Le « tourisme social », un non-sens
Lors du vote sur l’initiative contre « l’immigration de masse » comme lors de la sortie du dernier rapport sur la politique sociale en Suisse, les médias et le politique ont brandi le spectre d’un « tourisme social ». Qu’en est-il ?
Par Jean-Pierre Tabin, sociologue, professeur à la Haute école de travail social et de la santé · EESP· Lausanne et Pôle national de recherche LIVES
Le « tourisme social », c’est le fait de déménager d’un endroit à un autre pour bénéficier de meilleures prestations sociales [1]. La peur de ce phénomène, qui découle du fait que les politiques sociales sont différentes suivant les lieux, est très ancienne. Elle a été à nouveau ravivée récemment dans le cadre de la campagne du 9 février 2014 qui a abouti à la fixation de plafonds et de contingents d’immigration dans la Constitution fédérale (art. 121, nouveau). L’idée avancée par les initiants était que les personnes de nationalité étrangère viendraient en Suisse pour recevoir des prestations sociales, notamment celles de l’aide sociale publique.
Dans ce contexte, le Conseil fédéral a décidé de mesures « afin de lutter contre les abus en matière de libre circulation des personnes et d’immigration ». Le 20 juin 2014, il a mis en consultation un projet de révision de la Loi sur les étrangers (LEtr), visant l’« exclusion de l’aide sociale des chercheurs d’emploi ». Il relevait que l’Accord sur la libre circulation des personnes le prévoit expressément (annexe I, art. 2.1.2) et que la LEtr contient une disposition indiquant que le permis de séjour peut être révoqué, si la personne de nationalité étrangère « ou une personne dont [elle] a la charge dépend de l’aide sociale » (art. 62, lettre e) [2]. Le canton de Vaud pratique pour sa part la dénonciation des personnes qui demandent l’aide sociale et qui ont un permis B depuis moins d’un an, ce qui remet en cause leur permis de séjour.
Le thème de « tourisme social » a ressurgi fin août 2014 à l’occasion de la publication des chiffres de l’aide sociale par l’Initiative des villes suisses pour la politique sociale [3]. Le fait que la ville de Lausanne connaisse un accroissement du nombre de personnes suivies par l’aide sociale a fait titrer à un hebdomadaire gratuit de la place : Lausanne, capitale des assistés ? [4] La question du tourisme social a été évoquée par les médias [5], mais également par le président du comité directeur de la Conférence des directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS), le socialiste soleurois Peter Gomm, qui a affirmé la volonté de la CDAS « d’assurer une égalité de traitement et [de] mettre fin au tourisme social » [6].
Un comportement stratégique
Mais qu’est-ce que le « tourisme social » ? On peut le définir comme un comportement stratégique, basé sur la comparaison des prestations sociales et qui pousse les individus à choisir de s’établir à l’endroit où celles-ci sont les meilleures. Pour que ce comportement soit possible, trois conditions sont requises. D’une part, les différences de prestations sociales entre des régions doivent être suffisamment importantes pour justifier un déplacement. Le gain obtenu doit par exemple être supérieur aux coûts du déménagement et à ceux liés à la perte du réseau qui en découle. D’autre part, les informations concernant ce gain doivent être connues et accessibles. Enfin, les personnes qui déménagent doivent avoir droit aux prestations fournies.
Un système complexe
La protection sociale en Suisse est agencée de manière complexe. Les assurances sociales (vieillesse, invalidité, chômage, maladie, accidents, etc.) sont organisées sur le plan fédéral, et les prestations ne diffèrent pas d’un endroit à l’autre. Ce qui change, ce sont les prestations sociales fondées sur le besoin, autrement soumises à condition de ressource. L’Office fédéral de la statistique recense (une partie) de ces prestations. Il en différencie quatre types :
- les prestations garantissant l’accès aux prestations publiques de base : bourses d’études, réduction/prise en charge des primes d’assurance maladie obligatoire, aide aux victimes d’infractions, assistance judiciaire/juridique, subsides pour le paiement des cotisations aux assurances sociales ;
- celles qui sont complémentaires des assurances sociales : prestations complémentaires à l’AVS/AI (PC), aides cantonales supplémentaires aux PC et autres aides pour les frais de soins et pour les séjours en établissement, aide aux personnes au chômage, aides à la famille ;
- celles qui viennent en complément d’une protection privée insuffisante : avances sur pensions alimentaires, aides au logement, aide aux mineurs ;
- l’aide sociale publique.
Toutes les prestations ne sont pas recensées dans cet inventaire, qui se limite à celles qui sont cantonales, directes, et en espèce. Sont ignorées les prestations communales, les subsides pour faire baisser le prix des services (par exemple, les subsides pour construire des logements à bas prix ou pour rendre les crèches abordables) et les aides en nature.
