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Le masque des inégalités sociales

Lundi 18.05.2020
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Les mesures appliquées pour prévenir certains risques sanitaires ne savent toujours pas tenir compte des inégalités sociales. De plus, elles stigmatisent des parties de la population. Avec le coronavirus, c’est le totem des âges. Réflexion à vif.

Par Sophie Le Garrec, sociologue, maître d’enseignement et de recherche, Université de Fribourg

Les oukases prononcés actuellement à l’encontre de certains groupes désignés comme « à risque » nous interrogent sur la manière dont les instances de prévention, les politiques et les médias se saisissent des données délivrées par les analyses épidémiologiques et notamment des catégorisations partielles des risques. Si la crise sanitaire de la Covid-19 peut nous servir d’illustration, bien d’autres thèmes pourraient être également mobilisés, car le mécanisme à l’œuvre n’est pas nouveau et spécifique de la situation actuelle.

Les biais des « tranches d’âge »

La notion d’âge ou de classe d’âge se retrouve encore très souvent dans les discours publics (politiques, préventifs, administratifs et médiatiques) mobilisée comme une simple donnée naturelle, unidimensionnelle et dépouillée de toutes ces formes composites. Or, faut-il le rappeler, l’âge est une construction sociale. En matière de santé publique, les analyses qui en sont faites et les décisions qui en découlent reposent sur deux écueils :

  • sur la constitution de classes d’âge établies à partir de la date de naissance, faisant foi dans cette logique, de compétences sociales et d’un processus biologique pensés comme homogènes ;
  • sur une variable « âge » appréhendée comme une simple donnée quantitative permettant d’accéder à des moyennes ou des médianes mobilisées comme argument justificatif de certains choix politiques (confinement strict, autorisation légale de consommer certains produits, etc.) [1].

« Les jeunes », « les 15-25 ans », « les personnes âgées », « les 65 ans et plus » seraient censés faire les mêmes choix, avoir les mêmes destins, etc. Cette construction irréaliste de groupes-types, qui incarneraient in fine la quintessence de personnes nées à la même période, fait fi des appartenances socioprofessionnelles qui structurent pourtant fortement les inégalités sociales liées aux trajectoires de vie et aux rapports de santé. La maladie, la sénescence ou la mort ne sont pas, pour paraphraser Simone de Beauvoir à propos de la vieillesse [2], des pentes que chacun descend à la même vitesse ! Or, la logique de raisonnement par classes d’âge nie cette réalité.

Les messages délivrés par l’Office fédéral de la santé publique ou Promotion santé suisse sont biaisés lorsqu’ils associent les « 65 ans et plus » à des états de santé et des « vulnérabilités » indistinctes, que ce soit pour le coronavirus ou, par exemple, pour les problématiques de l’obésité-surpoids. D’une part, tous les âges après 65 ans ne sont pas uniformément touchés par la maladie (cancers, cardio-vasculaires, Covid-19, etc.). D’autre part, les appartenances socioprofessionnelles sont des déterminants souvent bien plus influents que l’âge.

La longévité : succès ou maladie ?

Pour se préserver d’un virus potentiellement mortel, il s’agit d’adopter les gestes barrières et de se confiner, voire de s’isoler totalement pour les plus « fragiles ». Telles ont été, et sont encore dans certains pays, les recommandations pour les « 65 ans et plus ». Plusieurs aspects stigmatisants et réducteurs se posent cependant dans ces manières de décréter de telles décisions unilatérales.

Tout d’abord, alors que d’un côté nos sociétés se prévalent de leur succès à travers la longévité de leurs populations et de l’espérance de vie, d’un autre côté les politiques sociales, économiques et de santé ne cessent de désigner ces mêmes populations comme « des poids », « des dépendants » socio-sanito-économiques ou des « facteurs de risque ». Ce paradoxe est renforcé par les définitions et les normes de santé de plus en plus « sanitaires », si j’ose le pléonasme. D’un groupe défini à risque, les plus âgés sont devenus des risques en soi et le vieillissement une nouvelle affection qu’il s’agit de prévenir. Ce qui n’est pas sans aggraver le stigmate, car aujourd’hui, plus la santé s’avère effective, plus la maladie devient inacceptable. Et plus la sécurité prime, plus le risque est irrémissible. La maladie-vieillesse et le risque-âge peuvent dès lors se voir décrier, confiner et pathologiser sans susciter la moindre controverse.

Les inégalités sociales en santé

Ensuite, lorsque dans le discours public est asséné que « les 65 ans et plus » seraient à/un risque, est-ce réellement le cas ? La question peut paraître provocante si l’on s’en tient aux seules statistiques de l’Office fédéral de la santé publique. Les chiffres mis à disposition du grand public relèvent plusieurs caractéristiques significatives dans la mortalité de ce virus : les hommes, les personnes souffrant de maladies cardio-vasculaires et de diabète, les « 80 ans et plus » et les personnes obèses [3]. Point aveugle de la lecture de cette pandémie : l’appartenance socioprofessionnelle des personnes qui n’est nullement abordée. Quid des inégalités sociales ? Les études sociologiques relèvent pourtant que l’obésité, les maladies chroniques et l’espérance de vie (globale et sans incapacité) des individus ne touchent pas les milieux sociaux de la même manière [4]. Les rares travaux – absents en Suisse – sur l’espérance de vie globale et sans incapacité selon les appartenances socioprofessionnelles démontrent la persistance des inégalités en matière de santé : les différences entre un cadre et un ouvrier à l’âge de 35 ans en France sont de six années pour l’espérance de vie globale et de dix années sans incapacité [5].

