L’impact sur la santé du harcèlement au travail
Au-delà des inégalités qu’il révèle, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail a de lourds impacts sur la santé physique et psychique. L’hypertension, les conduites addictives et les symptômes dépressifs sont fréquents. Qui doit payer ?
Par Viviane Gonik, ergonome, spécialiste de la santé au travail, Association Metroboulotkino, Genève
Les faits de harcèlement sexuel [1] sont toujours plus visibles et tous les secteurs de la société sont mis en cause, que ce soit dans l’entreprise, l’enseignement, l’Eglise, le monde du spectacle, de l’édition ou du sport. En Suisse, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est défini par l’article 4 de la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg) comme une discrimination et une atteinte à la dignité. Au-delà de la souffrance exprimée par les victimes, on peut se demander quels sont les effets de ces agissements sur leur santé.
Une recherche bibliographique laisse perplexe: il n’existe que peu d’études s’intéressant aux effets du harcèlement sexuel sur la santé des travailleur·se·s comparativement à l’abondante littérature sur les conséquences du mobbing (ou harcèlement psychologique). Comme si le thème n’intéressait pas le monde scientifique. S’agirait-il d’une forme de cécité sélective faisant miroir à la surdité des responsables et des médias face aux plaintes des victimes ?
Les impacts sur la santé en chiffres
Une étude étasunienne parue en 2018 dans la revue Jama Internal Medecine [2] s’est intéressée à la santé mentale et physique des femmes d’âge mûr en association avec le harcèlement et les agressions sexuelles subies au cours de leur vie. Ses auteur·e·s se sont plus particulièrement consacré·e·s à l’hypertension, la dépression, l’anxiété et les troubles du sommeil. Quelque 304 femmes entre 40 à 60 ans (âge moyen: 54 ans) et non fumeuses ont été incluses dans la cohorte. Leur expérience a été rapportée au moyen d’entretiens, de questionnaires et de mesures physiologiques. Parmi les participantes, 19% avaient déjà subi une forme de harcèlement sexuel au travail et 22% des violences sexuelles. Elles étaient 10% à rapporter avoir subi les deux.
Ces chiffres sont inférieurs aux estimations étasuniennes, selon lesquelles entre 40 et 75% des femmes ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail et 36% de violences sexuelles. La sous-estimation s’explique notamment par le fait que les fumeuses ont été exclues de l’étude. «Le fait de subir des violences, en particulier sexuelles, est un facteur de risque important de conduite addictive, avec des impacts en termes de risque cardiovasculaire. En n’incluant pas les fumeuses, les auteurs ont éliminé une partie des femmes ayant subi des violences sexuelles, Malgré cette exclusion, l’impact sur la santé est significatif», indique une psychiatre française, spécialiste de la mémoire traumatique, en commentaire à ces travaux [3].
La conséquence du harcèlement a été mesurée statistiquement, selon la méthode de l’odds ratio [4] qui analyse l’association entre le facteur de risque et la maladie étudiée. Il ressort de l’étude que les femmes victimes de harcèlement sexuel présentent davantage d’hypertension et de troubles du sommeil que les femmes non harcelées. Quant aux violences sexuelles, elles apparaissent associées à davantage de symptômes dépressifs, d’anxiété et de troubles du sommeil.
Les réticences à faire les liens
Une autre étude, belge celle-ci, avait en 2005 pu mettre en relation mobbing, harcèlement sexuel et santé [5] au moyen notamment d’une enquête quantitative portant sur la violence au travail, réalisée sur un échantillon de 2000 personnes représentatif de la population active du pays. Selon ses auteur·e·s, il est difficile pour les victimes de harcèlement sexuel au travail d’en identifier les effets sur leur état de santé: l’association entre les faits et leurs conséquences est moins souvent mentionnée par les victimes de ce type de harcèlement (48,5%) que par les victimes de mobbing (64,4%). «Cette proportion est toutefois suffisamment importante pour que l’on puisse affirmer que des effets négatifs du harcèlement sexuel sur la santé existent», relèvent les auteur·e·s. Et, en ne considérant que les femmes, beaucoup plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir été exposées au harcèlement sexuel, elles sont 59,7% à signaler des problèmes physiques et psychiques en lien avec les faits subis.
Parmi les victimes rencontrées dans le cadre de l’enquête, certaines se sont exprimées longuement au sujet de leurs souffrances, décrivant de manière détaillée différentes catégories de symptômes. Les symptômes physiologiques se manifestent en termes de troubles (cardio-vasculaires, digestifs, sexuels et du sommeil), de douleurs, d’épuisement et de fatigue. Concernant les symptômes psychologiques, les récits mettent essentiellement en avant l’estime négative de soi, mais aussi l’anxiété, la panique, la mauvaise humeur, l’irritabilité, les troubles cognitifs, les crises de larmes, les abus de tabac, d’alcool, de médicaments, les idées suicidaires.
Ces conséquences ne portent pas seulement sur l’état de santé de la victime. Elles se traduisent également par une «déperdition collective» pour l’entreprise, dont les caractéristiques majeures sont l’absentéisme pour maladie et une démotivation au travail.
