On n’achète pas un corps mais une prestation
Les travailleurs et les travailleuses du sexe choisissent et tarifient les prestations fournies. Ce choix n’est pas respecté, tant s’en faut, par tous les clients. Une campagne de sensibilisation a été organisée à Lausanne.
Par Lorena Molnar, co-coordinatrice du projet Previst [1] à Fleur de Pavé et assistante-doctorante en criminologie à l’Université de Lausanne ; et Silvia Pongelli, directrice, Fleur de Pavé
La prostitution est un travail stigmatisé. Parmi les recherches scientifiques qui le montrent, citons deux études, l’une américaine et l’autre italienne. Aux Etats-Unis, l’étude expérimentale de Sprankle et al. (2018), menée sur un échantillon de 197 étudiants, a mis en évidence que les personnes interviewées sont davantage portées à blâmer une victime de violences sexuelles lorsqu’il s’agit d’un travailleur ou d’une travailleuse du sexe (TdS). De même en Italie, utilisant un questionnaire en ligne rempli par 999 participant·e·s, Eleuteri et al. (2018) ont conclu que le regard de la population envers les TdS est majoritairement peu empathique. Les participant·e·s ont été consultés sur l’accès à certains droits. Celui concernant le droit des TdS d’adopter un enfant par exemple a suscité un rejet marqué des personnes sondées.
Un statut d’indépendant·e
Depuis des décennies, des associations constituées par des TdS revendiquent la prostitution comme un métier et exigent la déstigmatisation de cette activité (Compte, 2010). En Suisse, la prostitution est une activité légale encadrée par des textes de loi. Dans le canton de Vaud, elle est régie par la Loi 943.05 sur l’exercice de la prostitution du 30 mars 2004. Selon cette loi, les TdS sont des travailleurs et travailleuses avec un statut d’indépendant·e. À Lausanne, le racolage des clients est légal à la rue de Sébeillon et à l’avenue de Sévelin durant la nuit. Le travail du sexe dans les « salons de massage érotique » est aussi réglementé. Ces salons doivent obtenir une autorisation administrative pour l’exercice d’activités érotiques. Les TdS louent en général des chambres dans ces locaux afin d’exercer leur travail. Par contre, le travail du sexe chez soi est interdit par la loi. Tout comportement contraire aux réglementations cantonales et communales en termes de lieux et d’heures d’exercice de la prostitution est susceptible d’être puni d’une amende par l’article 199 du Code pénal suisse.
Malgré les évolutions récentes, les TdS sont encore souvent considérés comme des « objets » qui peuvent se vendre et s’acheter (Farley, 2018). Les choix qu’elles et ils effectuent en termes de prestations offertes ne sont alors pas respectés. Dans cette représentation, le fait de subir des violences de la part des clients, par exemple, est alors un simple «effet collatéral» du métier. Cette situation participe grandement à la stigmatisation et plus encore à la vulnérabilisation des TdS.
Le travail de notre association vise à rappeler que certains comportements sont réprimés par les prescriptions pénales et qu’elles sont applicables à tous les citoyens, peu importe le métier qu’exerce leur victime. L’objectif est de susciter un changement dans les attitudes face au travail du sexe, de passer du paradigme de « l’objet » au paradigme du « choix ». Dans cette représentation, la TdS, travailleuse à part entière, offre des prestations qu’elle définit et qu’elle tarifie. Elle a également le droit de sélectionner ses clients sur des critères qui n’appartiennent qu’à elle.
Etude sur les victimisations
En 2017, une recherche qualitative a été menée par Fleur de Pavé auprès de 14 TdS [2] sur les victimisations vécues lors de l’exercice de leur métier. L’analyse montre que les interviewées choisissent les services qu’elles pratiquent, leurs horaires ainsi que leurs clients. Elles mettent en place des techniques pour assurer leur propre sécurité, par exemple pour éviter les clients qui semblent problématiques ou se trouvent sous l’influence de l’alcool.