Dans le cadre d’une recherche menée il y a quelques années sur mandat du Groupement des services de l’action sociale des cantons romands, de Berne et du Tessin (GRAS) [7], nous avons tenté de faire la comparaison entre les prestations sociales selon les régions. Nous avons constaté qu’il était impossible d’en établir une comparaison systématique : les prestations sont conçues de manière trop différente. Nous avons dès lors opté pour la solution consistant à faire voyager des cas fictifs d’une ville et d’un canton à l’autre, de manière à savoir si des lieux sont plus avantageux à habiter lorsque l’on est dans le besoin. Nous avons dû, pour cela, tenir compte de multiples paramètres : taux d’imposition, loyers, frais de garde des enfants, primes d’assurance maladie, etc. Et en omettre d’autres, comme le coût de la vie.
Cette manière de faire nous a permis de montrer : d’abord, que les différences en termes de revenu ne sont guère importantes ; ensuite, que ce ne sont pas toujours les mêmes lieux qui sont les plus « intéressants » (cela dépend de l’âge et de la situation de famille) ; enfin, que les avantages sont non seulement minimes, mais éphémères, puisque la durée de certaines aides est limitée ou que d’autres varient en fonction de l’âge de la personne et de ses enfants. Sans compter que de nombreuses prestations locales, par exemple l’accès à un logement subventionné, sont soumises à condition de résidence : un nouveau venu n’y a simplement pas droit.
Information inaccessible
Cette recherche nous a instruits de l’extrême difficulté d’accéder à l’information. Ayant constaté que le tourisme social fondé sur une analyse rationnelle des coûts et des bénéfices est impossible, nous avons poursuivi notre étude en nous demandant si des personnes déménageaient parce qu’elles croyaient – sans en avoir la preuve – que les prestations sociales étaient meilleures ailleurs. Nous avons interrogé 42 personnes touchant l’aide sociale et ayant récemment déménagé. Il s’agissait d’identifier si le ou les motifs de déménagement sont liés à une évaluation des prestations d’assistance ou s’ils s’expliquent par une incitation au déplacement de la part d’une commune. Cette enquête nous a permis de montrer que les motifs de déménagement des personnes qui reçoivent l’aide sociale sont similaires à ceux de la population en général. La famille et l’emploi, dans cet ordre, sont les motifs principaux du changement de domicile.
Les raisons du déplacement ne sont jamais liées à une comparaison des prestations sociales. Qui plus est, les personnes ne se préoccupent qu’exceptionnellement de connaître les offres de prestations de la nouvelle commune avant de s’y installer. Le cas échéant, elles ne possèdent que des informations sommaires. Cela peut s’expliquer en partie par le fait qu’au moment du déménagement la question de solliciter l’aide des services sociaux ne se pose pas, à l’exception de quelques situations où le dossier est directement transféré d’un service à l’autre.
Un argument rhétorique
Vu l’absence d’intérêt dont témoignent les personnes interviewées à chercher des renseignements sur les prestations sociales de leur nouvelle commune, on peut dire que ces aspects n’interviennent aucunement dans leur décision de déménager. La comparaison, même partielle et imprécise, des prestations n’est guère de mise. Au final, l’obtention de prestations sociales dans la nouvelle commune de domicile ne semble guère contribuer à un changement positif de leur situation économique, au contraire. Seules 3 personnes sur 42 expliquent la modification de leur situation économique par le changement de service social, une pour relever une dégradation de sa situation économique et deux une amélioration.
Le débat sur le « tourisme social », comme ses corollaires, la théorie de l’« appel d’air » ou celle des « aimants sociaux », renvoie à la question de savoir qui est légitime, dans une société donnée, à recevoir des prestations sociales. C’est un ingrédient de la rhétorique réactionnaire contre l’État social [8] : il est toujours lancé pour justifier des baisses de prestations sociales, pour refuser de les augmenter, ou pour soutenir un discours xénophobe.
[1] Cet article a été écrit pour REISO et pour Services publics, journal du syndicat SSP-VPOD.
[2] Cette disposition existait déjà dans la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers. Voir à ce propos : Bolzman, Claudio, Poncioni-Derigo, Raffaella, Rodari, Sophie & Tabin, Jean-Pierre. (2002). La Précarité contagieuse. Les conséquences de l’aide sociale sur le statut de séjour des personnes de nationalité étrangère : l’exemple des cantons de Genève et Vaud. Lausanne et Genève : Cahiers de l’EESP et IES.
[4] LausanneCités, 24-25 septembre 2014.
[5] Cf. par exemple le quotidien Le Temps du 10 septembre 2014, ou l’émission En ligne directe, TSR, du 12 septembre 2014, en ligne.
[6] Le Nouvelliste du 7 septembre 2014.
[7] Tabin, Jean-Pierre, Keller, Véréna, Hofmann, Kathrin, Rodari, Sophie, Du Pasquier, Anne-Lise, Knüsel, René (2004). Le « tourisme social » : mythe et réalité. L’exemple de la Suisse latine. Lausanne : Cahiers de l’EESP.
[8] Tabin, Jean-Pierre (2005) : La dénonciation du « tourisme social » : un ingrédient de la rhétorique « réactionnaire » contre l’Etat social. Revue suisse de sociologie, 31 (1), 103-122.