Le virus concerne, certes, toutes les catégories sociales, mais à n’en point douter, certaines plus que d’autres. Bien qu’invisible pour l’instant en Suisse, cette variable est importante si l’on en croit les premiers constats établis pour les zones ou régions particulièrement touchées en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Dès lors, pourquoi focaliser sur le seul « âge » ? Pourquoi vouloir confiner de manière plus conséquente comme ont pu le mentionner certains médecins et politiques, « les 65 ans et plus » ? Si l’objectif est réellement « de protéger les plus vulnérables », pourquoi ne pas prioriser le confinement de toutes les personnes obèses, de sexe masculin de plus de 70 ans ?

L’imperméabilité aux logiques sociales

Adapter les discours préventifs et les mesures sanitaires aux particularismes sociaux est un impensé étonnant des instances de santé publique. Ces dernières partent encore du postulat que la santé serait un besoin primaire assujetti aux exigences du corps invariablement identiques pour tout le monde : une information globalisée universelle visant le plus grand nombre. Pourtant, les rapports à la santé ne peuvent se penser au singulier. Par exemple, les usages sociaux de la santé et la réceptivité des messages préventifs contrastent fortement selon les milieux sociaux. Les publics les plus sensibles à ses discours et les plus « consommateurs » du système de santé appartiennent aux catégories les mieux loties alors que, à l’inverse, les plus modestes ou précaires y sont indifférents ou critiques [6]. Plusieurs explications sociologiques éclairent ces constats.

Premièrement, les représentations de la santé, du corps, des risques sont façonnées selon les cultures somatiques et sanitaires. Elles se caractérisent selon les appartenances sociales et explicitent les écarts d’adhésion aux recommandations. Elles se distinguent aussi sur ce « qui fait santé », avec toute « une série de principes de cohérence » [7] divers et variés (alimentation, sport, etc.). Sur le continuum des catégories socioprofessionnelles, la santé répond tantôt à une logique curative, de nécessité, d’utilité soutenue par une vision instrumentale du corps pour les plus modestes alors qu’elle s’ancre davantage dans une logique hédoniste, d’agrément et de confort pour les plus aisé.e.s [8].

Des mesures de confinement aux pratiques de « bonne santé » ou de comportements « sains », des injonctions au respect des mesures barrières à la définition de la bonne hygiène de vie, cette pensée standardisée et monocéphale reste imperméable à l’analyse des logiques sociosanitaires. Imperméable aussi à la concurrentialité des risques en présence : pour certain.e.s, la crainte de perdre son emploi tend à occulter ou minimiser le risque de la Covid-19 ; le respect des préceptes hygiénistes nutritionnels visant à « manger sain » pèse peu lorsque l’urgence est tout simplement de manger ; etc.

Faire comme si « ça » n’existait pas, c’est renoncer à comprendre la réalité concrète des modes de vie inégaux et renforcer l’iniquité. Se contenter de prescrire les bons comportements sans les confronter à ces particularismes, c’est l’assurance de passer à côté d’une partie du public.

La prévention, simple garrot moral ?

Dans la crise sanitaire que nous vivons actuellement, mais aussi dans d’autres modélisations préventives, il faudra(it) questionner in fine les mesures appliquées. N’engendrent-elles pas d’autres fractures sanitaires et sociales : effets de glissement, dépression, accroissement des (co-)morbidités ou encore renforcement de la stigmatisation de certains publics-cibles.

Sur ce dernier point, notre optimisme n’est pas de mise.

Alors que, depuis des années, les politiques de la santé publique ont largement façonné cette manière déficiente d’appréhender les âges, ces mêmes instances organisent aujourd’hui des campagnes contre cette stigmatisation de « nos aînés », « nos jeunes », « nos obèses ». Dans les campagnes préventives sur l’obésité-surpoids, répétées pendant plus de vingt ans avec en subtext le discrédit des personnes obèses, les autorités s’offusquent aujourd’hui des préjugés sur ces mêmes personnes. N’appelle-t-on pas cela « pompier pyromane » ?

Enfin, la place des inégalités sociales pour penser la santé et la prévention ne figure toujours pas dans la lecture des problématiques de santé, la crise sanitaire actuelle en est la dernière illustration. Dès lors, l’idéal prescriptif « pour tous » des instances sanitaires n’est qu’un vain mot. Tant que cet angle mort de l’analyse ne trouvera pas une place centrale dans les politiques de santé publique, la prévention ne restera qu’un simple garrot moral.

 

[1] S. Le Garrec et E. Marbot, 2014, Les âges, existent-ils ? Charmey : les Éditions de l’Hèbe.

[2] S. De Beauvoir, La vieillesse. Essai. Paris : Gallimard, 1970.

[3] Au 15 avril 2020, site de l’OFSP.

[4] Voir les travaux de D. Fassin, R. Pfefferkorn ou A. Bihr.

[5] Observatoire des inégalités, en ligne

[6] Cf. les recherches de F. Régnier, P. Peretti-Watel ou encore de J.-P. Dozon.

[7] L. Boltanski, 1971, Les usages sociaux du corps. in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26ᵉ année, N. 1, pp. 205-233.

[8] A. D’Houtaud, 1998, Sociologie de la santé, Paris : L’Harmattan ; 2003, L’image sociale de la santé, Paris : L’Harmattan 

Comment citer cet article ?

Sophie Le Garrec, «Le masque des inégalités sociales», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 18 mai 2020, https://www.reiso.org/document/5951