Ces principes de base de leur activité ne sont pas toujours, tant s’en faut, respectés par les clients. Plusieurs personnes interviewées ont reporté avoir subi divers comportements violents et diverses agressions. Six personnes ont subi des agressions sexuelles [3] de la part des clients. Quatre personnes ont déclaré avoir subi des violences physiques [4] de la part des clients ou des passants. Huit personnes ont signalé avoir reçu des menaces d’agression physique de passants ou de clients.
Certains comportements violents résultent de l’attente «frustrée» du client qui exige, parce qu’il a payé «la» prestation, d’obtenir des pratiques érotiques non prévues au préalable.
« Un client saoul m’avait payé 50 francs. C’est 15 minutes. Il s’était déjà passé 20 minutes et il ne jouissait pas. Il voulait m’obliger à être là jusqu’à ce qu’il jouisse parce qu’il m’avait payée. Je lui ai dit : ‘Oui, tu m’as payée, mais pour un temps et ce temps est fini’. Il s’est beaucoup énervé. Il a pris le pack avec des lingettes et il me l’a jeté au visage, puis il m’a secouée.» TdS 1 [5]
« Quand il m’a fait mal, je lui ai dit : ‘Non, je veux pas ça, j’aime pas.’ Mais il s’est fâché et a commencé à me gueuler dessus : ‘J’ai payé!’.» TdS 2
Les étapes de la campagne
Afin de prévenir ce type de comportements, de favoriser une image plus réaliste et d’humaniser le travail des TdS auprès de la population générale, une campagne de sensibilisation a été lancée par Fleur de Pavé avec le slogan « On n’achète pas un corps mais une prestation » [6]. Cette campagne s’est inscrite dans le projet Previst (Molnar & Pongelli, 2019) qui vise à prévenir les victimisations dans le travail du sexe suivant une approche de prévention situationnelle des délits (Clarke & Homel, 1997).
Pendant deux semaines, le slogan a été placardé sur des affiches à l’avenue de Sévelin, zone de prostitution de rue de Lausanne. Le but a été d’interpeler le voisinage, les passants, la clientèle des TdS et les personnes TdS elles-mêmes. Comme ce quartier est le carrefour de différentes activités professionnelles, formatives et de loisirs, le flux des passants qui le fréquentent est élevé.
De plus, quatre performances artistiques ont été organisées le 12 octobre 2019 au centre de la ville. Dans cette intervention, une marionnette géante a symbolisé une TdS. Elle était accompagnée par des comédiens qui, portant un sac sur la tête, ont représenté le paradigme de « l’objet ». Pour répondre à la stigmatisation, les comédiens tombaient par terre, essayaient de se débattre ou de fuir. Puis, passant au paradigme du «choix», ils ont commencé à danser en symbolisant la protection et la défense de la TdS. À la fin de la performance, le slogan de la campagne a été déclamé dans plusieurs langues afin qu’il soit compris par le plus grand nombre possible de spectateurs.
Ce type de campagne s’inscrit dans ce qui est appelé la « prévention situationnelle » en criminologie, c’est-à-dire, la réduction des opportunités de commission de délits. Plus précisément, Clarke & Homel (1997) proposent 25 stratégies de prévention situationnelle, dont une concerne l’élimination des « excuses » ou « prétextes » des éventuels délinquants. Ainsi, si un client pense que la TdS vend son propre corps, il se peut qu’il impose des pratiques sexuelles non consenties. S’il considère au contraire que la TdS est une travailleuse à part entière, il se comportera de manière plus prosociale, d’autant s’il est conscient que tout dépassement du cadre légal peut être poursuivi en justice.
Les pistes d’action
Bien qu’il soit difficile d’évaluer l’impact d’une telle campagne, plus d’une centaine de personnes se sont arrêtées sur la place pour suivre les performances et parler avec les collègues de l’association. De même, la presse écrite régionale et une chaîne de radio ont couvert cette manifestation [7]. C’est ainsi un public assez large qui a été sensibilisé par la démarche.
