arbitraire de ces derniers, qu’il faut laisser la régulation de situations inégalitaires en matière de santé ?
[1] Lien internet (consulté le 8.10.2014).
[2] Le cas de la thérapie neurale est particulier : certains gestes thérapeutiques sont remboursés depuis juillet 2012 dans le cadre de l’AOS, suite à quoi l’association de thérapie neurale a retiré sa demande d’intégration à l’essai.
[3] Hélène Martin et Jérôme Debons. 2014. Le soin et la politique. Cinq médecines non conventionnelles et l’assurance maladie. Lausanne : Les Cahiers de l’EESP. Présentation sur REISO. Commander le livre en ligne sur le site de l’EESP
[4] 21 patient·e·s et 15 médecins.
[5] Site officiel (consulté le 8.10 2014)