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De la musique en live pour mieux vivre le travail

Lundi 11.10.2021
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Et si les entreprises luttaient contre l’épuisement de leurs employé·e·s à l’aide de concerts ? Quels seraient les impacts de ces moments musicaux collectifs ? C’est ce qu’a exploré le projet musicdrops@work dans trois entreprises.

Par Sarah Gay-Balmaz, assistante de recherche, Angelika Güsewell, directrice de la recherche, et Catherine Imseng, collaboratrice de recherche, HEMU – Haute École de Musique, Lausanne.

Alors que l’absentéisme, le stress et les arrêts de travail liés à un burnout engendrent des coûts élevés, les initiatives favorisant la Qualité de vie au travail (QVT) sont devenues un enjeu important pour les entreprises. Quant au monde de la musique classique, il fait face à de nombreux défis comme le non-renouvellement de son public ou, plus récemment, l’annulation des concerts en raison de la crise sanitaire. Les professionnel·le·s, précarisé·e·s, s’adaptent et développent de nouvelles modalités de transmission, de partage et de médiation de leur art.

Dans ce contexte où musicien·ne·s comme entreprises doivent réinventer leurs pratiques, la recherche musicdrops@work [1] a agi directement sur les réalités de trois firmes : de courts concerts de musique classique y ont été proposés. Ce faisant, la démarche a décloisonné ces deux mondes. En interrogeant l’impact et le vécu de ces brèves interventions musicales, elle a testé de manière originale si, et comment, la pratique artistique peut être active sur le quotidien des équipes en entreprise.

Terrains et publics spécifiques

Concrètement, des étudiant·e·s de la Haute école de musique Vaud Valais Fribourg (HEMU) ont joué un répertoire varié de musique classique en live, dans les locaux de trois entreprises sises à Lausanne. Ces sociétés partenaires représentaient des corps de métiers disparates, et donc des publics variés.

Figure 1 Entreprises Gay Balmaz

Pour ces firmes, la participation au projet impliquait de libérer leur personnel durant dix minutes hebdomadaires, en dehors des pauses usuelles, sur une période de trois mois. En amont de l’expérience, les employé·e·s volontaires ont répondu à des questionnaires standardisés concernant la place de la musique dans leur vie, leur engagement et leur bien-être au travail. En plus, ces documents ont fourni des indications sociodémographiques.

Les collaborateurs et collaboratrices ont été invité·e·s à donner de courts retours après chaque concert via une application. Ensuite, ils et elles ont pu participer à des entretiens de groupe, afin de récolter leur vécu subjectif de l’expérience.

Vécus différents selon les publics

Fig.2 styles musique 500Les séries de concerts se sont adressées à trois publics dont les relations à la musique étaient spécifiques. Trois nuages de mots (Fig. 5) montrent ces différences entre les équipes, par rapport à la musique écoutée habituellement. La diversité de styles appréciés était ainsi plus restreinte chez les ouvrier·e·s de l’atelier du concessionnaire automobile que chez les collaborateur·ice·s des entreprises B et C. Le goût pour la musique classique, placée au cœur des interventions musicales proposées, s’y est également distinguée. Elle n’y apparaît pas chez l’équipe de l’entreprise A, un peu dans la société C et de manière importante dans l’entreprise B.

Malgré ces différences et spécificités en termes d’affinités musicales, les retours reçus ont permis de constater que l’appréciation des pièces interprétées lors des interventions a été globalement élevée dans les trois sociétés. La plus ou moins grande familiarité des individus avec la musique classique ne semble donc pas avoir joué de rôle par rapport à cette dimension du vécu subjectif. En revanche, plus le niveau de formation est élevé, plus les employé·e·s témoignent de réactions corporelles, du sentiment d’avoir oublié la réalité ou encore d’avoir eu envie de partager. De même, le fait d’avoir pratiqué un instrument durant l’enfance et/ou l’adolescence – et donc d’y avoir été préalablement socialisé·e – va de pair avec des manifestations physiques et surtout, une plus grande appréciation de la musique.

Écouter ensemble, (se) ressource(r) au travail

Si les habitudes et pratiques individuelles préexistantes envers la musique classique étaient variées, il ressort des entretiens de groupe [2] que le personnel a assimilé les concerts à un moment de « détente ». Pour les collaborateurs et collaboratrices, ce temps a contribué à prendre de la distance par rapport aux tâches en cours et à l’environnement immédiat. Les interventions musicales ont donc favorisé une forme de reprise de soi, telle que définie par Hatzfeld (2002). Elles ont créé une opportunité de « réaccéder à une forme d’autonomie dans le cadre contraint du travail », notamment via l’imagination.

Ainsi, le concept d’affordance musicale (Tia De Nora, 2003) selon lequel l’auditeur s’approprie la musique en fonction de ses besoins du moment lors d’une écoute individuelle, semble s’appliquer également dans le cadre d’une séance collective interrompant l’activité professionnelle. Les mini-concerts constituent une proposition ou ressource que les employé·e·s peuvent mobiliser afin de réguler leurs affects et d’agir sur leur mieux-être.