Le tableau clinique du harcèlement
Une méta-analyse publiée en 2007 dans la revue Personnel Psychology, qui passait au crible une quarantaine d’études portant sur les antécédents et les conséquences du harcèlement sexuel au travail [6] (soit un échantillon représentant au total de près de 70 000 individus) a montré que le harcèlement sexuel était l’un des obstacles les plus forts à la réussite professionnelle et à la satisfaction des femmes au travail. Les expériences de harcèlement sont associées à une baisse de la satisfaction au travail, un engagement organisationnel plus faible, un retrait du travail, une mauvaise santé physique et mentale, voire des symptômes de trouble de stress post-traumatique.
On peut rapprocher le tableau clinique du harcèlement sexuel sur le lieu de travail et celui du mobbing [7]. Le premier est d’ailleurs souvent lié au second, surtout quand la victime résiste aux avances qui lui sont faites. Il s’agit par ailleurs de deux formes de violence ayant des caractéristiques semblables. Dans les deux cas, on met en péril le professionnalisme des personnes et leur droit à occuper leur poste soit en les empêchant de faire bien leur travail, soit en leur signifiant qu’avant d’être des professionnelles, elles sont des objets de prédation.
La personne harcelée se trouve dans une peur constante de rencontrer son agresseur et met alors en place toute une série de stratégies d’évitement qui représentent un coût psychique en termes de stress. Comme nous l’avons déjà mentionné, le harcèlement porte atteinte à l’estime de soi, en tant que personne comme en tant que professionnel·le. Au stress qui résulte d’une situation de harcèlement s’ajoute un sentiment d’impuissance, d’humiliation et l’idée d’injustice – «Ce n’est pas normal !» «C’est injuste !» – comme le relève l’étude belge de 2005.
La honte doit changer de camp
Ce qui fait la singularité du harcèlement sexuel et du mobbing par rapport aux autres formes de souffrance au travail, c’est la prédominance de la honte et de l’humiliation. Les victimes ressentent la nécessité d’être réhabilitées et de récupérer leur honneur bafoué; c’est cela qui explique leur besoin de se cacher, de se retirer du monde. Cette attitude révèle aussi la difficulté qu’ont les personnes lésées à parler du harcèlement qu’elles subissent et à le dénoncer. La réalité est souvent pire que ce que les victimes racontent dans un premier temps, car elles ne trouvent pas les mots. Comment dire à un moment donné que l’on se sent maltraité·e, alors qu’on n’en a rien laissé transparaître jusqu’alors ? Comment justifier à ses propres yeux de n’avoir pas protesté tout de suite ? Comment expliquer aux autres pourquoi on réagit à ce moment-là sans l’avoir fait auparavant ?
Ce tableau des atteintes à la santé montre que la question du harcèlement sexuel au travail ne doit pas être uniquement vue sous l’angle de la discrimination et de l’égalité, mais qu’il s’agit aussi d’une problématique de santé au travail, voire d’accident professionnel. Dans ce cas, les suites médicales devraient être prises en charge par les assurances professionnelles, et non privées.
Face à ces traumatismes, les réactions des agresseurs ou des responsables (ressources humaines, évêques, directeurs de fédérations sportives ou d’écoles, juges, etc.) qui tendent à minimiser, voire à nier les violences subies, ne peuvent qu’aggraver la souffrance des victimes. Comme le clament les associations de lutte contre ce type de violences, telles que le 2e Observatoire à Genève, il est temps que la honte change de camp. Il est temps également que les hommes changent de honte: il n’y a aucun déshonneur à ne pas être un macho !
[1] Cet article a été écrit pour la page Contrechamp du Courrier et pour REISO. Sur les inégalités de genre et les relations de domination que le harcèlement au travail révèle, lire : Viviane Gonik, «Travail : du sexisme au harcèlement sexuel», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 janvier 2018
[2] Rebecca C. Thurston, Yuefang Chang, Karen A. Matthews et al. «Association of Sexual Harassment and Sexual Assault With Midlife Women’s Mental and Physical Health», JAMA Intern Med. 2019;179(1):48-53. Doi
[3] Citée par C. Catalifaud, «Harcèlement et violences sexuelles: un impact significatif sur la santé physique et mentale des femmes», lequotidiendumedecin.fr, 03/10/2018.
[4] L’odds ratio (OR), également appelé «risque relatif rapproché», est une mesure statistique souvent utilisée en épidémiologie qui exprime le degré de dépendance entre des variables. Il permet de mesurer l’effet d’un facteur.
[5] Ada Garcia, Bernard Hacourt et Virginie Bara, «Harcèlement moral et sexuel. Stratégies d’adaptation et conséquences sur la santé des travailleurs et des Travailleuses», Pistes, 3, vol 7, 2005.
[6] Willness CR, Steel P, Lee K. «A meta-analysis of the antecedents and consequences of workplace sexual harassment». Person Psychol. 2007;60:127-162.
[7] Cf. Le Rapport d’activité 2018 du Groupe de confiance de l’Etat de Genève (organe auquel les employé·e·s de l’Etat en souffrance ont la possibilité de s’adresser), page 36. En ligne
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Viviane Gonik, «L’impact sur la santé du harcèlement au travail», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 24 février 2020, https://www.reiso.org/document/5648