Afin de faire connaître les principes et le cadre légal du travail du sexe aux citoyens, il est nécessaire de pérenniser ce type de campagnes en essayant d’impliquer davantage de TdS. De plus, la reconnaissance sociale du métier du sexe pourrait être défendue par un syndicat ou un collectif de TdS présent dans la sphère publique. Il partagerait la réalité du travail, comme cela est déjà le cas dans des pays comme l’Argentine avec le collectif AMMAR, l’Espagne avec le collectif Hetaira, la France avec STRASS, ou même la Roumanie où le travail du sexe est pourtant fort stigmatisé avec SexWorkCall Romania.
Références citées
- Clarke, R., & Homel, R. (1997). A revised classification of situational crime prevention techniques. In Crime prevention at the crossroads (p. 17‑27). Cincinnati, OH: Lab S.P.
- Comte, J. (2010). Stigmatisation du travail du sexe et identité des travailleurs et travailleuses du sexe. Déviance et Société, 34(3), 425.
- Eleuteri, S., di Santo, S. G., Fava, V., & Colombo, M. (2018). Sexual Rights and Stigma of Sex Workers in Italy: A Snapshot of Reality and Sociodemographic Characteristics Involved in the Recognition and Denial. Présenté à la 18e conférence de la Société Européenne de Criminologie, Sarajevo, Bosnie-Herzégovine.
- Farley, M. (2018). Risks of Prostitution: When the Person Is the Product. Journal of the Association for Consumer Research, 3(1), 97‑108.
- Molnar, L., & Pongelli, S. (2019). PreVist project : Prevention of victimisation in sex work in the canton of Vaud (Switzerland). Reflections from the criminological praxis. International E-Journal of Criminal Sciences, 9(14). En ligne (lien vérifié le 19.12.19)
- Sprankle, E., Bloomquist, K., Butcher, C., Gleason, N., & Schaefer, Z. (2018). The Role of Sex Work Stigma in Victim Blaming and Empathy of Sexual Assault Survivors. Sexuality Research and Social Policy, 15(3), 242‑248.
[1] Previst est un projet de prévention des victimisations liées au travail du sexe, financé par la Police fédérale. Le titre de cet article reprend le slogan de la campagne de Fleur de Pavé organisée par Silvia Pongelli, Sandrine Devillers, Sandra Muri et Lorena Molnar. Depuis plus de 20 ans, l’association lausannoise Fleur de Pavé agit pour minimiser les risques liés à la prostitution dans le canton de Vaud, par une approche de type bas seuil, centrée sur l’écoute, le soutien et l'accompagnement, site internet.
[2] Le rapport sur cette étude est en cours de rédaction.
[3] Étant définies comme l’imposition par la force ou la menace de pratiques sexuelles non consenties par la TdS (par exemple, attacher la TdS au lit, la menacer avec des armes mais aussi enlever le préservatif sans le consentement de la TdS).
[4] Les agressions physiques ont été définies comme de la violence d’une gravité modérée-élevée, dans notre échantillon, les cas de figure étaient des secouements et des coups de poing.
[5] REISO adapte les citations orales pour leur transcription en version écrite.
[6] Remerciements. Un grand merci tout d’abord aux personnes TdS qui fréquentent Fleur de pavé et qui ont inspiré cette campagne et aux collègues de l’association pour leur engagement et leur participation au projet. Cette campagne n’aurait pas vu le jour sans les soutiens financiers de la Police fédérale et la Fondation Émilie Gourd que nous remercions vivement.
[7] 24 heures, Le Courrier et Radio Django.
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Lorena Molnar et Silvia Pongelli: «On n’achète pas un corps mais une prestation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 janvier 2020, https://www.reiso.org/document/5512