Au niveau social ou collectif, la notion de « partage » a souvent été évoquée lors des entretiens de groupes. Les collaboratrices et collaborateurs soulignent que l’écoute collective offre une expérience commune hors des tâches professionnelles, ce qui occasionne de nouveaux échanges et permet d’évoquer des expériences personnelles ou des ressentis avec les collègues. Il s’avère que ces discussions ont lieu principalement entre celles et ceux qui se connaissent déjà et que les interventions musicales contribuent donc avant tout à nourrir et renforcer des relations préexistantes.

Ce constat correspond à ce qui figure dans la littérature, à savoir que l’impact d’une écoute collective dépend de la qualité des relations préexistantes entre auditeur·ice·s (Hargreaves & North, 1999 ; Groarke & Hogan, 2015). En résumé, tant la littérature que ces résultats indiquent que l’écoute en groupe favorise des dynamiques positives intra-équipes et peut contribuer au bien-être de la collectivité.

L’importance d’un espace déconnecté

Si les interventions musicales semblent avoir engendré des effets similaires tant au niveau individuel que collectif dans les trois entreprises, il est important de noter que l’appréhension de la musique n’est jamais qu’esthétique ou fonctionnelle. L’impact d’écoutes en équipe, à la fois au niveau individuel et social, reste intimement lié au contexte socioculturel dans lequel elles ont lieu. Ainsi, des conditions et facteurs favorisant l’intégration des pauses musicales dans le quotidien des entreprises ont été relevées.

En effet, les employé·e·s des trois sociétés se sont adapté·e·s et ont accommodé leur emploi pour assister aux concerts. Ces ajustements semblent avoir été plus faciles pour celles et ceux qui disposent d’un peu d’autonomie dans leur organisation professionnelle et qui effectuent des tâches administratives, commerciales, créatives, ou informatiques. Celles et ceux qui sont astreint·e·s à des activités techniques et manuelles et qui ont une gestion du temps moins souple ont ressenti un certain stress lié au fait de devoir interrompre leur travail.

Finalement, il apparaît qu’assister aux concerts dans un espace déconnecté des postes de travail usuels encourage l’adoption des interventions musicales. Cela a été le cas pour les menuisier·e·s et les ingénieur·e, dont respectivement le showroom et l’espace de pause ont été reconvertis pour accueillir le piano et les interludes. Ces pauses permettent un effet de coupure et de reprise de soi.

Fig. 3 espaces concert 500

Décloisonnement de la médiation

En résumé, les résultats indiquent que l’écoute collective de concerts en live peut favoriser la qualité de vie au travail en favorisant le bien-être subjectif et social du personnel. Ces enjeux s’avèrent prégnants en termes de gestion des ressources humaines. Par ailleurs, le projet musicdrops@work a donné l’opportunité aux étudiant·e·s de l’HEMU de sortir du cadre habituel de la salle de concert et de tester un format de rencontre et de partage avec un public inhabituel. Cette expérience s’est révélée particulièrement importante et marquante en temps de crise sanitaire. Le pari que le contact entre les mondes de la culture et de l’entreprise pourrait encourager, pour l’un comme pour l’autre, une réinvention de leurs pratiques a été tenu.

Si musicdrops@work a soutenu l’accès à la culture en entreprise pour toutes et tous, il a aussi été noté que la décision d’accueillir ce projet est venue « d’en haut », soit des trois directions. Les équipes n’ont pas été impliquées dans la mise en œuvre du dispositif et n’ont donc pas pu se prononcer sur le choix de l’endroit d’installation du piano et de la « scène », celui de l’horaire ou du répertoire.

En conclusion, il peut être relevé qu’adopter une démarche plus participative et horizontale serait une piste de recherche intéressante. Celle-ci contribuerait à interroger et faire évoluer le décloisonnement de l’art ainsi que la médiation des pratiques culturelles. Un enjeu majeur pour la future génération de musicien·ne·s classiques. Et un enjeu de société et de bien vivre ensemble...

Bibliographie

  • Bachir-Loopuyt, T. (2015). Être ensemble, écouter, évaluer les musiques du monde en festival. Culture & Musées, 25, 115-137.
  • DeNora, T. (2001). Aesthetic agency and musical practice: New directions in the sociology of music and emotion. In P. N. Juslin & J. S. Sloboda (Eds.), Music and Emotion (161–180). Oxford: Oxford University Press.
  • Groarke, J., & Hogan, M. (2015). Enhancing wellbeing: An emerging model of the adaptive functions of music listening. Psychology of Music, 44 (4), 769-791.
  • Hargreaves, D. J., & North, A. C. (1999). The functions of music in everyday life: Redefining the social in music psychology. Psychology of Music, 27(1), 71–83.
  • Hatzfeld, N. (2002). La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux. Terrains, 39, 33-48.

[1] Cette recherche a été menée par la Haute école de musique, en partenariat avec trois entreprises et financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

[2] Les entretiens de groupe ont été menés chez les trois partenaires.

Cet article appartient au dossier Chaudron de culture

Comment citer cet article ?

Sarah Gay-Balmaz Angelika Güsewell et Catherine Imseng, «De la musique en live pour mieux vivre le travail», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 octobre 2021, https://www.reiso.org/document/8056